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Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

Publié par Rosalie210

DEUXIEME PARTIE

LXI
" Je suis double. L'un est là pour embêter l'autre, l'un détruit ce que l'autre entreprend, sans que je sache lequel." (Bernard Giraudeau à propos de son signe astrologique)
Doté d'une personnalité à la fois créatrice et destructrice, hyperactive et contemplative, murée en elle-même et avide de liberté, masculine et féminine, sombre et solaire, généreuse et égoïste, courageuse et prompte à la dérobade, franche et pudique, entière et adepte des faux-semblants, énergique et dépressive, rebelle et docile, dure et (hyper)sensible, forte et fragile, autoritaire et en recherche d'autorité, à la conquête du monde et en quête de sens, Bernard Giraudeau a passé l'essentiel de sa vie à se chercher tout en se fuyant. Une quête d'identité qu'il a effectué dans de grands espaces et des scènes de théâtre, au coeur de la forêt équatoriale et au sommet de la cordillère des Andes. Mais une quête tourmentée, longtemps figée au stade infantile, véritable enfer pour lui-même et pour son entourage. Ce sont les épines d'acacia dans sa poitrine qui l'ont fait grandir d'une seule traite, qui l'ont fait "passer des ténèbres à la sagesse" avant qu'elles ne se referment une fois pour toutes sur leur proie.
"Moi qui aimait les déserts, avec l'infini des robes minérales, je savais impossible ma retraite en cette austérité. Pourtant, quelque chose accrochait le ventre et vous sommait d'ouvrir les bras au soleil. Il faut être soudain poreux pour aimer. La terre se donne. Si elle repousse, c'est qu'on a fermé quelque chose en soi." (Les dames de nage)

"Moi qui aimait les déserts, avec l'infini des robes minérales, je savais impossible ma retraite en cette austérité. Pourtant, quelque chose accrochait le ventre et vous sommait d'ouvrir les bras au soleil. Il faut être soudain poreux pour aimer. La terre se donne. Si elle repousse, c'est qu'on a fermé quelque chose en soi." (Les dames de nage)

LXII
" Les autres officiers et moi-même nous sommes des êtres frustes, vulgaires. Fosca est cultivée, elle a un esprit délicat, subtil. Dès que je vous ai vu je me suis dit: voilà le type d'homme que Fosca aimera. Vous êtes beau, et sensible. Malheur à ceux qui viennent au monde avec la marque de ce péché originel." 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Passion d'amour réalisé en 1981 par Ettore Scola grave magistralement dans le marbre les tourments d'un homme qui, à 34 ans, était alors au faîte de sa jeunesse et de sa beauté. Une beauté quasi surréelle parce que déjà hantée par la mort. Il l'avait frôlée à plusieurs reprises à la fin de son adolescence et une chiromancienne lui avait prédit qu'il allait mourir jeune. "Un homme solaire et inquiet."; "On voyait l'ombre de la mort sur son visage et en même temps il était lumineux."
 
LXIII
Le film est l'adaptation d'un roman aux résonances autobiographiques de Iginio UgoTarchetti. Il ne put achever celui-ci, emporté.... à tout juste 30 ans par la tuberculose.
Tarchetti s'est dépeint aussi bien dans le personnage de Fosca que dans celui de Giorgio Barchetti (qui à une lettre près est son nom de famille).

Tarchetti s'est dépeint aussi bien dans le personnage de Fosca que dans celui de Giorgio Barchetti (qui à une lettre près est son nom de famille).

LXIV
Passion d'amour se déroule au XIX° siècle dans le Piémont italien. Un jeune et fringant capitaine de cavalerie, Giorgio Barchetti est affecté dans une garnison isolée au coeur des Alpes. A son grand désespoir, il doit s'éloigner de sa belle maîtresse, Clara qui est mariée et a un enfant.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
 
Mais dans sa nouvelle affectation, il fait la connaissance d'une jeune fille de son âge, Fosca ("obscure"). Celle-ci vit quasiment cloîtrée car frappée à la fois par une terrible laideur et une maladie potentiellement mortelle. 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

Fosca est bouleversée par la beauté de Giorgio mais aussi par sa sensibilité si semblable à la sienne et totalement insolite chez un homme de ce temps et de ce milieu. Elle tombe passionnément amoureuse de lui et révèle sa force de caractère hors du commun (prodigieuse Valeria d'Obici!). En effet ses sentiments se manifestent de façon intense, opiniâtre, douloureuse et oppressive au travers de crises d'hystérie particulièrement terrifiantes. 

