"Il n'y a pas d'amour, il n'y a que du désir. Il n'y a pas de bonheur, il n'y a que du pouvoir". Cette phrase que prononce Mabuse dans le film de Fritz LANG fait écho à son statut omniscient et omnipotent de "maître du jeu des hommes et des destins". Le réalisateur est allé chercher son personnage diabolique dans la littérature populaire de l'époque, celle des sérials dominés par des génies du crime comme Fantômas et Fu Manchu. Cet aspect feuilletonesque se ressent dans la durée du film en deux parties totalisant près de 5h ainsi que dans les nombreux protagonistes, péripéties, rebondissements ainsi que dans les prouesses quasi surnaturelles de son mastermind aux mille visages. Mais il a inséré le personnage créé par Norbert Jacques dans une esthétique expressionniste qui le rapproche de son contemporain, "Nosferatu le vampire" (1922) et surtout il en a fait une métaphore frappante de la République de Weimar prise entre les démons de l'après-guerre et ceux du nazisme. "Docteur Mabuse le joueur" sorti en 1922 soit un an avant la crise d'hyper inflation et le putsch de la Brasserie qui faillit faire basculer l'Allemagne dans le nazisme avec 10 ans d'avance offre une photographie saisissante d'un Berlin peuplé d'une faune de nouveaux riches décadents sur lesquels le diabolique psychanalyste exerce son emprise. Quelques années avant "Metropolis" (1927)Fritz LANG filme la ville comme une Babylone en perdition, corrompue par l'argent et le vice. Face aux passions tristes de ses contemporains, il oppose une figure intègre, celui du procureur Wenk qui tente de protéger les victimes de Mabuse et de démasquer "l'inconnu" qui tire les ficelles dans l'ombre avec ses complices.
Était-ce une époque propice aux titres à rallonge remplis de questionnements existentiels pour ce qui était alors la nouvelle génération de cinéastes allemands nés de la seconde guerre mondiale? Toujours est-il qu'après "L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty" (1971) de Wim WENDERS vint "La grande extase du sculpteur sur bois Steiner" (1974) de son compatriote Werner HERZOG. De sculpture sur bois, il n'en sera guère question dans ce documentaire dont le sujet central est le saut à skis dont le dénommé Walter Steiner fut un champion au brillant palmarès* survolant c'est le cas de le dire tous les autres participants. Lui-même passionné par ce sport Werner HERZOG en fait une métaphore de sa vision du cinéma. Je connais peu la filmographie de Werner HERZOG mais tout de même assez pour y voir une quête philosophique et spirituelle du dépassement qui s'accorde parfaitement avec le sujet du film mais aussi avec son traitement. Là encore, comme son compatriote, Wim WENDERS, Herzog filme le vol comme un état de grâce absolu. Il en fait un moment qui échappe aux lois terrestres grâce au pouvoir que possède le cinéma de distordre le temps. Celui-ci plus que jamais suspend son vol avec de superbes ralentis d'éternité avant le moment inévitable de la chute qui marque le retour au réel. Un réel qui ramène au contexte dans lequel a été réalisé le film, celui des compétitions sportives servant d'exutoire aux peuples captifs du rideau de fer, ici la Yougoslavie de Tito qui organisait les championnats du monde en 1972 à Planica (aujourd'hui en Slovénie). Comme le cinéma, le sport est tiraillé entre son pouvoir émancipateur et son instrumentalisation à des fins politiques (distraire les masses, faire la propagande du régime). Comme à l'époque des gladiateurs, peuple et organisateurs en quête de frissons et de records tentent de pousser au-delà des limites un champion hors-normes animé par le désir mystique de fusion avec l'univers, quitte à mettre sa vie en danger.
* Il fut deux fois champion du monde de vol à skis en 1972 donc mais aussi en 1977 et vice-champion olympique à Sapporo en 1972.
