L'un des plus gros succès français de l'année 2019 n'est pas une comédie mais une tragédie qui met crûment en lumière une réalité dont la majeure partie de la population a peu conscience: l'épidémie de suicides chez les agriculteurs qui est l'un des multiples signes du mal profond qui ronge nos sociétés. Si on nous répète souvent qu'une femme meurt tous les 2 jours 1/2 sous les coups de son conjoint, on ne dit pas qu'il en va de même chez les agriculteurs. A partir de l'histoire de son propre père et grâce au soutien de Guillaume Canet qui l'interprète très justement dans le film (il a lui-même des racines terrienne, son père élevait des chevaux), Edouard Bergeon brise le tabou et raconte de façon limpide une tragédie vécue à huis-clos. Celle d'un homme broyé entre le marteau et l'enclume. Le marteau c'est l'héritage familial, incarné par un père (Rufus) dont le savoir-faire artisanal désormais obsolète s'est mué en mépris accablant pour son fils. Une fracture générationnelle entre le paysan et l'exploitant agricole entrepreneur qui reflète les mutations du secteur depuis les 30 Glorieuses en France. Fils qui par ailleurs s'est senti obligé de reprendre la ferme familiale alors que son rêve était d'élever des chevaux dans le Wyoming. L'enclume ce sont les exigences du système productiviste qui obligent les agriculteurs à s'endetter jusqu'au cou pour produire à la chaîne avec une multitude d'intrants* et à grande échelle une matière première de faible qualité et à bas prix, système qui les exploitent jusqu'à ce qu'ils y laissent la peau. Il n'y a pas que la nature qui est malade de ce système, ceux qui sont chargés de nourrir les hommes s'empoisonnent avec leurs propres produits phytosanitaires. C'est toute la chaîne du vivant qui est atteinte. Heureusement, la porte de sortie, c'est le fils (soit le réalisateur lui-même) à qui le père enjoint de ne pas reproduire le même modèle et d'aller voir ailleurs.
* Depuis que l'exploitation agricole a été avalée par le système capitaliste elle n'est plus qu'un maillon de l'agro-industrie qui génère des milliers d'emplois et de bénéfices dans la construction d'engins agricoles, les biotechnologies, les engrais, la distribution, le marketing ou les industries agroalimentaire alors que l'exploitant qui produit la matière première à faible valeur ajoutée dépend des cours et des exigences de la PAC (politique agricole commune de l'UE) qui le subventionne en échange d'une productivité maximale.
Casey AFFLECK me fait aussitôt penser à Gerry (2002), film expérimental de Gus VAN SANT où il jouait aux côtés de Matt DAMON. Or il se trouve qu'il y a une filiation contemplative et minimaliste entre ce film et "Light of my life", sa deuxième réalisation avec ses deux minuscules humains errants dans de grands espaces aussi majestueux qu'hostiles. Pour le reste "Light of my life" est une variation sur le film de Alfonso CUARÓN, "Les Fils de l'homme" (2006) car il s'agit d'un récit dystopique et post-apocalyptique avec de fortes résonances bibliques. Le récit s'ouvre d'ailleurs sur un plan-séquence de 12 minutes dans une tente où le père (Casey AFFLECK) et sa fille Rag âgée de 11 ans sont filmés en plongée un peu comme s'ils étaient à l'abri dans un utérus. Le père brode un conte à partir de l'histoire de l'arche de Noé ce qui est assez approprié à un monde qui a vu sa moitié féminine éradiquée par un mystérieux virus. Avec la même conséquence que pour le film de Cuaron, il n'y a quasiment plus d'enfants et donc plus d'avenir, les cadres politiques, sociaux, technologiques et moraux ont explosé comme en temps de guerre et ont laissé place à la loi de la jungle et au chaos. Ceci étant et contrairement au film de Cuaron, le contexte est presque entièrement laissé hors-champ pour donner toute la place aux échanges entre un père et sa fille vivant leur lien fusionnel dans un immense no man's land, les deux acteurs portant le film sur leurs épaules. Les amateurs d'action et de SF risqueront d'être déçus sauf s'ils aiment M. Night SHYAMALAN. La fin violente de "Light of my life" fait penser quelque peu à celle de "Signes" (2002) dans le sens où les repères moraux du spectateur sont brouillés, l'ennemi étant désigné comme tel et éradiqué avant même qu'il ait eu le temps de manifester la moindre animosité. On peut alors se poser légitimement des questions sur le genre d'avenir que le père prépare pour sa fille, lui qui n'a cessé au nom de la survie de lui apprendre à fuir, à se cacher, à dissimuler son identité, à voler, à attaquer (et à tuer le cas échéant) et à considérer tout autre que lui comme hostile a priori. Des questions abordées dans un film récent, "Leave No Trace" (2018) auquel celui de Casey Affleck fait également penser.