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Après une longue lutte interne entre répulsion instinctive et attraction irrésistible, Giorgio finit par découvrir et accepter en lui un sentiment d'une intensité supérieure à tout ce qu'il a vécu jusque-là.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

 Mais cette passion lorsqu'elle se concrétise finit par les détruire tous les deux.

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LXV
Ettore Scola choisit Bernard Giraudeau pour jouer le rôle de Giorgio Barchetti après avoir rencontré près d'une cinquantaine de comédiens différents: " Immédiatement, le courant passe entre les deux hommes: le scénario renvoie Bernard à ses propres interrogations sur la beauté." (Bertrand Tessier).
Bernard Giraudeau est très surpris voire incrédule d'avoir été choisi par l'un des maître du cinéma italien alors qu'à la même époque il ne tourne en France que des grosses productions populaires à succès "Scola, très psychologue, a dû comprendre qu'intérieurement j'étais plus angoissé, plus fragile et plus violent que je ne le laissais paraître" (B.G)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

LXVI
La beauté et son contraire, la laideur occupent une place centrale dans le film. Mais là où l'histoire s'avère profondément originale et moderne, c'est que ces deux notions sont sexuellement inversées. La beauté qui est d'essence féminine s'incarne dans un corps masculin alors que la laideur, attribuée traditionnellement au masculin (de la Belle et la Bête à Cyrano de Bergerac en passant par Quasimodo et Esméralda) s'incarne ici dans un corps féminin.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXVII
Plus l'histoire progresse, plus la nature féminine de Giorgio se révèle: "Le cheminement de Giorgio a été pour moi une expérience extrêmement douloureuse. C'était très difficile d'accepter cette évolution. Giorgio est passif, il ne dit rien, il ne fait rien, il subit l'autre." (BG)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Bien évidemment, Ettore Scola ne lui a pas attribué ce rôle innocemment: " Les séducteurs ont toujours une part importante de féminité en eux. Sur le tournage, je m'amusais à l'appeler "mon actrice préférée." (Ettore Scola)
 
LXVIII
La mue est achevée quand Giorgio, atteint des mêmes manifestations hystériques que Fosca est réformé de l'armée. L'hystérie est traditionnellement associée aux femmes, hystera signifiant utérus. 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXIX
Le second thème majeur du film est l'incompatibilité entre le bonheur et la passion. Au début du film, Fosca refuse de se montrer de peur d'être rejetée par Giorgio. Ils dialoguent par livres interposés qu'il fait monter dans sa chambre. Parmi eux La Nouvelle Héloïse de Rousseau devient un véritable sésame. Fosca a souligné en effet une phrase lourde de sens dans le livre (voir Jackie Demaistre dans la première partie): " Les passions les plus douloureuses procurent une jouissance qui supplée au bonheur." Comment ne pas songer à Truffaut et à cette phrase récurrente dans son oeuvre: "vous aimer est à la fois une joie et une souffrance."
Dans le manga de la Rose de Versailles (dont Lady Oscar est une adaptation), le comte de Girodelle (qui a demandé la main d'Oscar) se moque d'André en lui suggérant de lire La nouvelle Héloïse qu'il juge "enfantin". Après l'avoir lu et s'y être reconnu dans son amour impossible pour Oscar, André pense qu'"il n'y a des amours qui ne sont unies que par la mort."

Dans le manga de la Rose de Versailles (dont Lady Oscar est une adaptation), le comte de Girodelle (qui a demandé la main d'Oscar) se moque d'André en lui suggérant de lire La nouvelle Héloïse qu'il juge "enfantin". Après l'avoir lu et s'y être reconnu dans son amour impossible pour Oscar, André pense qu'"il n'y a des amours qui ne sont unies que par la mort."

LXX
Troisième thème fondamental du film: la sexualité mortifère. Fosca avec son visage d'épouvante et son corps tourmenté est une cousine pas très lointaine du Nosferatu de Murnau et du Cri de Munch. 
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Elle s'aggripe à Giorgio, le prive peu à peu de sa force vitale, le vampirise. Plus le film progresse, plus celui-ci s'affaiblit et s'obscurcit, finissant par s'enrouler dans sa cape noire à la manière d'une grosse chauve-souris.