J'ai aimé l'atmosphère de "Woyzeck", son alternance entre la place d'une ville typique d'Europe centrale qui enferme les personnages pour toutes les scènes en rapport avec le théâtre social et ses échappées dans une campagne bucolique pour les scènes où les instincts sauvages prennent le dessus. Le travail sur la photographie, brumeuse ou en clair-obscur est fabuleux et plusieurs scènes ressemblent à des tableaux vivants. La scène du meurtre au ralenti est très expressive. Mais le propos m'a paru trop alambiqué. On y voit un soldat (joué par l'acteur fétiche de Werner HERZOG, Klaus KINSKI, complètement halluciné) se faire constamment harceler et humilier par ses supérieurs, par ses pairs, par le médecin militaire du camp qui effectue des expériences douteuses sur lui-même et sur les animaux, par sa femme aguicheuse qui le trompe. Et ce jusqu'à ce qu'il sombre dans la folie meurtrière. Cependant, on a bien peu d'empathie pour le personnage de Klaus KINSKI lequel apparaît frappadingue dès les premières images alors que les propos tenus par ceux qui l'entourent sont alourdis par des considérations philosophiques sur la condition humaine quelque peu hermétiques. Enfin le fait que le seul échappatoire que trouve Woyzeck à ses malheurs soit de commettre un féminicide achève de le rendre complètement repoussant. En résumé j'ai admiré l'esthétique du film mais je suis resté complètement en dehors de ce qui s'y jouait.
Brillant! On s'attend à un film de jeunesse de Ernst LUBITSCH compte tenu de la date de sa réalisation (1919 soit dans l'après première guerre mondiale bien que sa tonalité annonce déjà les années folles) et on se retrouve face à un petit bijou satirique et burlesque qui témoigne d'une maîtrise parfaite de l'outil cinéma. "La princesse aux huîtres" aurait pu s'appeler "la folle journée" bien que le film évoque davantage Marivaux que Beaumarchais. Encore que l'épidémie de Fox-Trot qui met sans dessus-dessous la hiérarchie sociale évoque aussi le deuxième. Sur le plan chorégraphique et rythmique, le film est une merveille d'horlogerie suisse (bien que Ernst LUBITSCH soit allemand ^^). On voit une armée de domestiques se démener tel un corps de ballet pour servir le roi des huîtres et sa capricieuse fille Ossi qui piquée au vif par le mariage d'une concurrente avec un lord (la fille du roi du cirage, cela sent la parodie des magnats américains de l'acier et du pétrole à plein nez!) veut convoler sur-le-champ en justes noces avec un prince. Sinon, elle casse tout sous le regard indifférent de son père que rien n'impressionne. Mais le promis, non content d'être criblé de dettes, envoie son homme de main jouer son rôle sans savoir qu'il va lui aussi finir par se retrouver embarqué dans la danse. Car le film de Ernst LUBITSCH, concentré d'énergie pousse la science du dérèglement à son paroxysme tout en la maîtrisant parfaitement. Les personnages semblent montés sur ressorts et se déplacent avec une grâce folle, tourbillonnant au son d'un orchestre hystérique (mené par Curt BOIS alors tout jeune, lui que j'ai découvert sous les traits d'un vieillard dans "Les Ailes du desir") (1987). Même sans musique, les personnages semblent se déplacer selon un canevas chorégraphié, que ce soit en cercle ou en ligne, seuls, en duo ou au sein d'un groupe. Sans parler de l'alcool qui coule à flots et n'est pas pour rien dans le vaste délire collectif qui nous est donné à voir (alcool et peut-être plus mais on n'en saura rien). Délire alimenté par des quiproquos menant tout droit à la chambre à coucher. Car on reconnaît la Lubitsch touch, mélange d'élégance et de grivoiserie à ces plans suggérant une caméra qui regarde par le trou de la serrure ce qu'il se passe dans le lit d'Ossi. Car c'est la seule chose qui finalement intéresse son blasé de père. Un film qui donne la pêche et met de bonne humeur!
