Rachid BOUCHAREB est le cinéaste qui à travers des films comme "Indigènes" (2006) et "Hors-la-loi" (2010) a mis en lumière la part d'ombre de l'histoire contemporaine de la France au travers d'une mémoire immigrée largement occultée dans le récit national. Non sans bousculer les consciences, voire créer parfois la polémique. "Nos frangins" n'y échappe pas. Les frères de Abdel Benyahia, tué par un policier la même nuit que Malik Oussekine en marge des manifestations contre la loi Devaquet n'ont pas apprécié la manière dont le cinéaste a dépeint leur père (Samir GUESMI) en garagiste immigré muet et résigné. Cette maladresse est effectivement regrettable mais Rachid Bouchareb a le mérite de sortir de l'oubli cette affaire étouffée à l'époque par les autorités, soucieuses de couvrir la police éclaboussée par la mort de Malik Oussekine. Comme le dit très bien l'employé africain de la morgue chargé des deux corps "toi tu as un nom, toi tu n'en a pas". Se situant dans les quelques jours qui ont suivi les faits, le cinéaste mêle habilement images d'archives et reconstitution de fiction pour retracer une époque de contestation explosive de la jeunesse contre un pouvoir remettant en cause l'accès pour tous les bacheliers à l'université et jouant la surenchère sécuritaire dans un contexte de racisme endémique vis à vis des enfants d'immigrés*. Le parallèle avec les violences policières contre les Gilets Jaunes est souligné mais pas les attaques actuelles (trop récentes) contre l'éducation des plus fragiles (à travers le projet de réforme des lycées professionnels par exemple). A travers les portraits des membres des familles des deux victimes et en contrepoint, l'enquête d'un inspecteur (Raphaël PERSONNAZ) prié de la boucler par ses supérieurs manipulateurs, Rachid Bouchareb dénonce le racisme des institutions françaises (police, justice), l'omerta au nom de la raison d'Etat (visible jusque dans la plaque commémorative de Malik Oussekine ne mentionnant pas les responsables de sa mort et encore moins leur fonction) et les limites de l'intégration. Ainsi le grand frère de Malik (joué de façon remarquable par Reda KATEB) qui s'est embourgeoisé tout comme la soeur (jouée par Lyna KHOUDRI) découvre que Malik était sur le point de se convertir au catholicisme et d'embrasser la vocation de prêtre ce qui le trouble profondément. Certes, le film de Rachid Bouchareb manque de profondeur et d'émotion mais sa piqûre de rappel est salutaire.
* C'est l'époque de la cohabitation Mitterrand/Chirac et son ministre de l'intérieur ultradroitier Charles Pasqua, celle de la montée en puissance du Front National mais aussi des actions militantes de SOS Racisme créée en 1985, deux ans après "la marche des beurs" qui a médiatisé en France les crimes racistes dont les maghrébins immigrés et leurs enfants étaient régulièrement victimes en France dans les années 70 et 80 ("Dupont Lajoie" (1974) de Yves BOISSET, autre réalisateur engagé en est le parfait exemple).
