La rencontre entre Michel HAZANAVICIUS et Jean-Claude GRUMBERG a accouché d'un conte qui entre en collision avec l'Histoire. La demeure isolée dans la forêt, le bébé abandonné dans la neige et recueilli par une pauvre bûcheronne en mal d'enfant, l'effroi qu'inspire au début le bûcheron puis ses collègues de travail que l'on identifie à des ogres. Mais impossible d'ignorer le contexte historique: la guerre est mentionnée, les trains ne cessent de traverser la forêt, non loin de la maison des bûcherons et lorsque le point de vue change, adoptant celui du père du bébé jeté par-dessus bord, on découvre que le camp de Auschwitz n'est qu'à quelques pas. Comment ne pas penser à "Shoah" (1985) et aux témoignages des paysans polonais gavés de préjugés antisémites ayant regardé passer les trains? Les nazis avaient bien retourné le cerveau de ces populations incultes sous l'emprise d'un catholicisme obscurantiste pour qu'ils deviennent les complices de leurs crimes. Pourtant c'est aussi en Pologne qu'il y a eu le plus de Justes et ce film le rappelle, au travers du couple de bûcherons protecteurs et également d'une gueule cassée de la grande guerre qui va apporter à l'enfant une drôle de mère nourricière sans lequel il n'aurait pas survécu. L'appel de la vie fut parfois plus fort que n'importe quelle idéologie, plus fort que les passions les plus tristes. Le choix de l'animation permet un travail remarquable de stylisation qui rend l'approche sensible: sur le blanc cotonneux de la neige étouffant les sons, les trains se détachent tels des masses noires sifflantes crachant le feu de l'enfer. Ils hantent les cauchemars des personnages, des gens simples pris dans des enjeux qui les dépassent et dont aucun ne sortira indemne. Ce qui également contribue à la force du récit, c'est d'entendre comme sortie d'outre-tombe la voix de Jean-Louis TRINTIGNANT qui a eu tout juste le temps d'enregistrer la voix du narrateur de l'histoire avant de s'éteindre en 2022.
Si j'ai quelque chose à reprocher à ce film, c'est son caractère programmatique et un peu mécanique. Une fois que "Le Capitaine Volkonogov s'est echappe" (2021) et surtout, une fois qu'il a reçu (en rêve) la mission qui donne du sens à son évasion, on devine sans peine dans quelle direction le film va et comment il va se terminer. De plus, même si cela est fait d'une manière élégante, parfois même burlesque, l'odyssée du capitaine se résume à des variations autour d'un même enjeu à la manière d'un film à sketches: rencontrer des familles de personnes victimes des purges staliniennes auxquelles il a participé afin d'obtenir un pardon et ainsi, sauver son âme. On objectera que chaque rencontre enrichit un peu plus le tableau de l'effroyable totalitarisme stalinien. Bienvenue dans un système de terreur orwellien et kafkaïen reposant sur la paranoïa et la délation où n'importe qui pouvait être torturé et exécuté non pour les crimes qu'il avait commis mais pour ceux qu'il était susceptibles de commettre sur la foi de ses origines, de ses liens de parenté ou de camaraderies, de ses activités, de ses comportements. Un système dans lequel grâce à des "méthodes spécifiques", des innocents finissaient par avouer une culpabilité imaginaire ce qui justifiait leur élimination bien réelle. Quant aux familles, elle n'étaient pas informées et certaines préféraient pour leur propre survie renier ceux que le régime avait frappé. Un système dans lequel, Volkonogov l'apprend à ses dépends, le chasseur devient le chassé le jour où STALINE décide de retourner les grandes purges contre leurs auteurs afin de les "réévaluer" c'est à dire leur faire porter le chapeau des crimes et de s'en exempter lui-même. D'ailleurs, celui qui poursuit Volkonogov a lui-même une épée de Damoclès sur la tête. Bref, c'est irrespirable et on ressent bien la culture de mort qui règne dans le film ainsi que l'absence de toute humanité (aucun lien n'est possible puisqu'il est aussitôt entaché de soupçon et chacun apparaît comme un mort en sursis). Seulement ce caractère monolithique du film est franchement plombant à la longue en dépit d'une esthétique rétro-futuriste originale (on appréciera particulièrement l'utilisation de la couleur rouge) et de l'interprétation magistrale de Yuriy BORISOV.
