J'avais quitté Alain GUIRAUDIE au bord d'un lac en été, je le retrouve dans les sous-bois en automne pour un thriller rural pas piqué des vers mais mené de main de maître avec une science du cadre et des espaces dont il a le secret et qui aboutit à une géographie physique mais aussi mentale au périmètre très identifiable. Alain GUIRAUDIE sait entremêler le désir et la mort comme personne et celles-ci sont partout présentes, tapies dans l'ombre, prêtes à frapper à tout moment. La cueillette des champignons qui sert de prétexte aux rencontres en forêt d'un petit microcosme de gens pas très catholiques ^^ fait penser au supermarché de la drague à ciel ouvert de "L'Inconnu du lac" (2012). Est-ce la forme suggestive des morilles qui met tout ce petit monde en émoi? D'autant que le champignon est lui-même un aliment ambigu, qu'il soit hallucinogène ou mortel. Ce qui est sûr, c'est que la venue au village de Jérémie (Felix KYSYL) pour les obsèques de son ancien patron boulanger cristallise une crise englobant tous les protagonistes. Ce que filme admirablement Alain GUIRAUDIE, en plus de son petit théâtre de verdure où se nouent et se dénouent pulsions et conflits, c'est l'aspect obsessionnel du désir inassouvi. Celui-ci prend la forme d'une route qui serpente et revient toujours à son point de départ: la boulangerie. Un regard insistant de Jérémie sur la photo de son ancien patron en maillot de bain suffit à le faire comprendre. Mais Jérémie est parti et le patron est décédé. Donc le désir se déplace sur les vivants qui font ce qu'ils peuvent avec. Certains le dissimulent sous de l'affection (Martine la veuve jouée par Catherine FROT), d'autres au contraire deviennent agressifs (Vincent le fils de Martine joué par Jean-Baptiste DURAND, le réalisateur de "Chien De La Casse") (2021) ce qui donne aux scènes de bagarre une connotation des plus ambigües, sans parler du cadavre dans le placard (ou plutôt sous les feuilles mortes qui se ramassent à la pelle ^^). Le seul qui l'assume, l'exprime et le montre (lors d'un plan choc à ne pas mettre entre toutes les mains ^^) c'est l'abbé (Jacques DEVELAY), figure centrale du film comme le titre, emprunté aux valeurs chrétiennes, le suggère. Abbé qui est le seul à tenir la dragée haute (c'est le cas de le dire ^^) au flic (Sebastien FAGLAIN), figure récurrente du cinéma de Alain GUIRAUDIE et qui lui aussi fait partie de l'inconscient troublé de Jérémie que tout le monde ou presque vient visiter dans sa chambre au milieu de la nuit quand ce n'est pas lui qui dans un état plus ou moins altéré (prétend-il) vient se frotter dangereusement aux autres corps. Corps non conformes peut-on souligner, autre aspect qui singularise Alain GUIRAUDIE. A l'exception de Jérémie qui fait figure d'Apollon local, ceux qui lui tournent autour sont moches, obèses, vieux, chauves, affligés d'un bec de lièvre bref, absolument pas désirables. Sans montrer un seul ébat érotique (contrairement à "L'Inconnu du lac") (2012) tout au plus quelques plans de corps dénudés dont un en érection, Alain GUIRAUDIE réussit à profondément troubler et déranger tout en évacuant le malaise par le rire que nombre de ces situations provoquent.