Plus j'avance dans la découverte du cinéma de Quentin DUPIEUX et plus sa cohérence me frappe. Et ce d'autant plus que je vois ses films dans le désordre. "Fumer fait tousser" (2021) et "Au Poste !" qui se succèdent dans mon visionnage ont ainsi beaucoup en commun. A commencer par l'aspect rétro-futuriste. Les deux films lorgnent du côté des années 80 avec pour "Au Poste !" des références évidentes aux polars de l'époque et en particulier à "Garde à vue" (1981) renommé "Garde à l'oeil". Un organe pris au sens propre qui aurait presque tendance à s'autonomiser du reste du corps comme la bouche (un clin d'oeil à Salvador DALÍ?) de "Fumer fait tousser", sans parler de la fumée de tabac qui s'échappe d'orifices qui eux par contre ne sont pas naturels. Et si j'ai pensé dans ce dernier cas au nonsense des Monty Python, le parallèle avec les derniers films de Luis BUÑUEL m'a sauté aux yeux dans "Au Poste !" ^^. Que ce soit des citations littérales comme le lever de rideau de "Le Charme discret de la bourgeoisie" (1972), mise en abime dont on trouve l'équivalent cinématographique dans "Le Daim" (2019), des souvenirs retravaillés par l'onirisme dans lesquels les repères temporels se brouillent ou les jeux sur le langage (là encore comme dans "Le Daim" (2019), autre perle surréaliste du réalisateur). Mais le point commun le plus important entre tous ces films, c'est leur abîme de désespérance. C'est sans doute une des raisons pour laquelle j'y suis si sensible. L'humour, c'est "la politesse du désespoir" que l'on retrouve aussi bien dans l'arrière-plan grisâtre de la vie de Georges que dans l'ambiance pré (ou post, puisque les repères temporels y sont également brouillés) apocalyptique de "Fumer fait tousser" ou dans le quotidien blafard de Fugain (Grégoire LUDIG) qui se retrouve dans une situation aussi absurde et sans issue que celle de monsieur K. dans "Le Procès" (1962). Est-il simplement coupable d'exister? En tout cas il fait la paire avec le commissaire Buron (Benoît POELVOORDE) dont la vie est tout aussi vide et par conséquent dont l'identité se résume à un rôle (comme celle de Georges tient à son costume). "C'est pour ça" qu'ils étaient fait pour s'entendre.
"Le Client" est un bon film mais inférieur à "Une séparation" (2010). C'est le revers de la médaille de la consécration internationale. Le fait de concourir à Cannes, à Berlin ou à Venise et d'y remporter des prix entraîne des répercussions sur les films de leurs auteurs qui ont tendance à se standardiser selon des canons occidentaux. Certes, "Le Client" évoque une agression sous la douche à côté de laquelle celle de "Psychose" (1960) qui était pourtant censurée par le code Hays paraît ultra osée. C'est bien simple, dans le film de Asghar FARHADI, tout se passe en hors-champ et la nature de l'agression ne sera jamais explicitement dévoilée. Mais le fait de passer par une mise en abyme théâtrale (celle d'une pièce de Arthur Miller "Mort d'un commis voyageur") pour expliciter par le décalage absurde entre les répliques ("je suis sans vêtements") et l'actrice enveloppée des pieds à la tête qu'il est inconcevable qu'une femme iranienne se déshabille devant un public est en revanche un procédé usé jusqu'à la corde ("Drive My Car" (2021) tout récemment en faisait de même avec Tchékhov). De même, si l'on peut comprendre pourquoi la jeune femme ne veut pas porter plainte (déjà que la France n'est pas un modèle en la matière alors l'Iran où l'on tue des femmes pour des cheveux qui dépassent du foulard, n'en parlons pas), la manière dont son mari en fait une affaire de vengeance personnelle ressemble à des dizaines d'histoires semblables où on ne porte pas plainte et où l'on enquête soi-même avec une déconcertante facilité par rapport à la vie réelle. L'aspect le plus intéressant du film finalement est ce que l'agression révèle des dissensions au sein du couple (perceptibles dès les premières images avec les murs lézardés de leur chambre). Le vernis moderne se craquèle pour laisser place aux réactions violentes du mari mortifié dans son amour-propre et qui ne supporte pas que sa femme puisse être de quelque façon que ce soit amalgamée à une putain. L'image et l'honneur sont bien plus importants à ses yeux que le bien-être de sa femme ou l'état de santé de l'homme qu'il finit par coincer. Dommage que Asghar FARHADI ait eu la main très lourde sur la fin qui est trop longue et trop démonstrative.