"Le Juge et l'assassin" témoigne des qualités du cinéma de Bertrand TAVERNIER:
- Une talent manifeste pour incarner l'histoire, amenant la reconstitution du passé sur le terrain du présent, de l'urgence, du documentaire et la mettant à hauteur des individus. D'ailleurs, l'intrigue du film s'inspire d'une histoire authentique ayant défrayée la chronique à la fin du XIX° siècle. Celle du parcours criminel de l'un des premiers serial killers français, Joseph Vacher devenu dans le film Joseph Bouvier et surnommé le "jack l'éventreur du sud-est". Ses crimes sont contemporains de l'Affaire Dreyfus et de l'émergence de la presse à grand tirage qui a médiatisé ces affaires ce dont le film se fait l'écho.
- Cela va de pair avec un amour pour le cinéma français de patrimoine dénigré par la nouvelle vague que Bertrand TAVERNIER nous a invité à redécouvrir dans "Voyage a travers le cinéma francais" (2016) et qu'il a remis en selle en faisant appel au duo de scénaristes emblématiques formé par Pierre BOST peu avant sa mort et Jean AURENCHE.
- Une attirance pour les personnages complexes voire amoraux à rebours de tout manichéisme. Si on ne perd jamais de vue l'horreur des crimes commis par Joseph Bouvier, celui-ci apparaît à l'image de Conan comme à la fois bourreau et victime. Il suscite aussi bien l'horreur que la pitié ce qui en fait un personnage tragique (ce que soulignent les superbes paysages ardéchois dans lesquels il vagabonde). Son antagoniste, le juge Rousseau s'avère derrière son apparente bonhomie être aussi bien arriviste que manipulateur.
- De fructueuses collaborations avec les acteurs qu'il a souvent lancé ou relancé tels que ici Philippe NOIRET, la regrettée Christine PASCAL (que l'on voit à la fin du film) ou encore Isabelle HUPPERT. Véritable génie du casting, Bertrand TAVERNIER savait les mettre en valeur comme personne. Dans "Le juge et l'assassin", la prestation à contre-emploi de Michel GALABRU, puissante et saisissante lui a valu un César.
Alors oui, parfois Bertrand TAVERNIER a la main un peu trop lourde sur la lutte des classes et le didactisme avec un final quelque peu superflu mais cela n'altère pas la qualité de l'ensemble.
Il y a des éclairs de génie dans "Un peuple et son roi", à l'image de cette pierre de la Bastille qui tombe, faisant symboliquement entrer le soleil dans le quartier populaire du faubourg Saint-Antoine. Comme un mai 1968 avant la lettre ("Let the sun shine, let the sun shine in"). Dans le même esprit, il y a cette petite fille qui danse au milieu des plumes échappées des oreillers éventrés lors de l'assaut des Tuileries du 10 août 1792. Mais le problème, c'est que ces moments visionnaires ne parviennent pas à s'assembler pour former un tout cohérent et puissant qui nous emporte tout en nous éclairant sur une période historique riche et complexe. En effet, où que l'on se tourne, le film apparaît bancal. Sur le plan historique tout d'abord, le film s'intitule "Un peuple et son roi" mais il ne respecte pas le contrat en introduisant un troisième protagoniste: l'assemblée législative. Or cette assemblée, le film en escamote complètement les origines ce qui d'ailleurs explique que la prise de la Bastille soit évoquée sans être expliquée (attaquer un symbole de l'arbitraire royal oui mais pourquoi à ce moment là? Aller prendre de la poudre, oui mais dans quel but?) C'est ennuyeux parce que soit il ne fallait pas en parler du tout, soit il fallait au moins montrer qu'elle était issue d'un vote populaire et qu'elle représentait les aspirations populaires, au moins à ses débuts. Cela aurait permis de mieux comprendre le fossé croissant entre la bourgeoisie (bien représentée à l'assemblée) et les classes populaires (réduites au rang de spectateurs et privées du droit de vote) jusqu'à la rupture définitive de la fusillade du champ de Mars du 17 juillet 1791. Mais on s'éloignait sans doute trop du sujet. Autre problème majeur, l'escamotage quasi complet du clergé et de la noblesse, les ordres privilégiés qui tout autant que le roi étaient au coeur du pouvoir sous l'Ancien Régime. Dans le film de Pierre SCHOELLER, on a l'impression que le roi gouverne seul et qu'il est la seule cible des soulèvements populaires. Or le film escamote complètement la grande peur, jacquerie qui s'est répandue dans la majorité des campagnes françaises à la suite de la