Quentin Tarantino fait partie de ces cinéastes qui suscitent soit une adhésion idolâtre, soit un rejet tel que ceux qui font partie de la seconde catégorie lui dénient même sa qualité de cinéaste ce que personnellement je trouve très violent. Ce n'est pas parce que Quentin Tarantino est un grand recycleur d'images et de sons qu'il n'a pas de point de vue ou que son cinéma n'a pas d'âme.* En fait Quentin Tarantino est une sorte de justicier qui utilise la magie du cinéma (dans lequel tout est possible contrairement à la vie réelle) pour réécrire l'histoire afin de donner aux vaincus une revanche symbolique sur les vainqueurs. Ce n'est donc pas seulement un cinéma nostalgique comme je l'ai souvent lu mais un cinéma de la revanche. Ce pouvoir rédempteur fonctionne d'ailleurs à plusieurs niveaux, il peut être intra-diégétique comme dans ses films uchroniques ("Inglourious Basterds", "Django Unchained" et celui-ci) ou extra-diégétique (la revanche éclatante d'acteurs oubliés ou de seconde zone comme John Travolta, Pam Grier, Robert Forster ou Kurt Russell).
Dans "Once upon in time in Hollywood" qui fait sans nul doute allusion au film de Sergio Leone "Il était une fois dans l'Ouest" (1968), Quentin Tarantino ressuscite une période clé de l'histoire d'Hollywood, celle qui vit la fin de l'âge d'or des studios au profit de la télévision et du cinéma d'auteur dans ou hors du système des studios (ou les deux comme Cassavetes, acteur principal de "Rosemary's Baby", le premier film américain de Roman Polanski qui a fait de lui une célébrité hollywoodienne, film par ailleurs évoqué dans le film de Tarantino qui se situe en 1969). Cette résurrection n'est pas pour autant une reconstitution fidèle mais une réécriture avec introduction de personnages fictifs dans des événements réels ayant une influence déterminante sur leur déroulement. La villa des étoiles montantes Polanski et sa femme d'alors, Sharon Tate (Margot Robbie) est mitoyenne d'une (fictive) star déclinante du cinéma de genre, Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) qui a de plus en plus de mal à décrocher des contrats. Heureusement il peut compter sur sa doublure et homme à tout faire, le cascadeur Cliff Booth (Brad Pitt) alors que son producteur (Al Pacino) essaye de le convaincre d'aller tourner à Rome des western spaghetti (ce qui ressemble à une déchéance à une époque où ceux-ci sont tournés en dérision). Les deux univers qui se côtoient sans se mélanger pourraient bien finir par se rencontrer à la faveur de la virée meurtrière de la secte hippie satanique de Charles Manson qui sous la caméra de Tarantino n'est plus une tragédie mais un morceau de bravoure jubilatoire. Celui-ci se livre à un jeu amusant à la Woody Allen ou à la Robert Zemeckis de manipulation d'images ayant réellement existé ou de recréation de fac-similés afin d'y insérer ses protagonistes. Toute une batterie de stars d'époque joués par des comédiens d'aujourd'hui viennent pimenter la sauce comme Bruce Lee, Steve McQueen ou bien sûr le couple Polanski/Tate. Mais même si le film est riche et emporte le morceau avec son grandiose bouquet final, il aurait gagné à être resserré car il est tout de même souvent mou du genou et décousu. Un reproche que je fais aux films de Tarantino depuis "Inglourious Basterds" mais qui ne semble pas être corrigé de sitôt alors que la dramaturgie de "Pulp Fiction" et de "Jackie Brown" frôlait la perfection.
* Je pourrai dire la même chose de Brian de Palma, autre grand cinéaste recycleur (dans le style "palimpseste") qui suscite beaucoup d'incompréhension voire de mépris (j'ai lu une critique qui le considérait comme un "perroquet").