Aucun des films tournés par Fred ASTAIRE et Ginger ROGERS pour la RKO n'est véritablement bon en soi, pas même leur plus célèbre, "Top Hat" (1935). La différence entre eux provient surtout de la qualité et de la quantité de leurs numéros dansés et/ou chantés. Ces deux virtuoses parfaitement assortis aussi inventifs que perfectionnistes n'auraient pas pu nous proposer des numéros d'anthologie sans des compositeurs de premier choix (dans "En suivant la flotte", le successeur de "Top Hat" c'est Irving BERLIN qui les a créés) et sans les chorégraphies de Hermes PAN. Quant à Mark SANDRICH qui a réalisé cinq de leurs films (dont "Top Hat" et "En suivant la flotte"), on peut lui reconnaître d'avoir su les mettre en valeur. Le reste est oubliable et aurait été oublié depuis longtemps sans leur présence. C'est d'ailleurs en partie ce qui explique le fait que "En suivant la flotte" soit considéré comme moins réussi que leurs films les plus célèbres. Le duo n'était pas prévu et s'est inséré dans une intrigue dont les héros étaient à l'origine Randolph SCOTT (qui devient le meilleur ami de Astaire) et Harriet HILLIARD (qui devient la soeur de Rogers). De ce fait, leur présence est écourtée, de même que leurs prestations. Du moins ensemble. Car Ginger ROGERS a droit en revanche à 19 minutes de numéros chantés ou dansés, le record de sa filmographie dont un solo de claquettes en short qui met en valeur son jeu de jambes. Cela va de pair avec une histoire où les sexes sont séparés (par la Navy notamment) et où chacun mène sa barque de son côté. Par conséquent l'intérêt pour le film, qui semble bien longuet, s'en ressent en dépit d'un beau numéro final ("Let's Face the Music and Dance") qui est aussi une performance insoupçonnable (la robe de Rogers pesait plus de 12 kilos et dans la prise finalement retenue, elle gifle involontairement Astaire avec sa manche).
Oh non! Avais je pensé, consternée en voyant la bande-annonce. Ils n'avaient pas osé. Et bien si. Et sans la manière en plus, ne cherchant même pas à cacher le cynisme de l'entreprise d'exhumation d'une saga vieille de presque 20 ans. Ce n'était ni fait, ni à faire. Voilà ce que j'ai pensé en me décidant finalement à regarder cette consternante... quoi au juste? Suite? Reboot? Remake? Peu importe au fond. S'il y a quelque chose à retenir de ce film, c'est que les studios hollywoodiens pressent tellement leurs franchises comme des citrons qu'ils en arrivent à des summums d'absurdité. C'est d'ailleurs un cauchemar pour les auteurs de ces univers qui se retrouvent enfermés pour le reste de leur vie avec ces personnages à succès dont ils ne peuvent plus se débarrasser. C'est d'ailleurs je pense ce qu'a voulu maladroitement exprimer Lana WACHOWSKI (sa soeur ayant préféré jeter l'éponge) sous couvert de donner une vision méta au film. Ce qui créé une sensation de malaise, la réalisatrice ne cherchant nullement à cacher son mépris vis à vis de la Warner et de la soupe qu'elle se sent obligé de concocter pour eux et "les spectateurs-moutons" qui veulent toujours qu'on leur serve les mêmes recettes. De fait "Matrix: Résurrection" sent fort le cadavre réanimé à la manière des Inferi de Harry Potter (autre franchise Warner), notamment avec un Keanu REEVES qui semble se demander ce qu'il fait là. On se demande d'ailleurs ce que son personnage a fichu depuis 18 ans ainsi que celui de Carrie-Anne MOSS qui n'est guère mieux en point (et je ne parle même pas du passage-éclair de Lambert WILSON qui s'avère totalement ridicule). Mais eux aussi, ont-ils le choix? Le scénario de "Matrix Revolutions" (2003) les faisait mourir, la nouvelle les ressuscite. Si les acteurs refusent de revenir, on les remplace par d'autres et peu importe que ce ne soient que de pâles copies de Laurence FISHBURNE et de Hugo WEAVING. Ou bien, autre possibilité, on les recréé à l'aide d'effets spéciaux comme dans "Rogue One: A Star Wars Story" (2016). D'ailleurs, la dernière mouture de Matrix s'inspire du VIIe épisode avec une jeune génération de fans de Neo qui cherchent à lui prouver qu'il a changé le monde. Sauf que ces nouveaux personnages sont inconsistants tout comme le nouveau grand méchant, ennuyeux à mourir. L'histoire reprend en fait la trame du premier volet quasiment à l'identique sous une couche de complexification nébuleuse (l'échec à créer