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LXXI
Elle finit par l'entraîner avec elle dans le monde des ténèbres et même par l'absorber complètementAlmodovar dans son court-métrage en N et B "L'Amant qui rétrécit" (Parle avec elle 2002) illustre cette angoisse latente d'être avalé par le sexe féminin à la façon de l'origine du monde de Courbet. C'est cette crainte qui a entraîné la chasse aux sorcières au Moyen-Age car selon le Maleus Maleficarum "toute sorcellerie vient des passions charnelles qui dans les femmes, sont insatiables."

Quant à Fosca, sa laideur l'a tenue à l'écart des hommes puis l'a rendue malade lorsqu'elle a été flouée par un escroc qui s'est enfui le jour de ses noces avec sa dot. Depuis, la sexualité lui est interdite sous peine de mort. C'est justement pour cela qu'elle passe outre avec Giorgio avec les mêmes conséquences que dans La Belle au Bois dormant"Le jour de ses 16 ans, elle se piquera le doigt avec un fuseau et elle en mourra."

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXII
" J'aurai dû être marin toute ma vie, pas acteur. Je suis un marin acteur." (Le Marin à l'ancre) Aussi (sur)doué pour la gymnastique intellectuelle et l'expression artistique que pour le travail manuel ou les exploits sportifs Bernard Giraudeau a eu plusieurs vies et autant de métiers ou d'occupations différentes. Outre les deux professions déjà citées (de loin les plus importantes), il a été contrôleur à la chaîne, colleur d'affiches, fabricant de colliers et de bracelets, vendeur de placards publicitaires, manutentionnaire, danseur, karatéka, alpiniste, parachutiste, réalisateur...
Les marins perdus (2003) réalisé par Claire Devers d'après le roman du même nom de Jean-Claude Izzo. Un bateau à quai qui symbolise l'impasse existentielle dans la vie de trois hommes de mer. La réalisatrice a engagé Giraudeau sans connaître son passé de marin. Celui-ci infléchit certains passages du film qui prennent une résonance autobiographique.

Les marins perdus (2003) réalisé par Claire Devers d'après le roman du même nom de Jean-Claude Izzo. Un bateau à quai qui symbolise l'impasse existentielle dans la vie de trois hommes de mer. La réalisatrice a engagé Giraudeau sans connaître son passé de marin. Celui-ci infléchit certains passages du film qui prennent une résonance autobiographique.

LXXIII
Et puis il y a l'écriture "ce désir d'enfance d'écrire au monde". Il griffonne sur des carnets de notes durant les années de marine nationale comme durant la période de vedettariat.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Son talent d'écrivain n'éclate au grand jour que dans les années 2000 quand la maladie le contraint à l'ascétisme et à l'introspection. Comme Proust qui a toujours su lui résister puisqu'en qu'en dépit de ses efforts il n'est jamais parvenu à terminer A la recherche du temps perdu. Plutôt irritant quand on est un perfectionniste.
 
LXXIV
Entre 2001 et 2009, Bernard Giraudeau a publié cinq livres: une correspondance (Le Marin à l'ancre), un recueil de contes pour enfants (Les contes d'Humahuaca), un recueil de nouvelles (Les Hommes à terre) et deux romans Les dames de nage et Cher amour. A cela il faut rajouter les deux bandes dessinées réalisées d'après ces mêmes ouvrages avec le dessinateur Christian Cailleaux: R97-Les hommes à terre (2008) et Les longues traversées publiées à titre posthume en 2011.
Des livres à forte teneur autobiographique bien que les héros portent d'autres noms tels que Théo Laurens (R97) ou Marc Austère et ses amis Michel et Diego (Les dames de nage).
"Je pense parfois en t'écrivant que je ne suis qu'un marin d'encre et que toi, mon ami, le marin à l'ancre, il n'y a que ton corps qui soit ancré à Saint-Jean."

"Je pense parfois en t'écrivant que je ne suis qu'un marin d'encre et que toi, mon ami, le marin à l'ancre, il n'y a que ton corps qui soit ancré à Saint-Jean."

" Il y a des ports qui se cachent. ils se barricadent en concessions privées, ils se replient, se ferment.. Ils se portifient. Ils sont portifères."

" Il y a des ports qui se cachent. ils se barricadent en concessions privées, ils se replient, se ferment.. Ils se portifient. Ils sont portifères."