Peter LORRE avait un physique atypique avec son visage lunaire, ses yeux globuleux et sa silhouette trapue. Il est aussi un acteur à jamais associé à un rôle, celui de M dans "M le Maudit" (1931) de Fritz LANG. Il a d'ailleurs à la fin de sa carrière plusieurs fois joué avec un autre acteur hors-norme associé à un rôle de monstre à visage humain: Boris KARLOFF. Cependant ce qui frappe lorsqu'on regarde le documentaire qui lui est consacré, c'est le parallèle que l'on peut faire entre la personnalité tourmentée de l'acteur et un parcours qui ne l'est pas moins. La carrière de Peter LORRE comme celle de ses contemporains austro-hongrois épouse en effet les soubresauts de l'histoire. Né dans un Empire englouti à la fin de la première guerre mondiale, il part faire carrière dans le théâtre à Berlin au cours des années 20 avant de jouer dans le film de Fritz LANG qui le rendit célèbre dans le monde entier. Contraint à l'exil après l'arrivée au pouvoir de Hitler qui ne l'avait pourtant pas identifié au départ comme juif (ce qu'il était, son véritable nom étant Laszlo Löwenstein), il entame une deuxième carrière au Royaume-Uni puis aux USA où il excelle dans des seconds rôles de classiques tels que la première version de "L'Homme qui en savait trop" (1934), "Arsenic et vieilles dentelles" (1941) ",Le Faucon maltais" (1941) ou encore "Casablanca" (1942). Néanmoins, il est cantonné dans des rôles de méchant et ne parvient pas à s'affranchir de l'image de monstre qui lui colle à la peau. C'est peut-être pour exorciser ses démons (externes mais aussi internes, l'homme étant enclin aux addictions et instable) qu'il retourna en Allemagne réaliser son seul film, au titre profondément évocateur, "Un homme perdu" (1951). Son échec le contraignit à revenir aux USA et à des films fantastiques de série B où l'on constate la dégradation de son apparence avant une mort prématurée en 1964.
Je ne sais pas si c'est intentionnel, mais le point de départ de "Si on s'aimait" m'a fait penser à la première partie de la pièce "Oh les beaux jours" de Samuel Beckett. Soit une femme vieillissante qui tombe dans un trou et se retrouve coincée sous son plancher, seul le haut de son corps émergent du sol. Soit une métaphore assez limpide de la situation de cette sexagénaire séparée de son mari dont la seule perspective se résume à attendre la mort. Helga n'est pas à proprement parler isolée mais au cours du film, sa solitude est mise en évidence par les coups de fils de sa fille qui n'a pas le temps d'aller la voir, par ses amies superficielles et surtout par la scène du concert où elle se rend avec son homme de ménage faute d'avoir trouvé quelqu'un d'autre pour l'accompagner avant de fondre en larmes à la vue de son ex-mari venu avec sa nouvelle compagne. Cet homme de ménage qui surgit à l'improviste pour un remplacement a tout de la pièce ronde à introduire dans un univers carré: il est étranger et ne parle pas l'allemand (et Helga ne parle pas anglais ce qui rend leur communication difficile), il est moins âgé qu'elle et surtout, il brouille les repères du patriarcat puisque Helga le domine socialement. Toutes proportions gardées car Ryszard n'est pas jeune, n'est pas un apollon et n'a rien d'exotique, leur relation fait penser à celles que certaines riches occidentales esseulées s'offrent avec de jeunes hommes issus de pays pauvres. La question de l'argent et celle du regard social constituent des entraves au moins aussi importantes que la barrière de la langue. Comme dans le modèle du genre, "Tout ce que le ciel permet" (1955) mais sur le mode de la comédie. Comment faire exister cette histoire dans un monde qui n'est pas adapté pour elle, sinon en faisant les réajustements qui s'imposent, à commencer par déménager. Mais Helga fait moins qu'elle ne laisse faire, les faux-semblants tombants tout seuls comme des fruits mûrs. Un grand ménage de printemps parfaitement salutaire!
Une revenante. Comme Ana TORRENT, Natja BRUNCKHORST est devenue mondialement célèbre très jeune grâce à "Moi, Christiane F., 13 ans, droguee, prostituee..." (1981) avant de disparaître (ou presque) de la circulation pendant des décennies. Et voilà que Arte nous donne de ses nouvelle en diffusant le film qu'elle a réalisé en 2020, "L'Ordre des choses". Très bonne initiative de leur part!
"L'Ordre des choses" repose sur la rencontre de deux personnes dont les appartements reflètent les conceptions opposées de la vie. Un thème archi-classique mais le traitement l'est moins. En effet très rapidement, Fynn, jeune ingénieur informatique qui ne possède que le strict nécessaire dans son appartement se retrouve temporairement sans domicile et contraint de squatter chez sa voisine avec sa valise. Et l'essentiel de l'intrigue prend place dans cet appartement archi-encombré. Marlen est en effet atteinte de syllogomanie et accumule chez elle des objets inutiles au point qu'il devient compliqué de s'y déplacer et d'y vivre. Si contrairement au cas exposé par Thierry Jonquet dans "La Bête et la Belle" qui s'accompagne du syndrome de Diogène, l'appartement est propre et ressemble plus à une vieille librairie ou à une boutique d'antiquités qu'à un dépotoir, les troubles associés à ce syndrome sont bien présents. Marlen vit seule, fuit les relations sociales et s'est isolée du monde, refusant toute intrusion dans son appartement qu'elle sait non conforme aux normes de sécurité. Et elle s'avère incapable de se débarrasser de son bric-à-brac. Celui-ci forme une sorte de carapace à l'intérieur de laquelle elle peut se réfugier. Elle vit la présence de Fynn plutôt mal donc mais celui-ci cherche à l'apprivoiser et imagine diverses stratégies pour l'aider à reprendre le contrôle de son environnement qui menace de lui échapper.