prise de la Bastille et a conduit à l'abolition des privilèges puis à l'adoption de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le versant sombre des émeutes populaires comme les massacres de septembre 1792 est également ignoré. De même que le rôle des soldats fédérés dans l'assaut des Tuileries. Il faut dire que les personnages issus du peuple sont à une exception près des artisans et ouvriers parisiens. Et l'exception, c'est un vagabond pas vraiment représentatif de la paysannerie française (et puis choisir Gaspard ULLIEL, ça fait très "Jacquou le croquant"). On a donc une vision de l'histoire abusivement simplifiée. Car sur le plan romanesque, ce n'est guère plus convaincant. Pierre SCHOELLER tente de relier petite et grande histoire en suivant toute une série de personnages, célèbres ou anonymes mais fatalement, il s'éparpille. Plus ennuyeux encore, il alterne des scènes qui se veulent épiques (mais qui manquent d'ampleur, faute de moyens?) et des joutes oratoires très statiques à l'assemblée. C'est dommage au regard de la qualité du casting (Olivier GOURMET est une fois de plus excellent tout comme Laurent LAFITTE dans le rôle d'un Louis XVI dépassé par les événements) et le réalisateur fait un effort louable pour mettre en avant le rôle des femmes (les lavandières jouées par Adele HAENEL et Izia HIGELIN). Mais il est noyé sous le poids d'une Histoire trop lourde pour ses frêles épaules.
"Au revoir les enfants" est un film bouleversant. Un film à la fois juste, précis et d'une très grande sensibilité. Car il est construit au travers du regard de Julien, un enfant plus sensible que les autres (c'est à dire le réalisateur lui-même -il s'agit de ses souvenirs, même s'ils sont romancés-). Les autres, ce sont les camarades du pensionnat religieux où il étudie avec lesquels il n'a guère d'affinités. La première scène où sa mère aimante le serre dans ses bras sur le quai de gare avant le départ nous fait prendre conscience de son innocence, de sa vulnérabilité, de son besoin de tendresse. Elle renvoie à la terrible scène de la fin du film dans laquelle Julien regarde longuement, sans un mot, Joseph, l'ancien homme à tout faire du collège, celui qui a dénoncé à la Gestapo le père Jean et les trois enfants juifs qu'il cachait dont Jean Bonnet qui était devenu son ami, le renvoyant à nouveau dans sa solitude, l'innocence en moins. La scène dans laquelle Julien et Jean se retrouvent seuls, perdus dans la forêt, ce dernier lui demandant s'il n'y a pas de loups (plus tard, il lui dira qu'il a tout le temps peur) est une métaphore assez transparente de l'histoire du film tout entier si celui-ci avait été un conte. Car l'autre aspect frappant du film de Louis MALLE, c'est la précision et la justesse de sa reconstitution de la France de Vichy. Dans "Lacombe Lucien" (1974) qui avait fait scandale, il avait déjà taillé en pièces le mythe résistancialiste et montré le parcours sinueux d'un jeune homme aux motivations primaires. Il reprend le même procédé dans "Au revoir les enfants", avec Joseph qu'il définit comme "le petit cousin de Lucien". Mais il y a beaucoup d'autres personnages secondaires dans "Au revoir les enfants" dont les comportements ou les propos renvoient l'image d'un pays nageant en eaux troubles. Cela va de la religieuse qui dénonce un enfant juif du regard pendant qu'un surveillant (réfractaire du STO) essaye de le cacher à la mère de Julien qui lâche un "il ne manquerait plus que ça" (que nous soyons juifs) à un camarade de classe de Julien qui dit un "Tu crois qu'ils vont nous emmener? On a rien fait, nous, hein?" qui renvoie à une supposée culpabilité intrinsèque des juifs. La culpabilité d'ailleurs imprègne aussi le personnage de Julien (double de Louis MALLE) qui semble suggérer que c'est son regard vers Jean sous l'oeil du chef de la Gestapo qui l'a dénoncé. Le père Jean lui-même, héroïque figure de la Résistance est montré comme un homme en proie aux doutes (la scène de l'hostie le met en face d'un terrible dilemme, trahir Jean Bonnet ou trahir la religion de celui-ci) et faillible (le renvoi de Joseph édicté selon sa ligne de conduite morale est le déclencheur de la tragédie finale). Tant de nuances dans un film où si peu de mots sont prononcés mais où le regard (celui des personnages, celui de la caméra) en dit tant est tout simplement admirable.