"Elle était riche d'un passé tumultueux, hésitant. Elle avait la souplesse d'un animal et la liberté offerte. Elle semblait, en ces instants une vague heureuse, épuisée, dirait Camus, qui s'abandonne sur la grève. Elle était femme des turbulences et cherchait un abri. Elle était rieuse et douloureuse à la fois, c'est à dire doulourieuse."

"Elle était riche d'un passé tumultueux, hésitant. Elle avait la souplesse d'un animal et la liberté offerte. Elle semblait, en ces instants une vague heureuse, épuisée, dirait Camus, qui s'abandonne sur la grève. Elle était femme des turbulences et cherchait un abri. Elle était rieuse et douloureuse à la fois, c'est à dire doulourieuse."

"Je vous écris pour prolonger l'instant, en garder une trace, tordre le cou à la fugacité, à l'oubli, à l'impermanence, ceci sans succès bien sûr puisque c'est vouloir figer l'éphémère et j'aime l'éphémère, nul n'est parfait."

"Je vous écris pour prolonger l'instant, en garder une trace, tordre le cou à la fugacité, à l'oubli, à l'impermanence, ceci sans succès bien sûr puisque c'est vouloir figer l'éphémère et j'aime l'éphémère, nul n'est parfait."

LXXV
Le contenu et le style de ses livres est à l'image de sa personnalité: varié, contrasté, marqué par des ruptures de rythmes et de tons, des passages d'un monde à un autre, d'un type de récit à un autre "Mais comment fait-il, Bernard Giraudeau? Comment parvient-il à passer en quelques lignes de l'horreur à la beauté, d'un cruel réalisme à la poésie, du rire aux larmes, du vaste monde à la loge d'un théâtre, d'Anouilh à Magellan, des choses qui fâchent aux choses qui enchantent?" (Bernard Pivot à propos de Cher amour)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXVI
L'évolution personnelle de Bernard Giraudeau est perceptible à travers ses romans. On bouge tellement d'un lieu à l'autre dans Le Marin à l'ancre que l'on finit par avoir le tournis. L'univers se réduit à des sensations ou des impressions furtives. Les faits les plus traumatisants et/ou les plus sordides sont exposés avec une crudité suffocante. Un certain fatalisme (inaptitude au bonheur, à l'amour etc.) teinté d'angoisse imprègne le tout. A l'autre bout du spectre, Cher amour est ample, lent, approfondi, réflexif, contemplatif, perméable, doux, sensible et ouvert à l'espoir. 
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXVII
Bernard Giraudeau est né à La Rochelle le 18 juin 1947. Son père qui est militaire a été prisonnier en Allemagne de 1940 à 1945. Puis il a été affecté à Berlin au début de la guerre froide avant de s'engager dans les guerres coloniales d'Indochine et d'Algérie. Entre ses engagements, il tient une épicerie puis vend des automobiles. Fuyant ou absent, "toutes fenêtres closes sur la pudeur" puisque "communiquer était impudique" (Le Marin à l'ancre). 
Sa mère, femme au foyer est issue d'une famille huguenote ayant trouvé refuge dans ce fief du protestantisme depuis l'édit de Nantes. D'une autre façon que le père, elle n'est pas vraiment là non plus " Maman était quelqu'un d'un peu absent, qui a toujours vécu dans son monde. Elle ne posait pas de questions." (Elizabeth Giraudeau). L'enfance de Bernard Giraudeau est solitaire (ses frères et sa soeur sont beaucoup plus jeunes que lui).
Je n'ai jamais eu de photos d'enfance nettes. Toutes furent prises avec cet appareil, qui laisseront toujours mes premières années de vie dans le flou. (Les dames de nage)

Je n'ai jamais eu de photos d'enfance nettes. Toutes furent prises avec cet appareil, qui laisseront toujours mes premières années de vie dans le flou. (Les dames de nage)

LXXVIII
 
C'est au croisement des deux influences parentales que se situe son passage chez les éclaireurs unionistes, des scouts protestants qui lui donnent le goût de l'aventure. 
Deux traits de son caractère s'affirment à cette occasion: son goût pour le commandement (il était toujours le chef "des troupes") et un comportement volcanique et rebelle qui lui vaut le totem de "Taurillon furieux".

