Dans "Le Château des singes" (1999), Kom, un jeune singe appartenant à la tribu des Woonkos, peuple de singes "primitifs" vivant dans la canopée découvrait sur le plancher des vaches la civilisation des Laankos, peuple singe de la Renaissance prétendument civilisé mais rongé par les complots. "Le Voyage du prince", dernier-né de Jean-François LAGUIONIE offre un prolongement à la fable philosophique du film de 1999 en reprenant en prélude la scène tragique de la traversée de la mer gelée effectuée par l'armée du prince Laanko directement inspirée de "Alexandre Nevski" (1938) de Sergei M. EISENSTEIN. Sauf qu'en dépit de la Bérézina, Le Prince naufragé réussit à atteindre le rivage situé de l'autre côté de la mer. Il découvre alors à son tour une nouvelle civilisation, celle des Nioukos. Celle-ci est revêtue des atours de la société industrielle de la fin du XIX° siècle-début XX° (des grands palais de la consommation en verre et acier aux tramways électriques en passant par le travail à la chaîne et les projections cinématographiques qui synthétisent les débuts de cet art en version muette et musicale sous chapiteau de fête foraine et "King Kong") (1932). Prouesse technologique qui rappelle à la fois dans son architecture le Paris art nouveau et "Metropolis" (1927), cette société fait écho à la nôtre telle qu'elle s'est construite depuis deux siècles. On y évoque tour à tour l'obscurantisme (vis à vis des scientifiques qui remettent en cause "la doxa"), le suprémacisme (le prince est exhibé dans une cage à la manière des zoos humains de l'époque coloniale), le productivisme et le capitalisme (avec l'obsolescence programmée), le combat de l'homme contre la nature qui donne lieu à des scènes de ruines envahies par la végétation d'une grande beauté visuelle et enfin le véganisme au travers d'une société écologiste vivant d'énergies renouvelables et de végétaux dans les arbres. Une vie trop simple pour le Prince, sorte de Léonard de Vinci simiesque qui rêve de mettre au point une machine volante lui permettant de voyager et d'être libre.
Poétique et fantastique, "Le Voyage du Prince" (2019) se situe dans la continuité des plus beaux films de cet émule de Paul GRIMAULT.
Thriller bien foutu en forme de puzzle dont on reconstitue peu à peu les divers morceaux sans baisse de rythme jusqu'à la fin. Mais outre que le procédé n'a rien de novateur, l'intrigue est invraisemblable à force de coïncidences forcées à gros traits et surtout il s'agit d'un film se complaisant dans une atmosphère malsaine et mortifère. Tous les personnages ont pour point commun d'être de grands solitaires masochistes à force de tordre le cou vers un fac-similé d'amour qui s'appelle le miroir aux alouettes. Mais comme (je cite le film) "l'amour, c'est donner ce qu'on a pas", il est remplacé par l'argent et se transforme en exploitation économique ou en transaction financière. Une vision très sombre des rapports humains, nourrie par les inégalités sociales et géographiques. C'est par exemple une grande bourgeoise d'âge mûr (Valeria BRUNI-TEDESCHI) qui s'offre une jeune serveuse (Nadia TERESZKIEWICZ) le temps d'une escapade mais lorsque celle-ci a le malheur de s'attacher, elle l'arrose de billets pour s'en débarrasser. C'est cette assistante sociale (Laure CALAMY) victime du syndrome de l'infirmière qui croit réchauffer par ses étreintes le paysan rustre qu'elle aide (Damien BONNARD) alors que celui-ci ne rêve que d'étreindre le cadavre bien froid d'un substitut de sa mère. C'est le mari de l'assistante sociale (Denis MÉNOCHET) qui sous couvert de comptabilité tchate avec une superbe "Amandine", laquelle s'appelle en réalité Armand, vit à Abidjan et utilise un faux profil (celui de la jeune serveuse) pour lui soutirer de l'argent. Armand espère ainsi reconquérir la mère de sa fille, laquelle a fait le choix de la sécurité financière en se maquant avec un blanc, lequel s'avère lié aux autres personnages et la ramène bien sûr au point de départ c'est à dire dans le Causse Méjean. La boucle est parfaitement bouclée avec au passage plusieurs coeurs brisés, un suicide et un meurtre. Bref un film maîtrisé mais plombant avec sa mauvaise conscience de riche blanc qui croit devoir expier ses privilèges en s'accablant de tous les maux de la terre.
