"Le Double amour" est l'un des quatre films que Jean EPSTEIN a réalisé au sein des studios Albatros* entre 1924 et 1926. La différence avec ses films antérieurs ou postérieurs m'a tout de suite sauté aux yeux. Jean EPSTEIN abandonne (momentanément) ses expérimentations au profit d'un film beaucoup plus classique tant sur le fond que sur la forme. Un film à visée nettement commerciale. "Le Double amour" est un mélodrame bourgeois au service de l'actrice maison, Nathalie LISSENKO mettant en valeur des décors et des costumes fastueux. On a du mal à s'émouvoir devant les drames qui frappent ces comtesses et ces fils de magnats de l'industrie passant leur vie entre les hôtels, les casinos et les music-halls de la Riviera. Au pire, ils subissent à un moment où à un autre une sorte d'ostracisme social et sont obligés de ce fait de partir en exil quelques années pour effacer l'ardoise (rassurez-vous, pas à l'île du Diable mais aux USA où ils peuvent retrouver le même style de vie, celui de "Gatsby le Magnifique"). Mais si les ennuis les cernent de trop près, on les voit sortir le carnet de chèques et tout est réglé. Car en dépit de cette trame conventionnelle et de la mise en scène très sage qui l'accompagne, Jean EPSTEIN parvient à glisser de temps à autre du poil à gratter. Tout d'abord à l'occasion d'un gala de charité ultra huppé il insère un plan montrant de vrais pauvres. Un seul plan qu'on ne reverra plus par la suite car l'argent de ce gala, on l'apprendra plus tard sera détourné pour être joué au casino: une certaine métaphore du capitalisme sauvage des années vingt dont on connaît l'issue funeste**. Et puis il y a ces plans récurrents de bord de mer et de vagues plus ou moins déchaînées, plans qui culminent au moment où la comtesse envisage le suicide. Epousant les états d'âme des personnages, elles rythment et hantent le film et préfigurent le cinéma "océanique" de Jean EPSTEIN ancré en Bretagne, documentaire, naturaliste et libre.
* Studio fondé en 1919 à Montreuil par une poignée de russes ayant fui la révolution bolchévique grâce au lien que l'un d'entre eux avait noué avec Pathé et qui accueillit l'avant-garde française des années 20. Sa devise était "Debout malgré la tempête". Il ne survécut pas à l'arrivée du parlant.
** Jean EPSTEIN ne pouvant lire l'avenir choisit une structure cyclique (comme la roulette...) dans laquelle l'histoire bégaye, se répétant de père en fils.
"Outside the law" (traduit par "Les Révoltés" mais je préfère le titre en VO, plus significatif) est la deuxième collaboration entre Tod BROWNING et son acteur fétiche Lon CHANEY, spécialiste des métamorphoses (souvent monstrueuses). Comme dans leur premier film en commun, "Fleur sans tache" (1919), le personnage féminin est joué par Priscilla DEAN, se situe dans le milieu de la pègre et a pour thème principal celui de la rédemption. Mais contrairement à "Fleur sans tache" dans lequel Lon CHANEY jouait seulement le rôle du truand, dans "Les Révoltés", il joue deux rôles. Le second, celui d'un chinois* au service d'une sorte de philosophe bouddhiste est aux antipodes du premier. Il est d'un côté le mal absolu sous les traits de Black Mike Sylva qui n'a de cesse que de perdre "Silent" Madden et sa fille Molly qui veulent s'en sortir. De l'autre, sous les traits de Ah Wing il est au service du bien, Chang Lo ne cessant par sa sagesse de tenter de désamorcer la violence qui gangrène le chinatown de San Francisco (du côté des flics comme du côté des voyous). Entre le film de gangsters et le cabinet de philosophie orientale**, Tod BROWNING introduit une pause (un peu longuette) lorgnant du côté de la comédie avec la découverte par Molly et son ami dans leur planque des joies de la parentalité avec un gamin craquant qui fait penser à celui du film de Charles CHAPLIN (il y a aussi toute une portée de chiots plus mignons les uns que les autres). La bagarre de la fin (tout comme la fusillade du début) bénéficie d'un rythme haletant avec un science du montage parfaite, dommage que la pellicule soit très abîmée dans les quinze dernières minutes. Le film est donc inégal avec des morceaux de grand cinéma et d'autres plus moyens et le film ne fait pas partie des meilleurs opus du tandem mais il vaut la peine d'être découvert. A noter que dix ans plus tard, Tod BROWNING fera un remake de son film comme cela se pratiquait quand il y avait une révolution technologique, ici le parlant.