La mort récente de Niels ARESTRUP a fait ressurgir à la télévision son dernier film, "Divertimento". Un biopic qui a le mérite de mettre en lumière la cheffe d'orchestre Zahia Ziaouni (interprétée par Oulaya AMAMRA) dont les années de formation ont été semées d'embûches relatives à son genre, à sa classe sociale et à ses origines. D'ailleurs le film rappelle s'il en était besoin que dans le monde seulement 6% des chefs d'orchestre sont des femmes et encore moins en France (4%). Zahia détonne donc dans le milieu machiste et élitiste de la direction d'orchestre classique, tout comme sa soeur jumelle, Fettouma, brillante violoncelliste (jouée par Lina EL ARABI). L'amour du père (Zinedine SOUALEM) pour la musique classique est mis en avant pour expliquer l'éveil musical précoce de ses deux filles et leur engagement visant à permettre à un plus large public d'accéder à la culture. Ces parcours hors-normes auraient cependant mérité d'être illustrés de façon moins convenue et moins maladroite. Tel quel, le film accumule les poncifs du genre "avec la persévérance, on y arrive" et les maladresses. Après un bizutage en bonne et due forme, l'hostilité des élèves parisiens friqués fond comme neige au soleil lorsque Zahia est repérée par un mentor faisant autorité c'est à dire un chef d'orchestre reconnu et cochant toutes les cases du bon profil. Heureusement que c'est Niels ARESTRUP qui l'interprète mais son personnage a tendance hélas à se réduire à sa fonction, rebattue au cinéma: propulser Zahia Ziaouni vers la réussite. Il en va de même avec la facilité déconcertante avec laquelle Zahia et sa soeur réussissent à créer de la mixité avec leur orchestre mêlant beaux quartiers parisiens et conservatoire de banlieue, y incluant même une jeune fille handicapée. Bref, on est davantage dans le conte de fées que dans la réalité, dans des schémas usés jusqu'à la corde que dans la nouveauté. Le récent "En fanfare" (2023) qui pose également la question du comblement du fossé social par la musique et l'illustre dans sa scène finale par l'interprétation du Boléro de Ravel s'avère autrement plus percutant.
Je n'avais pas eu envie de le voir à sa sortie, ni sur MyCanal. Mais difficile de se faire un avis sur une Palme d'or sans l'avoir vue alors j'ai profité de son passage sur Arte pour me faire une séance de rattrapage. Le film est divisé en trois parties inégales (ce que son titre en VO "Triangle of sadness" suggère d'ailleurs). La première (la note au restaurant) et la dernière (le Koh-Lanta sur l'île) sont trop longues et répétitives car il n'y a pas assez d'idées pour les nourrir. Ou disons que les idées qui sous-tendent ces parties (guerre des sexes et lutte des classes) sont illustrées de façon trop simpliste et désincarnée pour me convaincre. Entre les deux, se trouve cependant un morceau de choix, celui de la croisière qui bénéficie d'une mise en scène burlesque ciselée. La séquence du repas du commandant est un authentique morceau de bravoure qui tire son efficacité comique d'une chorégraphie parfaitement huilée. Dans le seul film de Ruben OSTLUND que j'avais vu avant, "Snow Therapy" (2014) ce que j'avais préféré c'était l'avalanche qui faisait tomber les masques de l'ordre social et familial bourgeois. La tempête de "Triangle of sadness" joue exactement le même rôle. Tel un croisement improbable de "Titanic" (1997) et de M. Creosote dans "Monty Python : Le Sens de la vie" (1982) (dont Ruben OSTLUND s'est sûrement inspiré) on y voit un service "so british" tenter de rester imperturbable face aux éléments puis aux organismes des milliardaires qui se déchaînent. Dommage que Ruben OSTLUND ait chargé la barque avec là encore les discours (même avinés) du commandant américain marxiste et du milliardaire russe capitaliste façon "bonnet blanc, blanc bonnet" puis avec une attaque de pirates faisant exploser le bateau. Alors disons qu'il y a du savoir-faire et quelques moments hautement jouissifs mais tout cela est bien clinquant, manque absolument de subtilité et d'humanité et n'a absolument rien de subversif, bien au contraire. Ce n'est pas en utilisant les codes langagiers et culturels des élites, même pour s'en moquer qu'on va renverser la table. Bref ça ne dépasse pas le niveau d'un divertissement sophistiqué et régressif en même temps, au final inoffensif.