70 ans avant "The Walk: Rêver Plus Haut" (2015), Paul GRIMAULT imaginait avec son scénariste Jean AURENCHE l'histoire d'un petit garçon funambule défiant la gravité... et l'autorité. Autorité prenant la forme de deux policiers jumeaux moustachus très fortement inspirés des Dupond Dupont de l'oeuvre de Hergé. Influence de la bande-dessinée franco-belge donc et influence également du cartoon américain dans la suite de gags dans lequel le voleur déjoue systématiquement les combines des deux policiers pour tenter de l'arrêter. Leurs corps élastiques se retrouvent en effet emprisonnés dans des tuyaux, écrasés en accordéon par des parpaings ou bien en quasi lévitation au-dessus du vide. Derrière l'intrigue classique du gendarme et du voleur, on devine l'appel à la désobéissance civile liée au fait que pendant la guerre (époque de réalisation du film), les flics étaient aux ordres du régime de Vichy. Quant au petit voleur, il est un substitut de l'oiseau, de la bergère et du ramoneur qui sont autant de figures de la liberté. Le tout est mis en musique par Roger DESORMIÈRE, comme dans "L Epouvantail" (1942).
Troisième film de Nicole GARCIA, "Place Vendôme" est le premier film que j'ai vu de cette réalisatrice et reste à ce jour mon préféré d'elle. Certes, les réserves que j'ai sur ses autres films valent aussi pour celui-ci. Nicole GARCIA est prisonnière d'une vision du monde étriquée par les conventions bourgeoises. De film en film, on retrouve les mêmes paramètres castrateurs: petit milieu clos, photographie sombre, cruauté feutrée, personnages engoncés dans leurs costumes sociaux chics comme s'il s'agissait d'armures, lieux luxueux mais impersonnels comme des halls de gare, froideur extrême. Ça manque de naturel, de vie, de chaleur humaine, aucun cheveu ne dépasse. Cette vie sous étouffoir explique paradoxalement le besoin d'évasion de ses films soit du côté du thriller (espionnage, meurtre, escroqueries) soit du côté de la romance (passion délétère, addictions). Mais tout reste bien "peau-lissé" si je puis m'exprimer ainsi.
Néanmoins "Place Vendôme" vaut le détour moins pour son intrigue à grosses ficelles (suicide, trahison, chute et rédemption) ou son aspect documentaire sur le milieu des diamantaires (survolé) que pour son interprétation. A défaut d'avoir un rôle réaliste, Catherine DENEUVE réussit à émouvoir en femme déchue qui relève la tête et reste d'une beauté fascinante. Son tête à tête avec Jacques DUTRONC en vieil escroc séducteur rattrapé par son passé possède une vraie densité dramatique. Et sa relation avec le personnage joué par Jean-Pierre BACRI, payé pour la surveiller mais qui se laisse prendre à son charme fuyant ne manque pas non plus d'intérêt. En revanche répéter cette histoire avec une femme plus jeune en tous points semblable hormis le charisme (Emmanuelle SEIGNER) alourdit le propos.
Les courts-métrages réalisés par Paul GRIMAULT dans les années 40 ont pour point commun d'être des manifestes poétiques de résistance à l'oppression. "L'Epouvantail", réalisé au milieu de la seconde guerre mondiale offre une fable limpide, celle d'un chat prédateur d'un charmant couple d'oiseaux qui ont trouvé refuge sous le chapeau d'un épouvantail plein de bonhommie, ce dernier effectuant pour l'occasion une reconversion à 180°. Les oiseaux préfigurent la bergère et le ramoneur tyrannisés par le roi mais aussi tous les innocents persécutés par les nazis dont le chat anthropomorphe revêtu d'un accoutrement de gestapiste est une incarnation, bien avant "Maus" de Art Spiegelman. Quant à l'Epouvantail, il fait penser aux Justes, les hommes et les femmes qui cachèrent les juifs au péril de leur vie pour les soustraire à la traque de la Gestapo et de la Milice. Mais en dépit de ses allusions à l'occupation allemande de la France, "l'Epouvantail" est très influencé par le cartoon américain qui était alors en plein âge d'or: courses-poursuites endiablées, coups de bâtons avec des étoiles au-dessus du personnage groggy, désarticulations. Quant à la ruse du chat se faisant passer pour une superbe pin-up pour piéger l'épouvantail, elle fait penser au loup de Tex AVERY bavant devant le sexy petit chaperon rouge.
Fascinante Séraphine Louis (interprétée magistralement par Yolande MOREAU) que le beau film de Martin PROVOST a contribué à sortir de l'oubli. Issue du même terreau que le douanier Rousseau, promue par le même marchand d'art, Wilhelm Uhde (joué par Ulrich TUKUR déjà remarquable dans "Amen" (2001) et "La Vie des autres") (2006) elle fut pourtant victime de la même discrimination de genre que dans la plupart des autres domaines artistiques, l'histoire de l'art préférant retenir son homologue masculin plutôt qu'elle-même.