* Comme les noirs, les asiatiques étaient interprétés à l'époque par des blancs grimés dans le cinéma hollywoodien.
** Bien que ne se déroulant pas dans les mêmes villes, l'ambiance m'a fait penser à des films néo-noirs alliant pègre et orientalisme ("Chinatown" (1974) et "Il était une fois en Amérique") (1984).
"L'Homme au bras d'or" est un titre à caractère polysémique. Il peut désigner aussi bien la dépendance à l'héroïne de Frankie (Frank SINATRA), son talent de batteur que sa dextérité dans la manipulation des cartes. Avec ce film et ce dès le générique, on ressent une impression de modernité grâce aux pulsations de la partition de jazz de Elmer BERNSTEIN (style musical alors peu employé au cinéma) et au graphisme de Saul BASS avec son style tout en figures géométriques si caractéristique qui illustrera par la suite les génériques les plus marquants des films de Alfred HITCHCOCK. Saul BASS choisit d'ailleurs de dessiner un bras tordu, renforçant encore la richesse thématique du titre. Car "L'Homme au bras d'or" est un film qui met en scène un conflit: celui de la volonté du héros (de s'en sortir) face au déterminisme social (son environnement). La première scène du film de Otto PREMINGER est, comme dans beaucoup de très bons films, programmatique. Frankie sort d'un bus, bagages à la main et visage rayonnant rempli d'espoir. L'illustration vivante du nouveau départ. Mais dès qu'il se met à marcher sur le trottoir de son quartier, il ne cesse d'être sollicité, tenté de toutes parts avant d'échouer derrière la vitrine d'un bar où il regarde ses anciens complices tourmenter un alcoolique: toute joie a alors disparu de son visage. Et la suite montre qu'effectivement, Frankie traîne d'énormes casseroles dont la plus grosse est son épouse, Zosh (Eleanor PARKER) qui est aussi accro à lui que lui l'est à l'héroïne (qui se ressemble s'assemble). Evoquer frontalement la dépendance aux drogues dures en 1955 était évidemment une gageure* et comme on s'en doute, Otto PREMINGER eut maille à partir avec la censure. Mais ce qui est remarquable, c'est que le réalisateur montre tout ce qui nourrit cette dépendance: l'attitude profondément castratrice de sa femme, le cercle vicieux de l'endettement, le harcèlement de ses complices escrocs et de son dealer qui ont tout intérêt à l'affaiblir le plus possible pour l'exploiter. Le personnage de Kim NOVAK offre un contrepoint positif à cet environnement toxique et donne lieu à des scènes d'un vérisme effrayant sur le processus du sevrage. Frank SINATRA est remarquable, on oublie totalement le chanteur derrière l'acteur.
* Même s'il n'est pas le premier à évoquer l'addiction à Hollywood, Billy WILDER ayant réalisé "Le Poison" (1945) dix ans auparavant sur l'alcoolisme.