Le film est centré sur Marlen, le personnage masculin étant en quelque sorte son chevalier servant, ce qui est plutôt original, les portraits de femme étant moins nombreux et moins fouillés que ceux des hommes la plupart du temps. Fynn tel un chevalier servant met ses talents d'ingénieur au service d'une organisation plus rationnelle de son intérieur. Le résultat est particulièrement beau et poétique et sans remettre en cause son mode de vie est une métaphore réussie d'une vie plus harmonieuse.
J'ai beaucoup aimé les films que j'ai vu de Christian PETZOLD jusqu'à présent mais force est de constater que celui-ci est un beau ratage. D'ailleurs et c'est éloquent, Arte le diffuse mais ne le met pas en tête de gondole, contrairement à l'excellent "Barbara" (2012). Christian PETZOLD a fait un pari audacieux: transposer de nos jours le roman de Anna Seghers publié en 1944 et décrivant la situation de tous ceux qui fuyaient le nazisme et s'étaient réfugiés à Marseille en attente d'un hypothétique embarquement avant que les nazis n'envahissent la zone libre. Christian PETZOLD s'est sans doute dit que la problématique était intemporelle et que le lieu de l'histoire pourrait faire penser aujourd'hui à la situation des migrants clandestins. Sauf que les persécutés actuels ne sont pas européens, ne parlent pas l'allemand, pour la plupart ne font pas la queue au consulat en attente d'une autorisation d'embarquer, ne parlent pas d'"occupation", de "fascistes", de "camps de concentration", de "rafles". Bref il aurait fallu un minimum adapter le vocabulaire et les origines au contexte d'aujourd'hui. Ou alors assumer de faire de la science-fiction à la manière de Alfonso CUARON dans son remarquable "Les Fils de l'homme" (2006). Car en ne choisissant pas clairement le cadre de son histoire, il accouche d'un film abstrait, un film conceptuel, dénué de contexte historique et donc de tout aspect tangible. Si le début fait illusion avec des scènes de traque, de planque et de fuite en train, la suite à Marseille n'est qu'une longue attente dénuée d'enjeux. Les personnages sont tout aussi désincarnés que le récit et les tentatives de Christian PETZOLD d'ancrer l'histoire dans le réel ne font que le brouiller un peu plus. Ce qui ressort finalement, c'est l'aspect factice de cette construction avec une multiplicité d'incohérences. Par exemple le fait que le personnage joué par Paula BEER qui a obtenu un visa d'embarquement descend du bateau pour rechercher son mari alors même qu'elle a un amant et bientôt un deuxième. Tout cela alors que l'invasion de Marseille par les "fascistes" est annoncée comme imminente et est censé être fatale aux réfugiés. Mais pas la moindre trace de stress, ni d'une quelconque émotion d'ailleurs dans ce personnage qui prend tout son temps pour batifoler à l'hôtel. Il en va de même des autres et d'ailleurs, l'échec de l'entreprise se mesure au fait qu'à une ou deux reprises, Christian PETZOLD doit montrer une arrestation dans les cris et les larmes et un suicide pour qu'on se rappelle qu'on est censé suivre des gens traqués et en danger de mort.