Les illusions brisées du rêve américain incarnées par un texan benêt déguisé en John Wayne qui espère profiter de sa belle gueule pour se faire entretenir par des femmes riches et un SDF souffreteux et infirme d'origine italienne qui détrousse les nigauds entre deux quintes de toux. Ces deux épaves humaines s'échouent dans un New-York glacial et sordide où ils tentent de survivre en s'accrochant l'un à l'autre comme à une bouée de sauvetage. Leur rêve commun, aller en Floride ("Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil"). Le film s'inscrit dans un passage de relai entre le classicisme hollywoodien et la contre-culture du nouvel Hollywood. On le compare à "Easy rider" en raison de ses personnages de marginaux et de sa fuite en avant mais il comporte aussi un caractère underground, les Inrocks n'hésitant pas à le considérer comme un remake informel de "Flesh", le premier volet de la trilogie que Morrissey et Warhol ont consacré à la prostitution masculine (en partie justement en réaction à "Macadam cowboy" qu'ils trouvaient trop formaté et pour cause puisque c'était le premier film mainstream a évoquer ce sujet alors sulfureux). Morrissey réalise tout de même un film en super 8 dans le film de John Schlesinger et les deux quidam sont invités à une soirée dans laquelle trônent les proches de Warhol dont Viva, son égérie (filmée à la même époque par Agnès Varda dans "Lions, Love and lies"). Si les flash mentaux censés éclairer la psyché et le passé des protagonistes sont trop nébuleux pour apporter quelque chose d'autre qu'une signature arty, la déconstruction des mythes de l'Amérique WASP justifie à elle seule le statut de film culte de "Macadam cowboy" ainsi qu'une réelle finesse psychologique qui rend le film bouleversant, particulièrement sur la fin. Le personnage de Joe Buck (John Voight) qui au départ se réduit au cliché du self made man parti de rien (ou plutôt du fin fond de la plonge) mais qui est persuadé de pouvoir réussir financièrement par le sexe avec son physique d'étalon et sa défroque de cowboy macho s'affine progressivement jusqu'à la scène clé issue de la soirée underground où sa partenaire sexuelle lui suggère qu'il est sans doute un gay qui s'ignore. Et voilà comment Joe quitte enfin le chemin mensonger de clip publicitaire dans lequel il ne cessait de s'enliser pour "Walk on the wild side" avec son compagnon de route moribond, Rico (Dustin Hoffman) qu'il arrache symboliquement à son enfer de crasse et de solitude, jetant son costume de cowboy à la poubelle au passage comme une vieille peau morte. Cet inexprimable lumière qui pointe à la fin du film alors que pourtant Rico agonise, cela compense tout ce que le film peut avoir par ailleurs de bancal ou d'imparfait.
"Deux Moi" c'est "Chacun cherche son chat" (1995) remis à jour en version "2.0". En effet les deux films dressent le portraits de jeunes parisiens plus ou moins dépressifs (et égocentriques) en quête de l'âme sœur. Evidemment dans "Chacun cherche son chat", cela passait par des sorties nocturnes dans les bars du 11° arrondissement alors qu'en parallèle, Cédric Klaspisch faisait le portrait d'un quartier attachant et bigarré en pleine mutation sociologique. Dans "Deux Moi", les rencontres sont montrées comme virtuelles, du moins dans un premier temps. Il y a encore un peu de musique, de fumée de cigarette et même un chat blanc pour rappeler l'opus précédent de Klapisch mais en mode mineur. L'univers dépeint, celui du 18° en 2019 est beaucoup plus froid et désincarné que ne l'était le 11° en 1995 en dépit de l'îlot de chaleur que représente l'épicerie tenue par le personnage joué par Simon Abkarian. Les quelques traits d'humour du film proviennent de lui et de ses employés. Les remarques sur le bio par exemple où se téléscopent la vision des bobos et celle des immigrés où celles évoquant les salons de coiffure antillais tenus par des maliens (ou pour le massage thaï, par des chinois) rappelle le talent de Klapisch pour croquer le cosmopolitisme des métropoles mondiales. Mais cela ne suffit pas à animer un film tristounet qui se traîne sur un rythme mollasson. Le rapprochement des deux solitudes incarnées par Mélanie (Ana Girardot) et Rémy (François Civil) est plutôt lourdement souligné par la mise en scène alors que les dialogues sont eux parsemés de clichés gros comme une maison. La palme revient de ce point de vue à la psy jouée par Camille Cottin qui les enfile comme les perles d'un collier. On se demande d'ailleurs pourquoi Mélanie perd son temps à la payer alors qu'elle trouverait la même liste de phrases toutes faites dans un manuel de développement personnel à 25 euros. Mais bon, elle manque tellement de personnalité qu'il n'est guère étonnant qu'elle morde à tous les hameçons consuméristes de notre époque*. De toutes façons le parcours des personnages est tellement balisé que les quelques bons moments finissent par s'évanouir en fumée dans l'esprit du spectateur pour ne laisser place qu'à un vide intersidéral.
* Le psy de Rémy est tout aussi cliché mais comme son patient, il est plus taiseux et François Berléand arrive avec sa sobriété à s'en tirer à peu près.