La bande-annonce m'avait attirée, notamment parce que j'avais envie de découvrir Pierre LOTTIN dont je n'avais pas retenu la prestation dans "La Nuit du 12" (2021) perdue au milieu de la galerie de rôles d'ex masculins macho et/ou violents. Cette fois, il tient un premier rôle complexe aux côtés d'un Benjamin LAVERNHE tout aussi remarquable. Mais pour une fois la bande-annonce ne dévoile pas la réalité du film, du moins pas complètement. Elle fait croire qu'il s'agit juste d'une comédie "feel good" alors qu'il y a en son sein des éléments dramatiques voire même tragiques qui finissent par donner au film un caractère poignant, déchirant. Lorsque Thibaut, bouleversé d'apprendre qu'il a été adopté dit au début du film que "le mensonge tue", il sait de quoi il parle: il souffre d'une leucémie. Cette maladie, traduction d'un corps en souffrance (Alice Miller disait dans son dernier livre que "notre corps ne ment jamais") lui permet de découvrir la vérité sur ses origines et Jimmy, ce frère biologique dont il ignorait l'existence. Frère passionné et surdoué en musique tout comme lui-même ("c'est dans les gènes") mais séparé de lui par une infranchissable barrière sociale. Jimmy est cantinier dans une petite ville du Nord et joue du trombone dans une fanfare locale tandis que Thibaut est un chef d'orchestre issu de la bourgeoisie parisienne et mondialement connu. Alors certes, comme on peut s'y attendre (et comme la bande-annonce le souligne de façon insistante), la rencontre entre ces deux pôles opposés fait des étincelles comiques. Mais elle produit également de la souffrance et pousse à s'interroger sur les injustices générées par le déterminisme social. Jimmy éprouve logiquement du ressentiment envers la réussite de Thibaut mais ce dernier, seul et malade n'est pas montré forcément comme mieux loti. Il est d'ailleurs lui aussi rongé par un sentiment de gâchis irréparable qui le pousse à tout tenter pour combler le fossé qui le sépare de Jimmy. En réalité et c'est ce qui fait aussi l'intelligence du film, Emmanuel COURCOL se garde bien de fournir des réponses toutes faites. Il laisse le spectateur se faire sa propre idée. Et ceux qui pensent que "En fanfare" est une success story en seront pour leurs frais, tant les deux frères, pour des raisons différentes semblent de débattre dans une impasse. Mais la bouleversante réunion autour du Boléro à la Seine musicale rappelle que l'idée serait venue à Ravel en passant devant les chaînes de montage de l'usine Renault de Boulogne-Billancourt bien avant qu'elle ne soit remplacée par la salle de concert de l'île Seguin.
Je n'avais pas très envie d'aller voir "L'Amour Ouf" et je n'ai pas vraiment aimé le résultat. Certes, il y a d'excellentes idées de mise en scène, une photographie qui décoiffe, une envie de cinéma XXL à l'américaine qui n'est pas fréquente dans le cinéma français, une interprétation qui "déchire", surtout de la part des deux jeunes acteurs Mallory WANECQUE et Malik FRIKAH qui peuvent légitimement espérer rafler un prix révélation lors de la prochaine cérémonie des César car ils portent la moitié du film sur leurs épaules. Adele EXARCHOPOULOS et Vincent LACOSTE sont également excellents (en revanche je trouve le jeu de Francois CIVIL trop limité). Oui mais le résultat ne m'a pas convaincu. C'est trop: trop long, trop tape-à-l'oeil, trop m'as-tu vu, trop kitsch avec certains plans frôlant le grotesque (le coeur et le chewing-gum qui battent, le baiser sur fond de coucher de soleil cliché à mort). Et ce n'est pas assez à la fois parce que Gilles LELLOUCHE veut faire une sorte de cinéma total qui brasse un peu tous les genres (drame romantique, teen movie, film de gangsters, comédie musicale, film de procès, film social, comédie "buddy movie" avec Raphael QUENARD et Jean-Pascal ZADI...) mais n'arrive pas bien à les amalgamer et surtout à les creuser. Dans certains films, les contraires s'attirent et s'enrichissent mutuellement mais dans celui-ci, c'est comme s'ils se repoussaient. Peut-être parce que cela manque de dialogues un tant soit peu consistants. On a donc au final une maîtrise insuffisante et un manque de profondeur criant.