Ce n'est toutefois pas le sujet du film de Martin PROVOST même si au détour d'un plan, on voit que le seul tableau que les Udhe décident d'emporter avec eux lors de leur fuite au début de la guerre est celui d'Henri Rousseau. Le film est tout entier dédié à ce magnifique portrait de femme pour laquelle il suit deux axes principaux.
Le premier concerne ses sources d'inspiration. Issue d'un milieu humble, pauvre, cantonnée à des taches ingrates de servante, autodidacte et solitaire, Séraphine puise une immense consolation d'une part dans sa relation profondément sensuelle à la nature (on la voit caresser la végétation, humer le vent, se baigner nue, grimper aux arbres etc.) et de l'autre dans la foi catholique. Cette double influence, à la fois païenne et religieuse (que l'on retrouve aussi chez Charlotte Brontë dans la littérature) est une des raisons du génie de sa peinture. Créant elle-même ses couleurs à partir de pigments issus de végétaux ou d'animaux (du sang pour le rouge par exemple qu'elle mêle à la cire des cierges d'église) elle donne vie à ses tableaux à partir de racines terrestres d'une puissante matérialité pour élever ses compositions florales ou fruitières jusqu'au ciel (de son propre aveu, son inspiration "vient d'en haut"). Une telle contradiction ne peut que créer de malaise. Les religieuses se demandent si c'est comme elle le prétend la Vierge Marie et les Anges qui guident sa main alors que tout dans sa personne (son indépendance, son rapport à la nature, son travail créatif qui ressemble à celui d'une alchimiste) mais aussi dans le caractère troublant de ses toiles (des végétaux qui ressemblent à des insectes en mouvement mais aussi aux parties intimes su corps féminin, sans parler de l'importance du sang dans les coloris de ses tableaux) fait penser à une sorcière habitée par le diable.
Le deuxième axe est celui qui concerne la dialectique entre le génie et la folie. En sortant de l'ombre grâce à Wilhelm Udhe qui partage avec elle solitude et marginalité, Séraphine perd le fragile équilibre qui la maintenait jusque-là. Bien que celui-ci fasse ce qu'il peut pour l'aider, il ne peut lui assurer la stabilité dont elle a tant besoin, d'abord à cause de la guerre, puis à cause de la crise économique des années 30, sans parler de l'argent qui lui fait perdre la tête. Conséquence, bien qu'elle ait de l'or dans les mains, Séraphine termine sa vie misérablement à l'asile.
"Les Chatouilles", film coup de poing, comme "Chaos" (2001), résonne comme un cri, celle d'une voix longtemps muselée. Tellement d'ailleurs, qu'elle n'a d'abord été qu'un corps de poupée mis à disposition du voisin pédophile à qui des parents savamment manipulés par celui-ci ouvraient aveuglément leur porte. Les mécanismes sociaux et individuels de l'emprise sont parfaitement décortiqués. Gilbert (Pierre DELADONCHAMPS) est un parfait piège à c..., entre sa réussite sociale qu'il exhibe aux parents d'Odette dont il fait ses obligés et sa vitrine familiale exemplaire derrière laquelle se cache le viol de sa propre soeur. A cela s'ajoute un père (Clovis CORNILLAC) faible et naïf, incapable de jouer son rôle et une mère (Karin VIARD) tellement aliénée par ses propres traumatismes qu'elle finit par en devenir la complice inconsciente du bourreau en lui livrant sa fille pieds et poings liés puis en s'enfonçant dans la haine et le déni une fois le secret révélé. C'est donc par le corps que Odette (Andréa BESCOND qui joue en réalité son propre rôle) exprime sa souffrance. Son rêve d'être danseuse étoile se transforme une fois devenue adulte en soubresauts d'une âme torturée par le silence. Et lorsque les mots sortent enfin devant une psychologue (Carole FRANCK) qui au départ a bien du mal à y faire face, c'est de façon désordonnée, comme le film l'est lui-même: brut de décoffrage, pas aimable, maladroit parfois sur le plan formel mais "who's care?" à part quelques critiques trop esthètes pour apprécier ce flot généreux à défaut d'être toujours parfaitement maîtrisé. Mais de beaux objets polis et vides de contenu, il y en a plein les tiroirs. Le cri de colère de Andréa BESCOND est lui d'une absolue sincérité et à chaque instant elle se donne à la caméra. On sent que ça vient des tripes et du coeur. Son témoignage marque un jalon important de la reconnaissance des souffrances des anciens enfants abusés, leur parole semblant enfin être entendue. Et sa réconciliation avec elle-même, plus exactement avec la petite fille qu'elle a été est bouleversante tant Andréa BESCOND irradie de joie et de larmes mêlées.