Excellent film de Claude LELOUCH dont j'ai particulièrement apprécié l'ironie. J'ai mis quelques minutes à entrer dedans, histoire de m'habituer à la couleur sépia et de comprendre où il voulait en venir mais une fois la machine lancée, on se régale jusqu'aux dernières secondes. Tout le sel de ce film provient de la manière avec laquelle Claude LELOUCH brouille les frontières entre le bien et le mal, les "gentils" et les "méchants", pas très loin finalement d'un Sergio LEONE dans "Le Bon, la brute et le truand" (1966). Mais si la cible du réalisateur italien était la morale religieuse, celle de son homologue français vise la bourgeoisie collaborationniste et le fonctionnement de l'Etat sous et après Vichy. Car rappelons qu'en 1976, celui-ci n'avait pas reconnu sa responsabilité dans les crimes commis pendant l'Occupation. Le tout avec un ton mi espiègle, mi grinçant et un mélange de légèreté et de gravité qui fait mouche. Dans un premier temps, c'est la légèreté qui l'emporte. On suit d'un côté deux petits malfrats, Jacques et Simon joués par Jacques DUTRONC et Jacques VILLERET, bientôt rejoints par une prostituée, Lola (Marlene JOBERT) qui se met en couple avec Jacques. Ces trois-là suscitent en dépit de leurs forfaits une certaine sympathie de par la joie de vivre qui les anime et leur côté libertaire, mis en valeur par Lelouch via un montage alterné qui contraste avec l'union guindée de Dominique (Brigitte FOSSEY) issue d'une famille bourgeoise maurassienne avec l'inspecteur Deschamps (Bruno CREMER). Tout ce petit monde se retrouve pourtant compromis avec la Gestapo française lorsque la guerre éclate. Les liens du régime de Vichy comme de l'Allemagne nazie avec la pègre sont en effet évoqués. Avec la spoliation des juifs il y a plein d'opportunités à saisir pour les plus combinards alors que le carriériste Deschamps ressemble de plus en plus à un certain Maurice Papon. Et la conscience morale dans tout ça? Elle viendra des femmes, Lola qui ne veut pas que son homme se rende complice d'un crime de guerre et Dominique qui ne supporte pas la collaboration. C'est par elles que viendra la gravité car elles en paieront le prix fort. Un sacrifice qui permettra à leurs compagnons, eux aussi éprouvés, d'être décorés pour faits de Résistance après la guerre. Mais le seul des deux dont la conscience a réellement basculé n'est pas celui qu'on croit. Et suprême ironie, que ce soit volontaire ou pas, le chef de la Résistance dans le film est joué par Serge REGGIANI. Soit le faux résistant et le vrai traître de "Marie-Octobre" (1958)...