J'ai beaucoup aimé ce film qui m'a peu à peu séduite par sa cohérence et sa subtilité jusqu'au final que j'ai trouvé limpide. Il démontre en particulier que la liberté ne se trouve pas où on le croit en évitant tout manichéisme pour au contraire mettre en avant l'ambiguïté. L'héroïne tout d'abord, Barbara (Nina HOSS) qui se protège en affichant une impassibilité de façade ne suscite guère la sympathie. Cependant, plus le film avance et plus le personnage s'ouvre et s'avère tiraillé entre son empathie pour ses patients plus victimes encore qu'elle du système et son désir de fuite. Le "système" n'est pas montré de la manière habituelle non plus. Le lieu où se déroule l'histoire, une petite ville au bord de la Baltique offre une nature luxuriante, enchanteresse, bien peu conforme à l'image sinistre que l'on se fait de l'ex-RDA communiste. En revanche le climat de peur et de paranoïa imprègne l'histoire avec un espionnage et une délation généralisée, un camp de concentration tout proche et une Stasi omniprésente qui flique l'héroïne soupçonnée de vouloir passer à l'ouest avec des méthodes brutales, humiliantes et intrusives qui expliquent pour une bonne partie l'apparence froide et fermée de la jeune femme. Mais là où le film devient vraiment passionnant, c'est dans la description des deux hommes entre lesquels est tiraillée Barbara. D'une part Jörg, son amant de l'ouest qui utilise sa richesse et son pouvoir pour séduire les allemandes de l'est en leur faisant miroiter une vie de princesse à l'ouest où il prendrait tout en charge. Est-ce vraiment cette vie-là, complètement vide de sens que veut Barbara? De l'autre, le médecin-chef de Barbara, André qui est chargé par la Stasi de sa surveillance. C'est pourquoi Barbara se montre envers lui particulièrement distante, refusant ses prévenances et ses attentions. Sauf qu'il est bien autre chose, lui-même lui faisant comprendre qu'il peut se jouer du rôle que l'on veut lui faire jouer. Surtout, il s'avère que André est aussi passionné et impliqué dans son métier que Barbara et que tout comme elle, il a une âme d'artiste lui permettant de sublimer un quotidien difficile. Bref, une intimité finit par s'installer entre eux en dépit des hésitations voire des volte-face brutales de Barbara. Tant et si bien que plus le film avance, plus les repères se brouillent, l'amour et la politique semblant désaccordés jusqu'à cette résolution inattendue mais comme je le disais au début, d'une logique imparable.
Une valse à trois temps de Strauss accompagnant le ballet des engins élévateurs dans les allées d'un supermarché est-allemand. Le film de Thomas STUBER commence comme un Stanley KUBRICK (auquel on pense pour "2001 : l'odyssee de l'espace" (1968) mais aussi pour "Shining" (1980) en raison de l'aspect labyrinthique de ces allées d'entrepôt aux étagères pouvant s'élever sur plusieurs dizaines de mètres façon Rubik's Cube géant) mais de par sa poésie un peu décalée et sa tendresse manifeste envers les petites gens, il se poursuit comme un Aki KAURISMAKI. On suit un jeune homme pris à l'essai en tant que manutentionnaire aux boissons qui apprend le métier aux côtés du responsable du rayon et tombe amoureux d'une de ses collègues en charge de la confiserie. En dépit de l'aspect archétypal de chacun de ces trois rôles (chacun prenant en charge une partie du récit et constituant l'un des temps de la valse), ils ont leur épaisseur propre qui les rendent attachants. C'est particulièrement vrai pour le héros, Christian (Franz ROGOWSKI), qui porte son passé sur son corps tatoué et son visage mélancolique, amoché et prématurément fatigué. En dépit de l'aspect que l'on peut juger aliénant de ce travail, il constitue pour lui une seconde chance, un moyen d'insertion dans la société et de rupture de son isolement. A l'inverse, pour Bruno (Peter KURTH) le chef de rayon qui le prend sous son aile, le boulot est le symbole de son déclassement, lui qui fait partie des perdants de la réunification allemande. Lorsqu'il invite Christian chez lui, un plan sur une plante morte abandonnée dans un coin suffit à nous renseigner sur son véritable état mental et la suite lève le voile sur l'étendue des dégâts. Enfin Marion (Sandra HULLER) a beau être jeune, charmante et apprécier les marques d'attention de Christian, elle n'est pas libre. Même si elle ne semble guère épanouie dans sa vie conjugale, elle bénéficie d'une certaine stabilité que les conditions de vie précaires de Christian (qui n'a pas de voiture et vit dans un logement aux allures de squat) ne peuvent lui offrir. Alors ils se contentent de rêver à une île paradisiaque qui orne leurs murs et leurs loisirs (comme dans "L'Impasse") (1993), la simple évocation de l'autre suffisant à faire venir le bruit de la mer au beau milieu des parkings et des palettes (l'utilisation de la bande-son est aussi maîtrisée que celle de l'image).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.