"Boulevard de la mort" était un film de Quentin TARANTINO que je n'avais pas encore vu. Il s'agit clairement d'un hommage au cinéma des seventies de série B, tant sur le fond que sur la forme. Sur la forme, le travail effectué est impressionnant tant sur la pellicule (son grain, ses rayures etc.) que sur la bande-son toujours au top ou encore sur l'emballage du film présenté comme la première partie d'un diptyque nommé Grindhouse* d'après le nom des cinémas d'exploitation qui proposaient deux films pour le prix d'un seul ticket. Sur le fond, le film est un hybride de genres et de sous-genres de l'époque liés à ce cinéma bis cheap mais explorant les tabous de la société. Ainsi structure et thématique font penser à un "rape and revenge". Deux parties de longueur quasi identique se répondent: une première partie dans laquelle quatre filles se font littéralement "défoncer" par un tueur psychopathe cascadeur (Kurt RUSSELL qui trouve ainsi comme d'autres avant lui un second souffle après ses rôles pour John CARPENTER) et une deuxième dans laquelle quatre autres filles prises à leur tour en chasse par le même tueur (dont deux cascadeuses) vont se venger à la manière de l'arroseur arrosé (mais en bien plus spectaculaire). Le film d'action se taille logiquement la part du lion avec un hommage appuyé à "Vanishing Point" (1971) abondamment cité dans la deuxième partie avec dans le rôle de la star une Dodge Challenger Blanche identique à celle du film de Richard C. SARAFIAN. On connaît le fétichisme de Quentin TARANTINO pour les voitures mais il y en a un autre qui est encore plus envahissant que dans ses autres films: celui des pieds de jeunes et jolies filles en gros plan (dès le générique!). Il faut dire que "Boulevard de la mort" aurait pu s'appeler "Prendre son pied en voiture" car c'est en effet infiniment plus jouissif que le sinistre "Crash" (1996) alors qu'il traite fondamentalement du même sujet (sauf qu'on a des bimbos en lieu et place des BCBG et que question course-poursuite et cascades, ça déchire, surtout en deuxième partie!). Néanmoins il y a quelques longueurs car le film est très bavard et les sujets de conversation des filles, inintéressants et répétitifs (filles interchangeables en dépit de quelques noms qui claquent à la façon du gang de "Kill Bill" comme Jungle Julia). C'est nettement moins drôle et marquant que "Like a Virgin" dans "Reservoir Dogs" (1992) ou "Le Big mac et le foot massage" de "Pulp Fiction" (1994) même si c'est filmé de la même manière.
* La deuxième partie "Planète Terreur" (2007) a été réalisée par Robert RODRIGUEZ.
Cette relecture satirique de l'Amérique devenue culte avec le temps revisite tout un pan de son industrie hollywoodienne, principalement le film noir (nombreux parallèles avec le "Le Grand sommeil" (1946) par exemple), la comédie musicale ("Palmy Days" et ses chorégraphies de Busby BERKELEY), le buddy movie, les films de la contre-culture ou encore le western dans sa séquence d'introduction. Sauf que tous ces genres sont passés en mode dégradé quand ils ne sont tout simplement pas morts. Ainsi la séquence d'introduction qui suit un virevoltant (boule d'herbe séchée qui roule, une signature du western) du désert du Nevada jusqu'à l'océan Pacifique en passant par la ville de Los Angeles montre que l'Amérique des origines n'existe plus et que sa société se désagrège en communautés disparates qui ne communiquent pas entre elles. De même, le premier plan du Dude (Jeff BRIDGES) au supermarché dit tout du personnage: ex-contestataire (ce sera confirmé par la suite avec son premier rêve sur du Bob DYLAN) qui a renoncé à ses idéaux pour une existence de glandeur négligé sans perspectives autre que celle de la satisfaction de ses petits plaisirs tels que la fumette, le bowling et l'alcool. Tout le reste est à l'avenant: l'enquête policière s'annule d'elle-même lorsque l'on découvre que son objet (une mallette pleine d'argent) n'existe pas (sans parler de son piètre enquêteur décérébré par la fumette intensive). La comédie musicale devient une séquence de rêve surréaliste dont le producteur (joué par Ben GAZZARA) est spécialisé dans les films porno. Le buddy movie se compose de deux types qui se chamaillent tout le temps et ne s'écoutent jamais (le Dude et Walter joué par John GOODMAN) alors que celui qui harmonisait leur relation et leur permettait de tenir ensemble, l'effacé Donnie (Steve BUSCEMI) disparaît, comme le tapis du Dude qui semble dérisoire alors qu'il est essentiel. C'est donc, caché par le ton loufoque du film un portrait très sombre d'une Amérique décadente (pour ne pas dire dégénérée) que nous offrent les frères Joel Coen et Ethan Coen symbolisé par le choix de Maude (Julianne Moore) de faire du Dude le géniteur de son enfant. C'est pourquoi je ne suis jamais parvenue à adhérer complètement à ce film que je trouve trop désespérant pour être vraiment drôle. Le rire qui me comble est subversif mais aussi souvent progressiste. L'Amérique des Coen sent la fin de race et l'anti-héros qu'ils proposent n'offre aucune alternative à celui du self made man incarné par son homonyme.