une intrigue qui se tient explique les abondantes images d'archives histoire de ne pas totalement perdre le spectateur) et les rares aspects qui auraient pu apporter une plus-value ne sont pas creusés (comme la nouvelle relation de coopération entre humains et certaines machines qui prennent des formes animales). Cette profonde médiocrité se ressent jusque dans les scènes d'action, brouillonnes et paresseuses sans plus rien de ce qui faisait la patte caractéristique de cet univers (car il n'y a pas qu'une partie du casting et l'une des réalisatrices qui a déclaré forfait, c'est le cas aussi du chorégraphe Woo-Ping YUEN, du chef-opérateur Bill POPE, du compositeur Don DAVIS ou du superviseur des effets spéciaux John Gaeta, bref les rats ont quitté le navire avant qu'il ne coule). Lana WACHOWSKI et Lilly WACHOWSKI avaient à l'origine des ambitions mais leur pacte avec le diable a finit par avoir leur peau (créatrice). Ceci étant, l'acte suicidaire de Lana WACHOWSKI a eu au moins une vertu: les spectateurs ont boudé un film qui les méprisait ouvertement ce qui semble être la seule manière aujourd'hui d'arrêter le massacre de l'art populaire (comme d'ailleurs pour les animaux fantastiques, autre saga à rallonge de la Warner mal fichue qui a contribué à ternir l'aura de J.W Rowling).
"Une Séparation" est le cinquième film de Asghar FARHADI et celui qui lui a valu la consécration internationale avec notamment l'Ours d'or à Berlin, le César, l'Oscar et le Golden Globe du meilleur film étranger. De plus, grâce à son succès en salles, il a permis à beaucoup de gens de découvrir le cinéma iranien et sa société conflictuelle ("séparation" entre les sexes, les générations, les classes sociales, les valeurs, la religion) dans laquelle comme chez Jean RENOIR, chacun a ses raisons. Autrement dit, même si "Une Séparation" est en grande partie un film de procédure judiciaire, ce n'est pas un film qui juge ses protagonistes. Bien au contraire, il expose toute la complexité de leur situation derrière leurs actes sans que pour autant leurs conséquences désastreuses ne soient évacuées. Ainsi dès la première scène, on voit un couple issu d'une classe sociale plutôt aisée, Nader (Payman MAADI) et Simin (Leila HATAMI) se déchirer autour d'une procédure de divorce. Simin veut profiter du visa d'immigration qu'elle a obtenu pour partir à l'étranger et donner à leur fille Termeh (Sarina FARHADI) un meilleur avenir. Mais Nader refuse de la suivre parce qu'il ne veut pas abandonner son vieux père atteint de la maladie d'Alzheimer et dont il a la charge. N'obtenant pas satisfaction, Simin part vivre chez ses parents, espérant sans doute ainsi faire changer d'avis son mari et prend de l'argent pour payer un supplément aux déménageurs sans le lui dire. Cette méthode qui repose sur le non-dit et le rapport de forces provoque une série de catastrophes en chaîne en mêlant aux problèmes de Nader et Simin ceux d'un autre couple, beaucoup plus pauvre, Razieh (Sareh BAYAT) et Hodjat (Shahab HOSSEINI) où là encore règne les problèmes de communication. Voyant son mari (qui est du genre à perdre facilement son sang-froid) noyé jusqu'au cou dans les problèmes d'argent, Razieh décide sans le lui dire d'aller s'employer chez Nader qui a besoin d'une aide à domicile pour son père après le départ de sa femme. Mais Razieh qui, habitant loin et n'ayant pas de voiture met beaucoup de temps à se déplacer est vite dépassée par l'ampleur de la tâche entre sa gamine Somayeh qui est dans ses pattes et fait des bêtises, sa grossesse (qu'elle a également caché pour se faire embaucher) qui la fatigue et le père de Nader dont elle n'arrive pas à correctement s'occuper, autant pour les raisons citées plus haut qu'en raison de ses croyances religieuses. Lorsque les deux couples en viennent à porter plainte l'un contre l'autre, on réalise le tissu de mensonges qui s'est dressé entre ces êtres, empêchant toute résolution à l'amiable. Derrière les conflits interpersonnels, c'est aussi un cruel portrait de l'Iran que dresse Asghar FARHADI: la sujétion de la femme, le poids de la religion, l'absence ou l'insuffisance d'éducation et de perspectives, l'abandon des plus fragiles. Le tout sous le regard des plus jeunes, Termeh et Somayeh qui apparaissent comme les principales victimes des adultes et de la société.