Cela faisait déjà un moment que je voulais voir cette fresque contemporaine sur "la naissance d'une nation" ramenée à l'échelle d'un trou perdu regorgeant de pétrole. D'une grande maîtrise formelle tant dans le domaine des images (très belle utilisation de la profondeur de champ par l'utilisation des lignes de fuite dans les grands espaces, de la verticalité pour suggérer la construction du pouvoir ou du gros plan en plongée ou contre-plongée pour suggérer les rapports de force) que dans celui de la musique (qui souligne très efficacement les moments de tension), le film est la fausse success story d'un petit prospecteur devenu magnat du pétrole qui à force de misanthropie, d'individualisme, de cupidité et d'arrivisme acharné fait le vide autour de lui au point que sa vie n'a plus de sens (d'où le parallèle souvent effectué avec un autre célèbre self-made-man du cinéma: Charles Foster Kane dans "Citizen Kane") (1941). Il faut dire que tout dans le film de Paul Thomas ANDERSON est fait pour sonner faux et de ce fait, susciter l'esprit critique du spectateur: on y évoque la terre promise et l'on ne voit qu'une étendue stérile bientôt souillée par la matière visqueuse que Plainview arrache du sous-sol, on y parle de salut et d'élévation spirituelle mais on y est damné par la soif de l'or (noir) et les hommes se traînent misérablement au sol comme des vers de terre quand ils ne sont pas abattus comme des chiens, on y célèbre la famille mais les femmes -symbole de fertilité- en sont absentes et on s'y déchire quand celle-ci ne s'avère pas bâtie sur des faux-semblants (le faux frère, le fils adoptif renégat). Bref s'il y a un mot qui pourrait parfaitement qualifier le film de Paul Thomas ANDERSON, c'est "sécheresse".
J'ai cependant une réserve à apporter en ce qui concerne la direction d'acteurs. Daniel DAY-LEWIS dans le rôle du capitaliste et Paul DANO dans celui du prédicateur corrompu par l'argent sont tous deux un poil trop hystériques ce qui donne à leurs affrontements un caractère grand-guignolesque qui est peut-être voulu mais qui selon moi affaiblit le film. Plus de retenue aurait permis à celui-ci de gagner encore en puissance.
"Stanley KUBRICK est un réalisateur qui m'a profondément marqué" (Ayumu WATANABE). C'est un euphémisme. Quand on regarde "Les Enfants de la mer", s'il y a une référence qui saute aux yeux, c'est bien "2001, l odyssée de l'espace" (1968), son psychédélisme, sa dimension métaphysique, ses interrogations existentielles (d'où venons-nous, où allons nous?) Oui mais le film de Stanley KUBRICK a beau être énigmatique et rebuter certains par son hermétisme, il me semble bien plus lisible et maîtrisé que "Les Enfants de la mer". Car le problème de ce film d'animation, c'est son scénario qui semble être resté à l'état d'ébauche. Après un début qui tient à peu près la route, même s'il n'est pas follement original (une adolescente en mal de communication avec ses parents et mise au ban de la société via la métaphore de son exclusion du club de handball se retrouve "en vacance" c'est à dire disponible), la rencontre avec Umi et Sora, les deux mystérieux frères venus de la mer et cousins de l'enfant astral de Kubrick semble tracer de nouvelles perspectives fort intéressantes. Sauf qu'elles ne sont pas creusées et ne mènent finalement nulle part. Au lieu de donner du sens à cette rencontre, le réalisateur préfère se concentrer sur une débauche d'effets visuels -magnifiques au demeurant- à la Kandinsky naviguant entre les échelles micro et macrocosmiques pour évoquer quoi au fond? Le mal que l'homme s'inflige à lui-même en dévastant les océans? Le fait qu'il doit se reconnecter de toute urgence au langage du vivant s'il veut survivre? Le lien entre la plus infime cellule et "le grand tout"? Hayao MIYAZAKI fait passer les mêmes messages dans ses films (on pense notamment à "Le Voyage de Chihiro") (2001) avec autrement plus d'efficacité narrative et d'émotions grâce à des personnages intelligemment travaillés. Dans "Les Enfants de la mer", ces aspects sont expédiés au profit d'une débauche grandiloquente qui à force d'excès finit par lorgner plus du côté du "Lucy" (2014) de Luc BESSON que de Stanley KUBRICK dont la froideur et la rigueur formelle permettent d'éviter in extremis ces écueils. C'est regrettable car le spectateur se sent rapidement exclu, s'ennuie et parfois quitte la salle avant la fin. Autrement dit, le réalisateur a un peu trop oublié les destinaires de son oeuvre pour que celle-ci reste dans les annales.