Mais qu'il est beau ce film! Je suis encore enchantée d'avoir pu l'attraper au vol, juste avant qu'il ne disparaisse sur Arte. Parfois (c'est loin d'être toujours le cas), la conjonction de talents aboutit à un résultat harmonieux, cohérent où chacun donne le meilleur de lui-même et converge dans le même sens. C'est l'un des plus beaux rôles de Jean-Paul BELMONDO qui conjugue ici l'action, l'élégance, la sobriété avec une profonde mélancolie qui le rapproche de son fabuleux personnage de "La Sirene du Mississipi" (1969). Les décors, les costumes et la photographie forment un écrin d'une rare justesse, on s'y croirait. Le tout au service d'un puissant récit contestataire de l'ordre social en phase avec le contexte historique retranscrit, la fin du XIX° siècle. L'auteur de l'oeuvre originale, Georges Darien était un libertaire, partisan de l'anarchisme, un mouvement transnational qui avait mené en France au début des années 1890 des attentats sanglants destinés à déstabiliser l'Etat bourgeois (l'assassinat du président Sadi Carnot en 1894 par exemple) avant d'être impitoyablement réprimé. Louis MALLE et Jean-Claude CARRIERE ont ainsi pu à travers son récit régler leurs propres comptes avec la bourgeoisie et faire souffler l'esprit du futur mai 68. Avant de devenir un cambrioleur professionnel (et un obsessionnel compulsif du vol de bijoux), Georges Randal est montré en effet comme une victime de cet ordre social bourgeois, personnifié par son oncle et tuteur, Urbain Randal (Christian LUDE) qui le prive de son héritage et de sa fiancée. Ce faisant, il créé un ennemi de classe au mode opératoire minutieusement retranscrit et symbolique. Il y a un côté hautement jouissif à voir cet homme se venger encore et encore en forçant les portes, fenêtres, coffre-fort et autres secrétaires des maisons patriciennes qu'il ravage systématiquement, ne laissant derrière lui que désordre et désolation. Mais ses interventions subvertissent également les stratégies de ses ennemis en matière matrimoniale comme successorale. Quant il ne se paye tout simplement pas leur tête, ceux-ci rivalisant de bêtise. Les coups de griffe n'épargnent pas le cléricalisme, coupable de sa collusion avec le milieu bourgeois. Ainsi le personnage joué par Julien GUIOMAR s'avère être un abbé escroc alors que offense suprême vis à vis de son oncle, Georges Randal le prive de funérailles religieuses en falsifiant son testament. Les femmes, quel que soit leur statut sont les meilleures alliées de Georges, trouvant à ses côtés le moyen de prendre une revanche vis à vis d'un ordre patriarcal qui les opprime. C'est l'occasion de voir un beau défilé d'actrices: Bernadette LAFONT, Genevieve BUJOLD, Marie DUBOIS, Francoise FABIAN, Marlene JOBERT ou encore Martine SARCEY.
J'avais vu "Senso" une première fois il y a très longtemps et ce qui s'y racontait m'était passé au dessus de la tête. A l'occasion de sa ressortie au cinéma, je l'ai revu, sans pour autant véritablement accrocher. Luchino VISCONTI dont c'était le premier grand film historique dévoile un penchant pour la décadence, la décomposition, l'autodestruction qui parfois parvient à faire mouche grâce à son sens de la mise en scène opératique et au raffinement esthétique mais le duo formé par Alida VALLI et Farley GRANGER est plus médiocre que tragique. La comtesse symbolise le déclin de l'aristocratie et l'officier celui de l'Empire autrichien. Cela passe pour la comtesse par l'avilissement et la trahison de ses idéaux alors que l'officier qu'elle a dans la peau s'avère être une sorte de virus, lâche et vénal dont elle ne parvient à se débarrasser qu'au dernier degré de sa déchéance. Ce récit d'une passion aveugle et fatale se noue à l'opéra pendant une représentation du "Trouvère" de Verdi et alors que les patriotes italiens manifestent contre l'occupation autrichienne. Luchino VISCONTI relie destins individuels et histoire collective avec maestria. Dommage que ses personnages soient si plats et leurs échanges, si creux, suscitant agacement et ennui. Il fera beaucoup mieux avec "Les Damnes" (1969) en troquant la viennoiserie pour le film d'épouvante peuplé de monstres.