Voilà une comédie au succès mérité et qui respire la sincérité jusqu'au fond de ses tripes. On dit souvent qu'on ne fait pas de bons films avec de bons sentiments mais cette phrase mérite d'être nuancée. Il faudrait plutôt dire qu'il est difficile de faire un bon film avec de bons sentiments. "Un P'tit truc en plus" y parvient grâce à deux ingrédients bien dosés: l'humour et la tendresse. Pour cela, il propose de briser la barrière qui sépare habituellement le monde des handicapés de celui des valides. A la suite d'un quiproquo, un valide est pris pour l'un des pensionnaires d'un centre s'occupant de jeunes adultes atteints de handicaps mentaux ou neurodéveloppementaux. Le valide, c'est Paulo alias ARTUS qui cherche à échapper à la police après un braquage avec son père (joué par Clovis CORNILLAC) et se glisse donc dans la peau d'un handicapé, nous permettant de découvrir leur monde. Un principe qui a été la base de quelques monuments de la comédie, tels que "Certains l'aiment chaud" (1959) ou "Les Aventures de Rabbi Jacob" (1973). " Un P'tit truc en plus" n'a pas la prétention de les imiter, pourtant, c'est avec un naturel confondant que l'intrus s'intègre au milieu de ses nouveaux compagnons qui ne sont pourtant pas dupes, contrairement aux éducateurs qui se laissent berner. Un renversement de perspective réjouissant qui fait penser au génial "Ya Basta" (2010) de Gustave KERVERN dans lequel les handicapés prenaient les valides au propre piège de leurs préjugés. Quant au père de Paulo qui pour justifier sa présence doit se faire passer pour un éducateur, son attitude sans filtre remet en cause certains des principes du fonctionnement du centre (c'est à dire de la société), à commencer par la vie sous cloche, même dans un gîte en pleine nature. Il commence par dégager le ballon de Baptiste, l'un des jeunes handicapés fan de Ronaldo au fin fond de la forêt, le laissant aller seul le chercher. Mais c'est lorsqu'il propose de substituer l'aviron à la pâte à sel et qu'il doit se mettre de nouveau hors-la-loi pour y parvenir que l'on se rend compte combien la liberté de mouvement est un droit à défendre face à la tentation de l'enfermement. Ce que faisait déjà Fernand Deligny dans "Ce gamin, la" (1975) qui avait sorti les autistes des hôpitaux pour les laisser vagabonder dans les Cévennes ou encore le personnage (lui aussi intrus) de Patrick McMurphy qui le temps d'une séquence réussissait à prendre la mer avec ses compagnons dans "Vol au-dessus d'un nid de coucou" (1975). ARTUS poursuit donc cet engagement avec talent.
Un homme, trois femmes, combien de possibilités? Film de fin d'études de Emmanuel MOURET qui avait déjà réalisé trois courts-métrages pendant son cursus à la Fémis, "Promène-toi donc tout nu" est un moyen métrage qui fait beaucoup mais alors vraiment beaucoup penser à du Eric ROHMER, celui de "La Collectionneuse" (1967) ou du "Conte d'ete" (1996). L'histoire se déroule à Marseille, la ville d'où est originaire Emmanuel MOURET et raconte une jeu amoureux entre un jeune homme immature (Emmanuel MOURET), sa petite amie qui souhaite qu'il s'engage et lui pose un ultimatum en ce sens et deux filles pas farouches (une amie et "l'amie de son amie" ^^) qui jouent à pile ou face pour qu'il teste l'une d'entre elles avant qu'il ne se décide. Au menu: des jeunes gens en vacances au bord de la mer ou dans des villas désertées, les jeux de l'amour et du hasard, un ton décalé et ludique, des dialogues et des situations à la fois libertins (et parfois vulgaires) et candides, une mise en abyme (Clément est le narrateur de l'histoire et certaines des phrases qu'il emploie sont ensuite récitées par les personnages ce qui renvoie au fait qu'il est interprété par le réalisateur), des filles (Constance et Liberté ah ah ah!) qui mènent le jeu autour d'un garçon qui le subit jusqu'à ce qu'il finisse par se prendre en main. Au final, on a un assez joli conte initiatique, pas impérissable mais annonciateur de la suite de sa carrière.