J'ai fait une très belle découverte avec ce "Madame Hyde" alors que je ne connaissais pas les films de Serge BOZON, que le monde de l'enseignement est souvent caricaturé dans le cinéma français donc les films sur ce sujet ne m'attirent pas et que les acteurs du film ne sont habituellement pas ma tasse de thé. Mais le fait qu'ils jouent tous à contre-emploi les sort de leur zone de confort et donne soudain du relief à leur personnalité et à leur jeu. Et ce dès le début. On voit d'abord la chevelure en gros plan de Isabelle HUPPERT qui nous tourne le dos et se tient devant son lycée technique. Face à elle et semblant la dominer de loin depuis son bureau, Romain DURIS dans le rôle du proviseur la fixe avec un sourire sardonique avant de fermer brusquement le store. Sans aucun dialogue, juste avec cette "mise en espace" et ces gros plans sur des détails saillants, Serge BOZON esquisse des personnalités et aussi des rapports de force au sein d'un établissement scolaire qui vont à l'encontre de l'image que l'on a de ces deux acteurs (la dominatrice tout en contrôle et le jeune rebelle). On a donc d'un côté Marie, une professeure de physique-chimie (dès que Isabelle HUPPERT joue Maris Curie, j'adore!) effacée qui ne cesse de se faire humilier. De l'autre ses "bourreaux" qui incarnent dans leur grande majorité divers types de mâles dominants (ou plutôt jouant à l'être) depuis le proviseur qui se prend pour un manager gérant une entreprise jusqu'aux élèves, des ados de cité issus de l'immigration qui rivalisent de vulgarité et la chahutent dans sa classe. Sauf que les apparences sont trompeuses et que la fixation sur la chevelure de feu de Isabelle HUPPERT (le même plan de dos est réitéré lorsqu'on la découvre en situation de cours) n'est absolument pas fortuite. Car le film qui se situe à la frontière de plusieurs genres offre une traversée des miroirs à travers une relecture très personnelle du roman de Stevenson, "L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde". Comme dans "Melancholia" (2011) sur lequel j'ai écrit un avis récemment, Marie "Géquil" (oui, c'est son nom-référence dans le film!) possède une puissance cachée qui réside dans sa connexion aux astres (en l'occurence, celle de la lune rousse of course!) et se révèle après qu'elle ait été frappée par la foudre. Ce feu qui court désormais sous sa peau et s'embrase la nuit, la transformant en torche vivante (et très dangereuse) lui permet peu à peu d'imposer sa vision du monde, en opposition frontale avec celle de ceux qui la dominaient jusque là et qui consiste à faire exploser les hiérarchies, les cases et les filières. Un élève en particulier qu'elle présentait d'emblée comme un double d'elle-même mais qui la rejetait devient son miroir, Malik qui cumule handicap social et handicap physique (son déambulateur symbolise à lui tout seul une petite cage). De cette rencontre, il sortira transformé (et marqué) à jamais! Le film est tout entier construit sur des dédoublements et des renversements de situation et de perspectives (y compris à travers des métaphores de géométrie) qui le rendent très intéressant. Ainsi pour sortir de leur cage, les élèves de la classe technologique sont invités à en construire une (de Faraday) afin de montrer qu'un "travail personnel encadré" n'est pas réservé qu'à une élite. Le proviseur est un personnage burlesque dont le discours est systématiquement ridiculisé et qui finit par avouer que son rêve secret est d'être homme au foyer, comme le mari de Marie Géquil. Car le dernier acteur à contre-emploi du film est José GARCIA qui joue un époux confiné dans l'espace domestique doux et