Deux traits de son caractère s'affirment à cette occasion: son goût pour le commandement (il était toujours le chef "des troupes") et un comportement volcanique et rebelle qui lui vaut le totem de "Taurillon furieux".

" Je jure que j'ai cru, une nuit, au débarquement des contrebandiers sur les plages de l'Atlantique. Sur les pieds nus des pirates l'écume était phosphorescente. Un Long John Silver donnait rudement des ordres et maniait un grand coutelas. Un type avec un bandeau tenait un fusil. Il scrutait les dunes en s'attardant dans notre direction. Grouillez-vous les gars, y'a du danger, crachait-il tout bas mais assez fort pour être entendu, y'a mon nez qui me dit qu'on est peut-être pas tout seuls cette nuit. Dimitri a repéré un campement de l'autre côté des dunes, des mouflets qu'il a dit. Si je les prends, je les noie comme des petits chats." (Les dames de nage)

Jim et Long John Silver, les héros de l'un des premiers livres d'aventures dévoré par Bernard Giraudeau

Jim et Long John Silver, les héros de l'un des premiers livres d'aventures dévoré par Bernard Giraudeau

LXXIX
Outre Stevenson, deux écrivains de marine nourrissent l'imaginaire de l'enfant et de l'adolescent: Joseph Conrad et Herman Melville.
R97, les hommes à terre p 45

R97, les hommes à terre p 45

Les Hommes à terre, Billy, nouvelle, pp 85-110

Les Hommes à terre, Billy, nouvelle, pp 85-110

Plus tard, il y aura d'autres de ces écrivains navigateurs ou écrivains voyageurs ou écrivains aventuriers: Rimbaud, St-Exupéry, Kerouac, London etc.

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXX
Quand il ne bivouaque pas avec les éclaireurs sur l'île de Ré ou dans le marais poitevin, il s'évade sur les quais du port de commerce de la Rochelle entre grumes (troncs d'arbres) et conteneurs:
"Tu te retrouves à dix ans sur le port de la Pallice à regarder le nez en l'air, les grumiers d'Afrique ou du Brésil. Ca sent le bois, ça sent là-bas. Tu voudrais déjà aller sur le pont où flotte un pavillon panaméen. Le soleil avant de disparaître allume les bois rouges et la rouille des coques. Tu as déjà vu les grandes grues des quais, Roland? Le soir, elles s'immobilisent. Elles ressemblent à de gros insectes en attente. Il  y a une odeur de cuisine grasse, d'effluves de pétrole, de peinture. Cette odeur-là tu la reconnaîtras partout, la même odeur ou presque sur tous les bateaux du monde. Tu vois qu'il y a de quoi nourrir l'imaginaire. Tu as dix ans et tu es déjà parti." (Le Marin à l'ancre)

"Tu te retrouves à dix ans sur le port de la Pallice à regarder le nez en l'air, les grumiers d'Afrique ou du Brésil. Ca sent le bois, ça sent là-bas. Tu voudrais déjà aller sur le pont où flotte un pavillon panaméen. Le soleil avant de disparaître allume les bois rouges et la rouille des coques. Tu as déjà vu les grandes grues des quais, Roland? Le soir, elles s'immobilisent. Elles ressemblent à de gros insectes en attente. Il y a une odeur de cuisine grasse, d'effluves de pétrole, de peinture. Cette odeur-là tu la reconnaîtras partout, la même odeur ou presque sur tous les bateaux du monde. Tu vois qu'il y a de quoi nourrir l'imaginaire. Tu as dix ans et tu es déjà parti." (Le Marin à l'ancre)

Autre lieu-clé du quartier de la Pallice: le boulevard Emile Delmas situé juste derrière les docks, passerelle entre le port et la ville. La nuit tombée il se transforme en boulevard de la Soif.

