"The Lodger", troisième long-métrage (abouti et en solo) de Alfred Hitchcock est de son propre aveu son premier film personnel, même s'il s'agit de l'adaptation cinématographique du roman de Marie Belloc-Lowndes "L'Etrange locataire" inspiré de Jack L'Eventreur (qui avait déjà donné lieu à une pièce de théâtre à laquelle avait assisté Hitchcock). Manifeste à lui seul de la naissance d'un génie, il constitue la matrice de tout son cinéma à venir tout en étant le réceptacle de la quintessence de l'âge d'or du cinéma muet.
Si les cinéastes de l'âge d'or d'Hollywood ont conçu tant de chefs-d'oeuvre en dépit du grand nombre de films qu'ils ont réalisés c'est que la plupart ont commencé au temps du muet, la meilleure des écoles pour apprendre le récit cinématographique par l'image. Et Alfred Hitchcock a de plus assisté au tournage de l'un des chefs-d'oeuvre s'appuyant le moins sur les intertitres: "Le Dernier des Hommes" (1925) de Murnau. "The Lodger" est ainsi un film pétri de l'influence de l'expressionnisme allemand, Murnau bien sûr ("The Lodger" est économe lui aussi en intertitres) mais aussi Fritz Lang (le thème de la foule enragée et du lynchage fait penser à "M Le Maudit") (1931). Les éclairages très contrastés et les angles de prise de vue parfois biscornus font également penser à ce style ainsi que les illustrations qui accompagnent le titre et les intertitres.
Néanmoins, à partir de ces emprunts manifestes, Alfred Hitchcock développe son propre style et des thèmes qui deviendront les leitmotiv de toute son oeuvre. Les illustrations recourent à des motifs géométriques tels que le triangle et surtout le cercle et la spirale qui reviendront comme des obsessions dans des films ultérieurs. Les gros plans sur les visages des jeunes filles sur le point d'être massacrées en train de hurler d'effroi deviendront également récurrents jusqu'à "Frenzy". Les caractéristiques de leurs cheveux (blonds et bouclés) sont soulignées par un éclairage venu du dessous qui sera réemployé par exemple pour le verre de lait de "Soupçons". Par ailleurs on voit ainsi naître sous nos yeux la femme hitchcockienne, au moins physiquement. L'alternance de plans liés au meurtre et d'intertitres en forme d'enseigne clignotante de théâtre annonçant que l'on joue ce soir "Boucles d'or" a un caractère méta, cette distanciation ironique est aussi une signature de Alfred Hitchcock. De même que la proximité pour ne pas dire la fusion entre l'amour et la mort, l'amour naissant entre le locataire et Daisy pouvant être interprété à plusieurs reprises comme l'entreprise de séduction d'un prédateur envers sa proie (la manière de filmer ses gestes lorsqu'il tient un couteau ou un tisonnier laissant penser qu'il va l'agresser). Le flic amoureux de Daisy rapproche aussi Eros et Thanatos quand il évoque dans la même phrase la corde qui attend "l'Avenger" (surnom du tueur en série) et l'anneau qu'il veut passer au doigt de Daisy, sauf qu'il lui passe en réalité quelques instants les menottes qu'il a prévu pour le locataire (geste qui en dit long sur sa jalousie et le sort qui attend Daisy si elle l'épouse.) Autre idée majeure qui traverse le cinéma de Hitchcock: la dilatation du temps lors des scènes de suspense. Ainsi le plafond de verre illustre visuellement (puisqu'il n'y a pas de son) l'angoisse grandissante des parents de Daisy vis à vis de leur locataire lorsqu'il l'entendent faire les cent pas dans sa chambre située juste au-dessus d'eux et que l'on voit le lustre trembloter. Enfin pour la première fois, Alfred Hitchcock apparaît (à deux reprises même!) dans son propre film. Il ne s'agit pas alors d'un caméo clin d'oeil comme cela sera le cas plus tard mais de pallier au manque de figurants!
Mais ce qui fait de "The Lodger" le premier grand film de Alfred Hitchcock n'est pas tant la mise en place de procédés, de figures ou même de thèmes fétiches que la manière dont est traité le personnage principal et ce qu'il déclenche chez les autres. Sans identité propre (il n'est connu que par son statut, celui de locataire), il apparaît comme l'intrus venu de l'extérieur qui catalyse toutes les craintes de la famille qui l'héberge. Son lynchage apparaît comme le dénouement logique de ce mécanisme bien connu de projection du monstre qui est en soi, celui du bouc-émissaire. La mise en scène est d'ailleurs extrêmement christique (l'homme est pendu par les menottes à une grille et lorsqu'on le détache, on est proche de la descente de croix). Si le jeune homme est suspect, ce n'est pas seulement une question de coïncidences malheureuses c'est aussi lié à sa différence. Fragile, efféminé, il ne peut pas voir (littéralement) les jeunes filles blondes en peinture ce qui laisse entendre, (outre qu'il pourrait être le meurtrier) qu'il est homosexuel. Cela ne semble pas arrêter Daisy qui est attirée par lui au grand dam de son soupirant flic pataud et de ses parents. Cela donne des plans troublants, en particulier celui du baiser. Hitchcock a souvent filmé ceux-ci en gros plan et ce qui ressort ici, c'est l'impression de gémellité comme s'il embrassait son miroir. On a donc une plongée dans les abysses de la sexualité trouble (thème favori de Hitchcock) qui peut faire de ce jeune homme le premier de la longue lignée des faux coupables de la filmographie hitchcockienne ou bien le père de Norman Bates*.
La modernité de "The Lodger" suscita des réactions négatives de la part des distributeurs qui n'y comprenaient rien d'autant que le réalisateur de la firme pour laquelle avait travaillé Hitchcock avait entrepris un travail de sape (dicté sans doute par la jalousie). Mais grâce au producteur qui croyait au film, celui-ci put sortir et fut un triomphe: la carrière de Alfred Hitchcock était lancée!
* Le happy-end a été imposé à Alfred Hitchcock en raison de la notoriété de Ivor Novello alors que celui-ci aurait préféré conserver une fin ouverte. Cela préfigure "Soupçons" qui a beaucoup de points communs avec "The Lodger" dont un acteur charismatique dont il fallait préserver l'image!