Bien que "Fumer fait tousser" aurait eu besoin d'avoir un rythme plus soutenu pour libérer toute sa puissance de frappe, le film, à l'image de "Le Daim" (2019) m'a renvoyé à toute une série de références. Le fait d'appartenir à la même génération, celle des "enfants de la TV" des années 80 aide certainement à mieux l'apprécier. En effet j'ai grandi avec les Sentai ("Bioman") (1984) et autres metal heroes japonais ("X-Or") (1982). Je me suis bidonnée devant l'excellente parodie des Inconnus même si elle était mâtinée de la xénophobie antijaponaise propre à l'époque ("toi tu t'appelles Nathalie avec tes yeux bridés et ta face de citron? Tais-toi c'est pour l'exportation en France"). Et je n'ai raté aucun des épisodes de la version amateur franchouillarde des sentai "Les France five" (très appréciée d'ailleurs au Japon), beaucoup plus fun que la déclinaison américaine, pro mais très premier degré alias les "Power Rangers" (2015). Néanmoins le film de Quentin DUPIEUX s'abreuve à d'autres sources. La bande reçoit ses missions à la manière de les "Drôles de dames" (1976) d'un personnage qui ressemble à une version dégoûtante de "Alf" (1986) (qui a la voix de Alain CHABAT donc l'esprit des Nuls) et se déplace à bord d'un véhicule qui n'est pas sans rappeler "Scoubidou" (1969) (sans le flower power mais avec la crétinerie des personnages joués par Gilles LELLOUCHE et Anaïs DEMOUSTIER qui m'ont fait penser à Fred et Daphné). Mais en voyant le film, je me suis dit qu'il était bien dommage que Quentin Dupieux n'ait pas pu collaborer avec Roland TOPOR tant "Fumer fait tousser" m'a rappelé l'esprit absurde, surréaliste, critique et mélancolique de "Téléchat". Ou encore celui des Monty Python (Anthony SONIGO qui se fait broyer par Blanche GARDIN sans moufter c'est un peu Graham CHAPMAN commentant d'un air détaché sa jambe arrachée dans "Monty Python : Le Sens de la vie") (1982). Car "Fumer fait tousser" n'est pas si absurde qu'il en a l'air (comme tous les Dupieux). Il s'agit en réalité d'un film catastrophe mais qui prend le contrepied du blockbuster spectaculaire façon "Le Jour d après" (2004). Le méchant, Lézardin (Benoît POELVOORDE) veut anéantir la "petite planète malade" qu'est devenue la Terre mais en fait elle s'empoisonne très bien toute seule. Chaque membre de la "Tabac force" libère la substance toxique qui lui donne son nom. Le lac autour duquel ils font leur retraite est tellement pollué qu'on y pêche un barracuda qui parle (comment ne pas penser à "The Host" (2006) de BONG Joon-ho?) Les histoires que chacun raconte au coin du feu pour faire peur aux autres évoquent la dissolution prochaine du corps humain dans un monde privé de sens. Et la fin est sans ambiguïté: nulle technologie ne viendra nous sauver. "Le changement de l'époque en cours" s'avère être un vieux disque rayé. Sous le rire perce une angoisse proprement métaphysique.