"Tu as dix ans et tu passes avec ton vélo sans lumière sur le boulevard de la soif. C'est encore le port. Il y a des bistrots, des bordels. Tu roules lentement, le coeur battant. Tu scrutes l'interdit. Il y a des dos enfumés, des gueules qui se retournent sans te voir. Des filles qui collent, qui rient. Tu as dix ans et tu regardes. Un type sort pour dégueuler. Tu as honte qu'il te voie. Hoquets et cascades lie de vin. Qu'est-ce que tu fais là, petit? Tu cherches ta mère? Ginette, qui c'est le gamin? Je m'en tape du gamin, ferme la porte et essuie-toi. Tu verrais ta gueule en rouge et bleu sous les néons. L'Eden, le Caraïbe, le Bambou Bar. Il est tard et tu files à la maison." (Le Marin à l'ancre)
"Tu as dix ans et tu passes avec ton vélo sans lumière sur le boulevard de la soif. C'est encore le port. Il y a des bistrots, des bordels. Tu roules lentement, le coeur battant. Tu scrutes l'interdit. Il y a des dos enfumés, des gueules qui se retournent sans te voir. Des filles qui collent, qui rient. Tu as dix ans et tu regardes. Un type sort pour dégueuler. Tu as honte qu'il te voie. Hoquets et cascades lie de vin. Qu'est-ce que tu fais là, petit? Tu cherches ta mère? Ginette, qui c'est le gamin? Je m'en tape du gamin, ferme la porte et essuie-toi. Tu verrais ta gueule en rouge et bleu sous les néons. L'Eden, le Caraïbe, le Bambou Bar. Il est tard et tu files à la maison." (Le Marin à l'ancre)

"Tu as dix ans et tu passes avec ton vélo sans lumière sur le boulevard de la soif. C'est encore le port. Il y a des bistrots, des bordels. Tu roules lentement, le coeur battant. Tu scrutes l'interdit. Il y a des dos enfumés, des gueules qui se retournent sans te voir. Des filles qui collent, qui rient. Tu as dix ans et tu regardes. Un type sort pour dégueuler. Tu as honte qu'il te voie. Hoquets et cascades lie de vin. Qu'est-ce que tu fais là, petit? Tu cherches ta mère? Ginette, qui c'est le gamin? Je m'en tape du gamin, ferme la porte et essuie-toi. Tu verrais ta gueule en rouge et bleu sous les néons. L'Eden, le Caraïbe, le Bambou Bar. Il est tard et tu files à la maison." (Le Marin à l'ancre)

LXXXI
Issu d'une lignée de marins (sous marinier, pêcheur, cap-hornier) Bernard a la mer et le voyage dans le sang, des rêves de liberté plein la tête et refuse viscéralement d'aller à l'usine vers laquelle il semble destiné depuis qu'il a été orienté en collège technique en sixième.
15 ans, il quitte le collège pour entrer à l'Ecole des apprentis mécaniciens de la flotte de Toulon (dite aussi école des mousses ou école des arpètes) dont il sort premier en 1963 ce qui lui permet de choisir son embarquement.
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
En 1964 à 17 ans, il embarque donc pour son premier tour du monde à bord du navire école des officiers de la marine nationale, le porte-hélicoptères R97 dit La Jeanne d'Arc. Il est mécanicien spécialiste en turbine-diesel et chaudière, tout en bas de la hiérarchie (d'où le surnom péjoratif de "bouchon gras" en référence au chiffon utilisé par les mécaniciens pour éponger les taches d'huile). 
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXXII
Cependant, il découvre très vite un mode de vie éprouvant, très différent de celui qu'il s'était imaginé. Il passe ses journées à fond de cale, enfermé dans la salle des machines dans le bruit et la chaleur (plus de 40°). Le manque d'isolation l'empêche de dormir (sa cabine est juste au-dessus de la salle des machines). La promiscuité est pesante (ils sont une soixantaine à occuper le même poste).
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

Il a également oublié le fait que la marine est une partie de l'armée. Il est soumis à une discipline de fer, inspecté tous les jours, obligé de se plier aux pires corvées. 

C'est d'ailleurs en les récurant qu'il déniche le premier tome d'A la recherche du temps perdu de Proust, coincé dans la tuyauterie.

C'est d'ailleurs en les récurant qu'il déniche le premier tome d'A la recherche du temps perdu de Proust, coincé dans la tuyauterie.

LXXXIII
En plus de tout cela, il est le plus jeune et le plus frêle de l'équipage. Il a du mal à trouver sa place dans un monde d'hommes grossiers, brutaux et alcoolisés. Il se replie sur lui-même et n'est proche que de ceux qui comme lui écrivent des poèmes ou lisent de la littérature.
Tous les néophytes (surnommés "la "bleusaille") subissent des brimades. Un jour, il est victime d'une tentative de meurtre par pendaison. Celle-ci est interrompue par un second maître qui étouffe l'affaire. Cet événement longtemps tu laissera des traces. 