J'ai beaucoup aimé ce film qui est le premier que je regarde de Alice ROHRWACHER. Le personnage principal, Arthur (Josh O'CONNOR) avec son air désemparé et ses incongrus vêtements blancs (alors qu'il passe beaucoup de temps sous terre) semble ne pas appartenir à ce monde. De fait il y a un décalage énorme entre ses dons surnaturels lui permettant de mettre au jour des trésors archéologiques dans son village situé au bord de la mer Tyrrhénienne et son statut de paria condamné à la marginalité et à l'exclusion. Son désarroi face à la cupidité de ses semblables qui n'hésitent pas à vandaliser les oeuvres pour mieux les voler alors que lui aime juste les admirer en fait une figure sacrificielle qui arrive au bout d'une chaîne d'exploitation. Mais le film de Alice ROHRWACHER s'il contient une part de critique sociale est en même temps poétique, joyeux, coloré, rempli de personnages pittoresques. Il est impossible de ne pas penser à l'univers de Federico FELLINI, plus précisément celui des oisifs de province de "Les Vitelloni" (1953) et celui des arnaqueurs de "Il Bidone" (1955) creusant de fausses tombes avec des trésors de pacotille pour abuser les villageois. On peut aussi y voir l'influence de Pier Paolo PASOLINI, Arthur (qui est joué par un anglais et défini comme tel) faisant penser à l'ange joué par Terence STAMP dans "Theoreme" (1968). De même que l'ouverture des tombes fait ressurgir le passé étrusque de l'Italie, l'âge d'or du cinéma italien s'invite aussi au travers de la présence de Isabella ROSSELLINI dans le rôle d'une matriarche mystérieuse. Tout aussi mystérieuse, sa fille disparue apparaît dans les rêves de Arthur qui parvient à la rejoindre. Dans quel monde? La est toute la question.
J'ai eu du mal à entrer dans le film avec son début bling-bling oscillant entre boîte de strip-tease, maison de fils de milliardaire et casinos de Las Vegas, le tout au service d'un rêve en toc. Sans doute l'héroïne voit-elle ce qui lui arrive comme un conte de fées, celui du prince qui épouse la bergère mais quand on connaît un peu Sean BAKER, il est impossible de prendre ces images pour argent comptant. Car il prolonge d'une certaine manière avec "Anora" "The Florida Project" (2017) avec son hôtel "Magic Castle" destiné initialement aux touristes de Disney World et finalement investi par des déshérités. Anora (Mikey MADISON) qui en fait partie comme le montre la première séquence réaliste où on la voit dans sa vie quotidienne rêve justement de passer sa lune de miel dans le célèbre parc d'attraction. Et elle peut d'autant mieux rêver qu'elle a tiré le gros lot. Avec sa connaissance du russe (elle-même étant d'origine ouzbèque), elle a été mise en relation par sa boîte avec l'héritier pourri gâté d'un oligarque russe qui l'inonde de fric pour s'assurer ses services et finit sur un coup de tête par lui proposer le mariage. Evidemment, c'est le début des ennuis. Car Ivan ne s'avère être que la marionnette immature et lâche de ses parents qui envoient aussitôt la nouvelle connue leurs sbires aux trousses du couple. C'est seulement à ce moment que le film prend sa véritable dimension. On bascule dans une sorte de folie burlesque dans laquelle Anora, déchaînée met en pièce le décor et les sbires qui s'avèrent totalement dépassés par la situation. Mention spéciale au montage qui n'est pas pour rien dans l'impression de chaos indescriptible qui s'empare de la mise en scène. L'effet tornade se poursuit ensuite dans la recherche du mari évanoui