Orson WELLES dans toute sa splendeur. C'est en revoyant son deuxième film, tourné un an après "Citizen Kane" (1940) que je mesure le gouffre qui sépare le film génial (rare) du bon film (qui lui est au contraire pléthorique). Il y a d'innombrables films que l'on peut juger bons mais qui n'en sont pas moins ennuyeux ou bien comportent des passages à vide ou bien qui s'oublient très vite. La mise en scène de "La Splendeur des Amberson" est si puissante qu'elle vous capture et ne vous lâche plus d'autant qu'elle est au service d'un scénario dense et de personnages intenses. Le mode de narration introductif avec l'usage de la voix-off (par Orson Welles en personne qui venait de la radio) agrémenté de gros plans fixes d'habitants faisant des commentaires sur les us et coutumes de la plus riche famille de la ville nous introduit dans leur monde avec dynamisme et fluidité en rendant les enjeux de l'histoire limpides. Par la suite, lorsque le film se mue en tragédie familiale dont le manoir est le principal témoin on est happé par l'entrelac des passions qui animent les personnages, la manière dont ils sont disposés dans l'espace, éclairés et filmés en plans-séquence majestueux. La tyrannie de George (Tim HOLT), la soumission de sa mère Isabel (Dolores COSTELLO), la frustration de la soeur d'Isabel, Fanny (Agnes MOOREHEAD), la résignation mélancolique de Eugene (Joseph COTTEN), le détachement apparent de sa fille Lucy (Anne BAXTER), tout cela ressort admirablement. Si bien qu'on en oublie que dans cette histoire qui rappelle la leçon de Paul Valery apprise au sortir de la première guerre mondiale "Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles" il y a des gagnants et des perdants. Les gagnants, ce sont les Morgan, Eugene et sa fille Lucy qui représentent l'avenir avec le triomphe de la deuxième révolution industrielle. Les perdants, ce sont les Amberson minés de l'intérieur par leurs mentalités rétrogrades et leur incapacité à s'adapter à un nouveau monde à qui ils préfèrent tourner le dos faute de pouvoir le contrôler. Mais ce clivage est au final dépassé par un sentiment général de gâchis, avec d'un côté George, enfant tyrannique qui va droit dans le mur et de l'autre des adultes trop faibles pour l'arrêter. En dépit de sa mutilation par les studios (sensible dans certaines ellipses et surtout à la fin dont dont sent qu'elle a été affadie par rapport à ce qu'avait tourné Welles), le film marque le spectateur de son empreinte indélébile.
"Pédale douce" est une comédie inégale mais beaucoup plus habile que ne le laissent penser ses oripeaux criards des années 90 (tubes à foison, vision tape à l'œil des homosexuels comme s'il s'agissait d'une faune à part, ressorts comiques boulevardiers etc.) Les bonnes comédies disent toujours quelque chose de leur époque. Le choc culturel frontal entre le monde bourgeois pétri de valeurs conservatrices d'Alexandre Agut (Richard BERRY) et celui du monde de la nuit débridé représenté par le restau-club d'Eva (Fanny ARDANT) ne sont que les deux faces d'une même pièce schizophrénique. Eva vient du même milieu mais donne l'impression d'avoir mis les doigts dans la prise. Ce qui est presque le cas: Alexandre lui offre un bouquet d'ampoules électriques après l'avoir vu en voler une chez lui. Mais par-delà sa crinière ébouriffée, c'est surtout par elle que le scandale arrive puisqu'avec son look de tigresse et son franc-parler, elle révèle les faux-semblants du couple Agut, et plus largement, les turpitudes qui se cachent derrière les convenances bourgeoises. Tous les personnages qui gravitent autour d'elle ont un double fond, à l'image du salon privé de son restaurant qui représente "la face cachée de la lune". Ainsi, lorsque Alexandre décrit l'image qu'il avait de son employé André Lemoine (Jacques GAMBLIN) avant qu'il ne le découvre en plein strip-tease libérateur dans le salon privé d'Eva (un fameux plan-séquence sur le tube de Dalida "Salma ya Salama"), on a l'impression qu'il se décrit lui-même: trop sérieux, voire ennuyeux. Adrien, le collègue d'André Lemoine et ami fusionnel d'Eva (Patrick TIMSIT) est le plus clivé de tous. Obsédé par les apparences, c'est lui qui a l'idée de présenter Eva comme sa femme chez les Agut, introduisant sans le savoir le loup dans la bergerie. On rit beaucoup de ses efforts pour ne pas vieillir et ne pas paraître gay mais dans le fond, c'est un personnage qui illustre assez bien les difficultés de nombre d'homosexuels de l'époque qui pour faire carrière devaient cacher leur homosexualité et ne pouvaient pas se mettre en couple ou fonder une famille (ou alors comme dans le film, d'une manière bancale et en faisant souffrir tout le monde). Sans parler de l'ombre du sida qui s'invite au beau milieu de la fête dans l'appartement des Agut transformé en boîte de nuit sous l'impulsion de Marie (Michèle LAROQUE) qui ne sait plus quoi inventer pour que son mari la regarde à nouveau. Tout le film repose ainsi sur des quiproquos et des malentendus entre des personnages déboussolés qui cachent leur mal-être sous l'extravagance ou sous les convenances. La pirouette finale qui fait penser à "Les Valseuses" (1974) est plutôt bien trouvée dans le sens où le film de Bertrand BLIER s'attaquait lui aussi aux conservatismes sociétaux même s'il s'atteint pas le même degré de méchanceté subversive. Le film de Gabriel AGHION en dépit de ses répliques acides signées Pierre PALMADE est plus bon enfant que véritablement dérangeant.