tendre, tout entier dévoué à la réussite de sa femme (comme quoi, Isabelle HUPPERT n'est pas si à contre-emploi que cela finalement, en tout cas c'est plus subtil qu'une simple opposition binaire). Evidemment il s'appelle Pierre, en référence à Pierre Curie qui considérait sa femme comme son égale et avait oeuvré pour qu'elle reçoive le Nobel à ses côtés. Enfin, autre dédoublement et pas des moindres, Marie Géquil la scientifique se transforme la nuit en Madame Hyde la sorcière mais l'une n'est rien sans l'autre et il est intéressant de voir que ce qui habituellement se repousse (comme le positif et le négatif dont le film accro aux métaphores électriques est friand) peut se combiner. Même si l'expérience d'enseignement novatrice de Géquil/Hyde ne peut que déraper avec une fin en forme d'allusion à "Au revoir les enfants" (1987) qui peut aussi faire penser au "Le Cercle des poètes disparus" (1989).
"Petit paysan" est le premier long-métrage, très remarqué et à juste titre de Hubert CHARUEL. Adoptant les codes du thriller, il réussit en même temps à réaliser un documentaire sur la fin du monde d'où il est issu, celui des petits exploitants agricoles familiaux attachés à leur terre, à leur pays, à leur troupeau, à leurs racines au profit de l'agrobusiness et sa gestion capitaliste de la question alimentaire. Mais pour autant le film n'est ni manichéen, ni démonstratif, ni désespéré malgré sa dureté. Au contraire, c'est sa force, il nous plonge dans la tête de Pierre (Swann ARLAUD) qui vit tellement en osmose avec ses vaches qu'il élève dans le domaine familial dont il a hérité (en réalité la ferme des parents du réalisateur) qu'il n'existe aucun espace pour quoi que ce soit d'autre dans sa vie. Jusqu'au jour où celle-ci bascule à la faveur d'une maladie bovine (fictive mais tout le monde comprend qu'il s'agit d'une allusion à la vache folle qui terrorisait les parents de Hubert CHARUEL quand il était enfant) qu'il va tenter de cacher coûte que coûte à sa soeur vétérinaire (Sara GIRAUDEAU), à ses parents, à ses amis, aux contrôleurs, bref à tous ceux qui approchent ses vaches d'assez près pour découvrir le pot aux roses. Les séquences de suspense s'enchaînent ainsi crescendo au fur et à mesure que la crise s'aggrave et que le film s'assombrit. Parallèlement, Hubert CHARUEL mélange fiction et réalité, comédiens professionnels et membres de sa propre famille (la mère de Pierre est jouée par Isabelle CANDELIER mais son père est joué par celui de Hubert CHARUEL et Swann ARLAUD a fait un stage de plusieurs semaines chez les Charuel pour apprendre les gestes techniques du métier et créer un lien de confiance avec les vaches) pour montrer un processus de contamination: celui des images de cinéma par celles des vidéos youtube (seul accès de Pierre au monde extérieur), celui de la confiance par la peur, celui d'un monde immuable par celui du changement, celui de l'organique (filmé au plus près de la peau des bêtes) par celui des machines, celui des petits noms affectueux par celui des numéros de série. Mais paradoxalement, cet arrachement à la terre, cette perte de ce qui semble être une partie de sa propre chair (celle de Pierre étant elle-même atteinte par des manifestations psychosomatiques semblables à celles bien réelles de ses bêtes, le gros plan sur leurs yeux respectifs les montrant comme des égaux) est aussi peut-être la fin d'une aliénation, le début d'une libération. Le film s'ouvre sur un cauchemar claustrophobique dans lequel les animaux ont envahi l'espace intime de l'homme et se termine sur une route dégagée en plein jour c'est à dire sur la perspective de nouveaux horizons.