dans la nature pendant la mêlée, les petites bombes semées auparavant par Sean BAKER (par exemple la rivalité entre Anora et une autre stripteaseuse de la même boîte) explosant au moment opportun. Mais au fur et à mesure que le rêve vire au cauchemar, une mélancolie sourde perce à l'écran tandis qu'une nouvelle trame scénaristique se révèle. C'est toute la force du film d'avoir ainsi mis en avant une intrigue tapageuse pour mieux dérouler une autre histoire dans son ombre. Cette construction savante et parfaitement huilée souligne le degré de maîtrise du film. J'avais adoré Yuriy BORISOV dans "Compartiment No6" (2021) et son rôle d'Igor semble en être le prolongement. Tout aussi peu loquace, il est le témoin silencieux mais pas indifférent de la déconfiture que subit Anora et tente discrètement de lui venir en aide. Face à cette présence qui ne parle quasiment qu'avec le regard (on l'a comparé à Buster KEATON mais je lui trouve des caractéristiques plus chaplinesques que keatoniennes), on voit celle-ci multiplier les mécanismes de défense envers lui jusqu'à la toute dernière scène qui va chercher bien plus loin dans sa vie (on le devine) que les péripéties auxquelles nous avons assisté dans le film. Car comme dans "Compartiment No6" (2021), début et fin se répondent sauf qu'au lieu de voir un visage triste s'illuminer, on voit un sourire plaqué s'évanouir dans un déluge de larmes "rien de plus fermé qu'un sourire forcé. La vraie tristesse est bien plus avenante que la fausse gaité" (René Bellaïche).
"Les émotifs anonymes" joue sur l'hypertimidité de son duo de personnages pour créer des situations comiques à même de faire rire. Et ça marche plutôt bien. Isabelle CARRE et Benoit POELVOORDE sont à la fois touchants et désopilants. La scène dans laquelle ils se retrouvent pour la première fois en tête à tête au restaurant est particulièrement tordante, au sens propre d'ailleurs puisque Jean-René doit s'interrompre toutes les dix secondes pour aller aux toilettes changer de chemise jusqu'à l'absurde. Evanouissement, mains moites, sueurs, tremblements, rougissements, toutes ces manifestations corporelles indésirables sont du carburant comique, au même titre que la non-maîtrise de son environnement dans le cinéma burlesque (tomber, se cogner, glisser, casser, s'emmêler...) qui est au coeur de la scène de la chambre d'hôtel. Dans "Les émotifs anonymes", on sourit également devant le contraste entre les mantras assertifs que prononcent Jean-René et Angélique ("j'ai confiance en moi", "je suis un volcan") et leur incapacité à s'affirmer (pour l'une) et à sortir de sa carapace (pour l'autre) avec pour conséquence la solitude et l'échec. Si on ajoute que la passion pour le chocolat les réunit, on obtient tout de même pas mal de traits autistiques chez ces personnages allant de la phobie sociale à l'intérêt restreint dans lequel ils sont experts. Si j'ai trouvé qu'il y avait des facilités scénaristiques et que les personnages secondaires étaient insignifiants, j'ai bien aimé l'univers acidulé très "Charlie et la chocolaterie" dans lequel ils évoluent. Parce que cela fait écho à leur difficulté à sortir de leur coquille pour affronter le vrai monde, comme Willy Wonka. Vivre sous cloche dans un Disneyland de pacotille est un bon moyen de conjurer ses angoisses. Et Angélique de rappeler une évidence trop souvent oubliée: le chocolat se mesure avant d'être une sucrerie à son degré d'amertume.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.