Les Dents de la mer (Jaws)
Steven Spielberg (1975)
Il y a des films que l'on croit avoir vu parce qu'ils sont tellement cultes qu'ils sont cités, repris, déclinés partout et tout le temps (dernier exemple en date de "sharksploitation", "En eaux (tres) troubles" (2023) avec Jason STATHAM). L'avantage est qu'ils entretiennent la flamme, l'inconvénient est qu'ils finissent par brouiller le souvenir du film original, quand ils ne se substituent pas à lui. Steven SPIELBERG s'est lui-même autocité cinq ans après la sortie de "Les Dents de la mer" en reprenant sa scène d'ouverture pour "1941" (1979) actant le succès de son troisième film, tourné pour neuf millions de dollars mais qui en a rapporté cinq cent millions.
Car par bien des aspects, "Les Dents de la mer" se situe à la croisée des chemins: film de genre et film d'auteur, film de série B hérité de Roger CORMAN et acte de naissance du blockbuster, film du nouvel Hollywood et suite logique des "Universal Monsters" (à qui Robert ZEMECKIS prédit un bel avenir dans "Retour vers le futur II" (1989) et son "Jaws 19"!) "Les Dents de la mer" c'est tout cela à la fois. Cela donne un film très riche dont l'intelligence de la mise en scène saute aux yeux à chaque instant et se substitue aux effets spéciaux défaillants. Les requins mécaniques n'étant pas optimaux, ils apparaissent le moins possible et sont remplacés par la caméra qui adopte leur point de vue, la musique mythique de John WILLIAMS qui fait monter la tension quand il le faut ou bien des métonymies visuelles à commencer par le titre du film!
Mais ce qui fait de "Les Dents de la mer" un chef-d'oeuvre et pas simplement le résultat d'un habile savoir-faire est que son histoire possède plusieurs niveaux de lecture. L'affiche le montre d'ailleurs avec sa nageuse en surface et sous les eaux son énorme requin. Là, on n'est plus dans la métonymie mais dans la métaphore. Le personnage principal Brody (Roy SCHEIDER) traîne un passé traumatique avec l'eau qu'il ne peut exorciser qu'en affrontant le monstre des mers en "Duel" (1971) ^^ comme le capitaine Achab face à Moby Dick. Son comparse dur à cuire et fonceur, Quint (Robert SHAW) est un rescapé de la seconde guerre mondiale sur qui plane l'ombre de la bombe nucléaire d'Hiroshima. Hooper enfin (Richard DREYFUSS) est le scientifique rationnel qui s'avère néanmoins impuissant à dompter la bête. Laquelle à force d'abstraction finit par incarner toutes les angoisses humaines. Dans sa première partie, "Les Dents de la mer" contient une satire toujours actuelle du tourisme balnéaire de masse où les baigneurs oscillent entre déni et psychose alors que le maire pense surtout à sauver la saison estivale quitte à dénicher des "faits alternatifs" pour expliquer les "accidents" qui se produisent. Bien plus que le requin qui obéit à ses instincts naturels, le semeur de mort, c'est lui et ses semblables que l'on a pu voir à l'oeuvre lors de catastrophes bien réelles comme la tempête Xynthia il y a treize ans.