"Un poisson nommé Wanda" (vu, revu, re-re-vu et toujours aussi poilant) c'est la fusion réussie du meilleur de la comédie américaine et de la crème de l'humour british. Un personnage l'incarne mieux que tout autre: l'avocat joué par John CLEESE tout droit sorti des Monty Python s'appelle Archie Leach, soit le véritable nom de Cary GRANT. Celui-ci était certes d'origine britannique mais il s'est illustré dès les années 30 dans la screwball comédie US. Un genre fondé sur la guerre des sexes avec des hommes souvent ridiculisés et des femmes fortes. Or l'irrésistiblement sexy Wanda (Jamie Lee CURTIS, fille de Tony CURTIS et de Janet LEIGH: sacré hérédité!) croqueuse d'hommes et de diamants a pour complices une bande de bras cassés pas piqués des vers. Là encore, le casting est un mélange américano-britannique avec d'un côté Otto (Kevin KLINE) le psychopathe débile et maladivement jaloux et de l'autre Ken (Michael PALIN, autre membre de la bande des Monty Python qui a remplacé Graham CHAPMAN alors déjà très malade), bègue et ami des bêtes (contrairement au film qui n'est pas tendre avec elles). Il y a bien un chef de bande quelque part, George (Tom GEORGESON) mais il est l'un des dindons de la farce, cocufié et mis en cabane par Wanda et Otto donc pas top question crédibilité. Quant à John CLEESE (également co-auteur du scénario) il est le clou du spectacle, dans un rôle qui lui va comme un gant, celui du british coincé qui au contact de Wanda se lâche avec une jubilation communicative. Sa scène de strip-tease est passée à la postérité et rappelle une séquence de "Monty Python : Le Sens de la vie" (1982) dans laquelle il jouait le plus sérieusement du monde un professeur qui faisait un cours d'éducation sexuelle à ses élèves en leur faisant une démonstration live de la chose avec son épouse (en plus il y avait déjà un aquarium avec des poissons dans le film, ceux-ci ayant la tête des six de la bande, est-ce un hasard?)
Je n'ai vu à ce jour que deux films de Lars von TRIER ("Breaking the Waves" (1996) et "Mélancholia") et j'ai été frappée par leur trame similaire. Les deux films sont centrés sur une jeune femme que sa rupture sociale reconnecte à la nature. Elle devient alors surpuissante, provoquant miracles ou cataclysmes tout en s'autodétruisant. D'une certaine manière, Lars von TRIER fait revivre la figure tant redoutée de la sorcière, cette femme dont le savoir empirique fut éradiqué par la rationalité triomphante et si masculine de l'Humanisme du XVI° siècle (car contrairement aux idées reçues, les sorcières furent brûlées à la Renaissance et non au Moyen-Age). Cependant, la rationalité scientifique incarnée par John (Kiefer SUTHERLAND) ne peut rien contre la sombre dépression de Justine (Kirsten DUNST) qui semble attirer Melancholia comme un aimant. De même que toute sa fortune échoue lamentablement à réussir le mariage de celle-ci ou à la rendre heureuse. Le film qui comporte deux parties (comme il comporte deux planètes et deux soeurs) montre dans un premier temps l'échec de John en tant que patriarche à prendre le contrôle des femmes de sa belle-famille au travers du naufrage d'une cérémonie de mariage pourrie de l'intérieur. Puis la deuxième partie narre son échec en tant que scientifique à prendre le contrôle de la trajectoire de la planète Melancholia. Avec sa disparition, c'est tout un ordre du monde qui s'écroule. Ne restent plus que des femmes, des jouets d'enfant, une cabane faite de quelques branches, outils qui face à l'inéluctable apocalypse sont ramenés au même niveau que le télescope sophistiqué et l'immense et luxueux domaine tiré à quatre épingles de John et Claire (Charlotte GAINSBOURG) qui fait un peu penser par sa géométrie aux jardins du château de "L Année dernière à Marienbad" (1961). Le génie propre de Lars von TRIER réside dans ce travail mettant en relation les échelles macro et micro cosmiques, la société humaine et ce qui la dépasse (mais dont elle dépend). Dans "Melancholia" à défaut de créer l'éco-anxiété, il a créé la "cosmo-anxiété" au travers du personnage de Claire qui contrairement à Justine souhaite continuer à vivre notamment pour son fils. Enfin "Melancholia" se caractéristique par sa majestueuse beauté. Construit comme un opéra avec une introduction résumant le film et deux parties, il est baigné par la musique de "Tristan et Isolde" de Wagner et des images oniriques très picturales dont celle de son affiche qui représente Justine qui telle Ophélie flotte dans une rivière-tombeau baignée de fleurs ou bien tente en vain de s'arracher à des branches griffues qui l'empêchent d'avancer. Sous la surface de la pelouse et des arbres bien taillés grouille un psychisme humain insaisissable et potentiellement terrifiant.