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXXIV
Les longues traversées constituent l'essentiel de son quotidien et celui-ci peut être très sportif notamment lors des typhons...
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

Les escales dans les ports sont d'autres moments de hautes turbulences. Certes, il y a des excursions, du shopping mais il y a surtout des virées de groupe dans les bars et les bordels qui tournent parfois au drame. 

Lors de son second tour du monde il se fait braquer en sortant d'un restaurant de Manille et croit que sa dernière heure est arrivée. Le déséquilibré le ramène jusqu'au bateau, le canon du revolver enfoncé dans son dos (Cher amour)

Lors de son second tour du monde il se fait braquer en sortant d'un restaurant de Manille et croit que sa dernière heure est arrivée. Le déséquilibré le ramène jusqu'au bateau, le canon du revolver enfoncé dans son dos (Cher amour)

LXXXV
C'est au cours de ce premier tour du monde qu'il connaît ses premières expériences sexuelles. A la fréquentation des prostituées, s'ajoutent des "amours" de passage sans lendemain possible. Dans les deux cas c'est un désastre affectif qui achève de le transformer en handicapé des sentiments.
D'un côté la satisfaction compulsive des bas instincts dans des conditions sordides et humiliantes. De l'autre un grand amour idéalisé avec une femme rêvée seule à pouvoir partager son intimité ("concept contre la solitude" selon les propres termes de BG que l'on retrouve en couverture des BD). En conservant ce mode de fonctionnement dissocié bien après l'armée, il s'empêche de connaître une relation satisfaisante avec une femme réelle. Elles finissent toutes par le quitter à cause de son détachement, de son indifférence, de son mutisme ou de son caractère invivable: " Ce n'est pas quelqu'un avec qui on pouvait rester. On n'arrivait pas à le cerner. On ne savait pas si l'on comptait. On était là et puis voilà. Il n'était pas câlin. Il ne disait rien. Il était bloqué. Insaisissable. Ailleurs." (Frédérique Tirmont)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
LXXXVI

Le point de non-retour est atteint lorsque ,furieux d'être réduit à une "machine-outil", il manque étrangler une prostituée à Kobé. Seule l'intervention d'un camarade l'arrête dans son geste meurtrier. Dans les années et les décennies qui suivent, c'est contre lui qu'il retourne cette violence et là encore, il faut des interventions extérieures pour l'empêcher de commettre l'irréparable. 

De là découle une peur d'aller fouiller en lui-même qui ne le quittera plus et l'entraînera dans une fuite en avant sans issue.
"J'ai peur de l'inexplicable et de l'inexpliqué. J'ai peur un jour de perdre la raison totalement, irrémédiablement. J'ai peur de ces moments où je ne me contrôle plus, où j'échappe à moi-même." (Lettre à Philippe Giraudeau).

"J'ai peur de l'inexplicable et de l'inexpliqué. J'ai peur un jour de perdre la raison totalement, irrémédiablement. J'ai peur de ces moments où je ne me contrôle plus, où j'échappe à moi-même." (Lettre à Philippe Giraudeau).

LXXXVII
La folie criminelle revient comme une obsession dans la filmographie de Bernard Giraudeau:
 
Dans cette adaptation d'Hécate et ses chiens de Paul Morand datant de 1982, Giraudeau joue le rôle d'un attaché consulaire pris au piège d'une passion pour une prédatrice perverse et insaisissable. Peu à peu il est gagné par la jalousie et la folie furieuse au point de sombrer dans la même criminalité pédophile qu'elle. Le film est inégal et maladroit mais il possède une réelle atmosphère grâce à sa musique et l'utilisation des labyrinthiques ruelles de Fes.

Dans cette adaptation d'Hécate et ses chiens de Paul Morand datant de 1982, Giraudeau joue le rôle d'un attaché consulaire pris au piège d'une passion pour une prédatrice perverse et insaisissable. Peu à peu il est gagné par la jalousie et la folie furieuse au point de sombrer dans la même criminalité pédophile qu'elle. Le film est inégal et maladroit mais il possède une réelle atmosphère grâce à sa musique et l'utilisation des labyrinthiques ruelles de Fes.