"Le Jeu de la dame" est une mini-série de 7 épisodes adaptée d'un roman de Walter Travis qui est arrivée sur Netflix à l'automne 2020 en catimini. On devine assez facilement pourquoi: un sujet (les échecs) a priori peu porteur, une héroïne atypique qui fait jeu égal avec les hommes, se moque du regard des autres et des attentes sociales et dont la principale qualité, l'intelligence n'est pas ce qui ressort le plus souvent dans la représentation du sexe féminin, la reconstitution d'une époque (années 50-60) qui donne un cachet vintage à la série pas forcément en phase avec le jeune public, principaux utilisateurs de la plateforme... c'est pourtant le bouche à oreille qui l'a propulsée sur le devant de la scène et en a fait la mini-série la plus populaire de Netflix, un succès international, n°1 dans 63 pays, preuve qu'une histoire originale, atypique peut avoir des résonances universelles.
D'abord "The Queen's Gambit" (titre en VO) se rattache au roman d'apprentissage. C'est une success story, l'histoire de l'ascension fulgurante d'une jeune prodige des échecs dont on suit le parcours via tous les passages obligés de ce type d'histoire (championne régionale puis nationale puis internationale et finalement n°1 mondial). Mais n'y a-t-il pas un paradoxe dans le fait de raconter une telle histoire avec un jeu qui s'appelle "échecs"? Car le parcours de Beth est semé d'embûches et hanté par l'échec, justement.
Cette success story se combine en effet avec un parcours de résilience. Beth est une survivante au sens propre: elle a survécu à l'accident d'automobile qui a emporté sa mère. Et au sens figuré: son véritable adversaire, ce ne sont pas les hommes qu'elle affronte aux échecs, non. Car dans ce domaine qu'elle maîtrise à la perfection et investit d'une manière obsessionnelle, elle est avec eux sur un pied d'égalité. En revanche, sortie de ce pré carré, elle se retrouve à chaque instant renvoyée à sa marginalité dans une société patriarcale qui lui est profondément hostile. Beth grandit dans la perte (de sa mère biologique puis de sa mère adoptive) et l'abandon (ses pères successifs la rejettent). Elle observe en restant à l'écart les adolescents flirter, ses camarades de lycée se marier, avoir des enfants dans la plus pure tradition de l'American way of life. Son atypie la condamne à la solitude, solitude qu'elle remplit avec des addictions. Son passage à l'orphelinat a été de ce point de vue édifiant car elle y a appris clandestinement les échecs grâce au gardien, un homme aussi taciturne qu'elle mais aussi l'addiction aux calmants administrés aux enfants pour les rendre dociles au point de ne plus arriver à dissocier l'un de l'autre, en croyant qu'elle ne peut réussir que par l'ingestion des "pilules magiques". C'est pourquoi son ascension vers les sommets est aussitôt entravée par une spirale autodestructrice qui l'entraîne vers l'abîme faite d'ingestion de drogues et d'alcools en quantité phénoménales.
Ce qui donne beaucoup de crédibilité à cette série, c'est le travail absolument époustouflant accompli sur la reconstitution historique ainsi que l'interprétation. Les costumes et les décors sont splendides, incroyablement détaillés et reflètent parfaitement les motifs géométriques obsessionnels qui hantent l'héroïne (des carrés, des diagonales...) Quant à Anya TAYLOR-JOY, elle est tout simplement parfaite pour le rôle. Déjà dans "Split" (2016) puis "Glass" (2018) de M. Night SHYAMALAN, elle interprétait avec beaucoup de magnétisme une adolescente sociopathe victime de traumatismes d'enfance et qui de ce fait, avait des capacités hors-normes (notamment celle de pouvoir ramener à la raison un dangereux psychopathe). C'est exactement la même chose dans "Le Jeu de la Dame". Son visage presque figé semblable à celui d'une poupée de cire (elle est surnommée d'ailleurs "face de craie" à l'orphelinat) fait ressortir un regard concentré et perçant qui électrise les parties d'échecs, superbement chorégraphiées pour que le spectateur néophyte ne s'ennuie pas tout en satisfaisant les connaisseurs.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.