Bien que "Serpico" soit un cran en dessous du chef-d'oeuvre qu'est "Un après-midi de chien" (1975) en ce qui concerne la tension dramatique il a en commun avec lui une histoire tirée de faits réels, un regard critique sur la société américaine, un style documentaire percutant et une figure centrale d'inadapté social porté par un Al PACINO intense. Dire que Serpico est un flic intègre qui part en croisade, tel un Don Quichotte des temps modernes contre la corruption qui gangrène à tous les étages l'institution pour laquelle il travaille est un résumé superficiel du film. Le réduire à cet aspect, c'est en effet passer à côté du personnage. Ce que Sidney LUMET filme avant tout, c'est le parcours d'un homme qui ne s'intègre pas au nom de son intégrité et qui donc de ce fait est profondément seul. Dans le film, il n'existe véritablement qu'un personnage qui est proche de lui, celui du commissaire: il symbolise le juif errant qui reconnaît en Serpico une figure christique et le pousse à assumer jusqu'au bout les conséquences de sa quête de justice et de vérité: "si nous obtenons des inculpations, il faudra que vous soyez témoin" (sous-entendu, quitte à en payer le prix). Les autres attendent de lui qu'ils se fondent dans un rôle: celui du flic ripoux qui présente bien afin de ne pas ternir l'image de la police, celui de l'époux et du père pour ses petites amies successives qui ne semblent pas imaginer pouvoir vivre par elles-mêmes. Or Serpico fait exactement l'inverse car il est incapable d'être autre chose que lui-même. Par conséquent il n'entre pas dans les cases. Son look hippie de plus en plus affirmé au fur et à mesure que les années passent (très semblable à celui de John LENNON) et son style de vie bohème détonent dans le milieu. Une des meilleures scènes du film le montre dans sa prime jeunesse participant à une soirée étudiante avec sa petite amie Leslie dont un des amis lui dit qu'elle n'est excitée que par les intellectuels et les génies. Pas étonnant qu'il ait bien du mal à croire que Serpico soit flic. A l'inverse, les ragots sur son homosexualité supposée circulent chez ses collègues de travail autant par son refus d'utiliser la violence sur les détenus que par sa culture qu'il ne cherche pas à dissimuler, y compris lorsqu'elle a des connotations efféminées. Une fois de plus, on constate que l'image est le cadet de ses soucis et que son parcours dans la police est une succession de faux pas qui l'amènent à s'aliéner à peu près tout le monde. D'autant qu'en découvrant qu'il ne peut obtenir aucun secours d'une hiérarchie qui couvre les agissements véreux de ses employés, il les balance à la justice et aux médias devenant ainsi un traître. Le film de Sidney LUMET par-delà le contexte de sa réalisation en pleine contre-culture contestataire a ainsi toujours un caractère actuel, Serpico étant un lanceur d'alerte d'avant l'ère numérique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.