Dans Ce jour-là de Raoul Ruiz (2003) il joue un tueur échappé de l'asile qui se transforme en chevalier servant au contact d'une jeune fille aussi "dérangée" que lui. Au lieu de l'assassiner, il s'en prend à tous ceux qui lui veulent du mal.  Le film décalé et surréaliste rappelle un peu Délicatessen avec sa loufoquerie, sa poésie, son étrangeté, sa dureté sous-jacente (le monde cruel des capitalistes contre deux innocents aux mains pleines.) et ses acteurs typés (dont Rufus qui joue dans les deux films).

Dans Ce jour-là de Raoul Ruiz (2003) il joue un tueur échappé de l'asile qui se transforme en chevalier servant au contact d'une jeune fille aussi "dérangée" que lui. Au lieu de l'assassiner, il s'en prend à tous ceux qui lui veulent du mal. Le film décalé et surréaliste rappelle un peu Délicatessen avec sa loufoquerie, sa poésie, son étrangeté, sa dureté sous-jacente (le monde cruel des capitalistes contre deux innocents aux mains pleines.) et ses acteurs typés (dont Rufus qui joue dans les deux films).

Quant à Je suis un assassin de Thomas Vincent (2004), son titre annonce le programme. Le personnage joué par Giraudeau tue d'abord par procuration avant de sombrer peu à peu dans la folie (pour changer...) et de tuer pour de bon.

Quant à Je suis un assassin de Thomas Vincent (2004), son titre annonce le programme. Le personnage joué par Giraudeau tue d'abord par procuration avant de sombrer peu à peu dans la folie (pour changer...) et de tuer pour de bon.

LXXXVIII
S'il repart néanmoins à bord de la Jeanne d'Arc pour un deuxième tour du monde (cette fois en tant qu'agent de sécurité du navire), c'est qu'il a signé un engagement pour cinq ans avec la marine nationale et qu'il est coincé. Il est néanmoins beaucoup plus revendicatif et rebelle qu'avant. 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

Il sait en effet qu'il dilapide sa jeunesse et que son avenir n'est pas dans la marine: " Dans l'enclos de l'armée vivent des âmes qui peu à peu se dessèchent. Quelques-uns et je fais mon possible pour être de ceux-là, tentent de sortir de ce sommeil malfaisant. Nous luttons contre ce sommeil troublé par des règles absurdes qui abaissent l'être. Non! Ce n'est pas la vie et la place d'un homme."

Après la Jeanne d'Arc, il embarque à bord de la frégate Duquesne (qui reste à quai) puis du porte-avions Clemenceau. Là, il explose. Feignant (ou non) un début de démence, il est interné en psychiatrie militaire et réformé le 23 novembre 1966.

LXXXIX
Néanmoins son histoire avec la Jeanne d'Arc n'est pas terminée.
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2

En 2004, quarante ans après son premier tour du monde, Bernard Giraudeau est de retour sur la Jeanne d'Arc pour une traversée cathartique. Auréolé de son titre d'écrivain de marine, il a le statut honorifique de capitaine de frégate. A ce titre il peut naviguer sur n'importe quel bâtiment de la Royale (surnom de la marine nationale dont le siège se trouve rue Royale). Evidemment, c'est la Jeanne d'Arc qu'il choisit. Il dort dans la chambre de l'amiral, face à la mer et demande à monter tout en haut du mât pour filmer le passage du canal de Suez. 

Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
Néanmoins il descend aussi dans la salle des machines là où tout a commencé...
 
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2
XC
L'identification est telle que lorsque la Jeanne d'Arc est mise au rebut en mai 2010, il envoie un message à ses anciens camarades réunis pour l'occasion "Je suis dans la dernière ligne droite, comme La Jeanne. Elle c'est fini et moi ça va pas tarder". De fait il mourra un mois plus tard.
Ce lien charnel, organique entre un homme et une machine féminisée nourrit l'histoire de l'art de Jacques Lantier et la Lison, la locomotive de La Bête humaine de Zola à Théodore et Samantha l'ordinateur dans le film Her de Spike Jonze. Avec pour toile de fond la déshumanisation, la solitude et la folie: " Ce furent des années bousculées par la découverte d'autres terres, une jeunesse frappée sur l'enclume avec un mélange de fascination pour la beauté du monde et la violence des hommes, un apprentissage pendant lequel l'amour avait les ailes coupées. Il fallait une féroce envie d'aimer la vie pour ne pas être définitivement blessé." (Cher amour)
Sous le signe des Gémeaux: Jacques Demy et Bernard Giraudeau: chapitre 2