Immersion dans la jungle vietnamienne à la fin du conflit indochinois, "La 317° section", adaptation au cinéma du roman de Pierre SCHOENDOERFFER par lui-même est un film qui frappe par son réalisme quasi-documentaire mais aussi par son humanisme. Sans doute le meilleur film de guerre français à ce jour, en tout cas celui qui a eu le plus d'influence. L'expérience du réalisateur comme vétéran et reporter de guerre y est manifeste plus que celle de son imaginaire nourri de lectures de romans d'aventure. S'y ajoute l'influence de la Nouvelle Vague: le film est produit par Georges de BEAUREGARD et le chef opérateur n'est autre que Raoul COUTARD, lui-même vétéran de la guerre d'Indochine où il officiait comme photographe. On notera d'ailleurs le clin d'oeil à "A bout de souffle" (1960) dans le dialogue à la fin du film entre Torrens (Jacques PERRIN) qui dit en parlant de sa blessure "Ah c'est dégueulasse" et Willsdorf (Bruno CREMER) qui lui répond "Qu'est ce que ça veut dire dégueulasse, c'est la guerre". "La 317° section" dépeint l'évacuation sans issue d'une garnison isolée dans la jungle et la disparition progressive mais inexorable de ses membres. Au travers de l'amitié qui se noue progressivement entre le jeune et idéaliste lieutenant Torrens et l'expérimenté et pragmatique adjudant Willsdorf, un ancien malgré-nous qui enchaîne les conflits, Pierre SCHOENDOERFFER dépeint à hauteur d'homme la lente agonie d'une compagnie plongée en terrain hostile, la pluie, la boue, la dysenterie, la précarité du ravitaillement en vivres et de médicaments les traversées dangereuses des rivières, les embuscades dans une jungle qui semble ne pas avoir de fin tout comme la guerre. C'est d'autant plus réaliste que l'équipe du film s'est vraiment mise dans les conditions vécues par les personnage durant le tournage au Cambodge qui a dû être éprouvant.
On connaît mieux les adaptations cinématographiques du célèbre roman de Choderlos de Laclos que les versions télévisuelles. Charles BRABANT, fondateur de la SCAM (société civile des auteurs multimédia) venu du théâtre et du cinéma fait partie des pionniers de l'ORTF qui considérait la télévision comme un terrain d'expérimentation permettant davantage de liberté d'expression que le cinéma, ce qu'elle était sans doute à cette époque. "Les liaisons dangereuses" a été réalisé pour la première chaîne en 1979 et mêle le roman à un épisode de la vie de son auteur, son emprisonnement durant la Terreur en 1793. Enfermé dans sa cellule de Picpus, il voit apparaître son personnage, Mme de Merteuil dont le visage a été ravagé par la petite vérole. Un dialogue s'engage alors entre eux, nourri d'extraits du roman, l'éclairant au jour des événements révolutionnaires ainsi que la vie de son auteur. Officier d'artillerie, Choderlos de Laclos était bridé dans sa carrière par ses origines d'anobli (donc de "parvenu") et un grand admirateur de Rousseau. Il était également féministe avant la lettre comme Beaumarchais. Tous ces éléments l'ont conduit à jouer un rôle actif dans la Révolution. On lui attribue notamment un rôle clé dans la marche des femmes sur Versailles en octobre 1789, dans la rédaction de la pétition à l'origine de la fusillade du Champ de Mars en 1791 et dans la bataille de Valmy en 1792. Ses opinions fluctuantes (jacobin, il se rallia au bonapartisme comme Noirtier dans "Le Comte de Monte-Cristo") lui valurent son emprisonnement en tant que suspect mais il réussit à être libéré en 1794. Le film est donc autant un portrait de Choderlos de Laclos qu'une adaptation de son roman. L'ensemble dégage beaucoup de théâtralité mais les acteurs sont remarquables, notamment Jean NEGRONI dans le rôle principal, Claude DEGLIAME dans celui de Mme de Merteuil et Jean-Pierre BOUVIER dans celui d'un Valmont plus sombre que dans les versions cinématographiques, véritable prédateur sexuel sans aucune ambiguïté ce qui donne à cette version datée de 1979 des accents modernes. Cécile de Volanges est violée avec pour conséquence une fausse couche montrée dans toute sa crudité et la séduction de Mme de Tourvel relève de la pure vanité sans une once d'amour.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.