"L'Homme qui tua Don Quichotte" c'est l'oeuvre d'une vie en tout cas d'un quart de siècle de vie. On ne peut mettre en effet de côté ce contexte, de toutes façons celui-ci est rappelé au début et à la fin avec l'hommage au premier Don Quichotte choisi par Terry GILLIAM, Jean ROCHEFORT ainsi qu'à un autre acteur ayant participé au projet et décédé entre temps, John HURT. C'est le film maudit d'un cinéaste qui lors de sa première tentative de le réaliser au début des années 2000 subit toutes les catastrophes possibles et imaginables jusqu'à l'abandon pur et simple du film dont ne subsista que le passionnant documentaire "Lost in la Mancha" (Doc.) (2003). Quinze ans plus tard, Terry GILLIAM parvint à ses fins avec un nouveau casting bien que là encore, des embrouilles juridiques avec le producteur Paulo BRANCO ne mette son tournage et sa sortie en péril.
Malgré ses mises en abyme permanentes et sa mise en scène baroque caractéristique, j'ai trouvé le film de Terry GILLIAM bien moins confus que beaucoup d'autres réalisés ces vingt dernières années. Terry GILLIAM est un cinéaste visionnaire, à l'imaginaire puissant et dont l'esthétique foisonnante se nourrit de multiples références picturales et architecturales notamment mais qui a besoin d'une aide extérieure pour canaliser ce débordement d'images délirantes. C'est pourquoi ses meilleurs films sont des adaptations très personnelles d'oeuvres préexistantes dans lesquelles il se retrouve: "1984" de George Orwell, "Les aventures du baron de Munchausen" de Rudolph Erich Raspe, le scénario de Richard LaGRAVENESE à l'origine de "Fisher King" (1991), "La Jetée" (1963) de Chris MARKER ou encore le livre de Hunter S. Thompson. Dans les deux premiers exemples cités ("Brazil" (1985) et "Fisher King") (1991), l'ombre de Don Quichotte planait déjà. Jonathan PRYCE reprend d'ailleurs le rôle du nobody qui s'échappe dans un monde fantasmatique où il devient un chevalier sans peur et sans reproches qu'il jouait déjà en 1985. Simplement dans "Brazil" (1985) le combat de Terry GILLIAM contre l'industrie cinématographique était maquillé en lutte contre le totalitarisme. Dans "Fisher King" (1991) on en avait une belle variante avec l'amitié entre le clochard-chevalier Parry (Robin WILLIAMS) et le producteur de radio cynique en quête de rédemption Jack Lucas (Jeff BRIDGES). Le personnage de Toby joué par Adam DRIVER est une sorte de cousin de Jack Lucas, réalisateur de publicités cynique qui en découvrant les ravages qu'il a fait autour de lui en renonçant à ses rêves de jeunesse va tenter de se racheter (auprès de lui-même et de ceux à qui il a fait du mal). En ce sens, la trame du film est limpide et rend le film particulièrement émouvant.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.