Je déteste les concours de testostérone et la formule 1, en revanche j'adore Daniel Brühl ("Goodbye Lenin!", "Inglourious Basterds") et les histoires de nobles chevaliers/samouraï qui comme chez Akira Kurosawa ("La Forteresse cachée") sortent grandis de leur mano a mano viril. Car l'histoire de la rivalité entre ces deux champions de F1 aux tempéraments opposés qu'ont été James Hunt (Chris Hemsworth) et Niki Lauda (Daniel Brühl) dans les années 70 aurait tout à fait pu se passer au Moyen-Age et leurs bolides (McLaren contre Ferrari) auraient alors été remplacé par une épée ou un sabre. Niki Lauda aurait pu alors arborer fièrement ses blessures de guerre sans que des journalistes de caniveau ne tentent de le pipoliser. D'ailleurs James Hunt en corrige un en bonne et due forme afin de lui rappeler que sa lutte avec Niki Lauda se situe à un autre niveau. Autrement dit l'histoire de ces deux hommes est intemporelle et universelle, elle relève du conte. Avec les caméras embarquées, on est plongé au cœur de l'action durant les séquences de course hyper-dramatisées très spectaculaires mais relativement peu nombreuses alors que par ailleurs on se régale des rugueux échanges verbaux de ces deux hommes qui lorsqu'ils se frottent l'un contre l'autre produisent des étincelles tant ils sont opposés et complémentaires à la fois. James Hunt le britannique c'est la tête brûlée qui vit à 300 à l'heure, un play-boy hédoniste style rappeur bling-bling qui brûle la chandelle par les deux bouts et considère son sport comme un moteur à adrénaline alors que Niki l'autrichien est un technicien besogneux, ascétique, méthodique et scientifique. Si le manque de sérieux (apparent) de James Hunt est une entrave, c'est l'impopularité de Niki Lauda, être quasi-asocial qui s'avère être le plus lourd handicap dans la course au succès. Tous deux sont par ailleurs arrogants et tête à claques mais ils se donnent tellement à leur sport qu'on ne peut pas rester indifférent devant leur engagement jusqu'au-boutiste et le spectacle qui en résulte. Un véritable matériau de fiction pour film à suspense haletant et plein de rebondissements.
Les écrivains à succès sont une manne inépuisable pour le cinéma qui non content d'avoir adapté leurs œuvres les plus connues depuis les origines tente depuis une trentaine d'années d'expliquer leur genèse au travers d'éléments biographiques plus ou moins romancés. Le résultat est le plus souvent assez lisse et académique et ce "Neverland" s'il constitue un spectacle familial de bonne facture ne s'élève guère au-delà. Il avait cependant le potentiel pour aller (beaucoup) plus loin mais s'il était entré de plain-pied dans la personnalité tourmentée de James Barrie, il aurait sans doute perdu les enfants en route. Au moins on a pas droit à la sempiternelle histoire d'amour à l'origine de l'inspiration du chef d'œuvre du siècle. Avec les problèmes de virilité de James Barrie qui le maintenaient dans une zone grise d'homme-enfant pré-pubère, cela ne pouvait pas fonctionner. Donc ce n'est pas une histoire d'amour qui est à l'origine de "Peter Pan" mais une histoire de deuil. Ou plutôt un double deuil: celui du frère aîné de James et celui du père de Peter, l'un des fils Llewelyn Davies qui lui ont inspiré les personnages de sa célèbre pièce puis du roman "Peter et Wendy" devenu ensuite "Peter Pan"*. James a trouvé une solution en s'évadant dans un monde parallèle sur lequel il règne en maître comme son héros Peter Pan alors que Peter refuse de continuer à rêver et se comporte en adulte avant l'âge. Le principal intérêt du film réside dans les échanges des deux personnages qui de plus sont interprétés par Johnny Depp et Freedie Highmore qui rejoueront peu après la même histoire d'homme-enfant et d'enfant-homme dans "Charlie et la chocolaterie" de Tim Burton. Autre aspect intéressant, la double lecture possible du parcours de James Barrie dont les centres d'intérêt peu conventionnels et la capacité à réenchanter le monde poussiéreux du théâtre au début du XX° siècle est aussi vu par la bonne société comme un comportement déplacé voire dangereux. Même si le mot pédophilie n'est pas prononcé, il est suggéré et on pense forcément à la fascination de Michael Jackson pour le personnage de fiction créé par James Barrie dont rien ne rappelle dans le film à quel point il est démoniaque**. Et pour cause car le rappeler, ce serait revenir aux troubles sexuels de James Barrie que le film évite le plus possible d'évoquer.
* La mère des quatre fils Llewelyn Davies, Sylvia n'est autre que la tante de Daphné du Maurier. Elle meurt à son tour d'un cancer en 1910. Kate Winslet qui l'interprète apparaît trop bien portante quand on la compare aux photos d'époque de la véritable Sylvia.
** Peter Pan dépeint en réalité un univers mortifère (Neverland est construit sur une négation ce que ne retranscrit pas la traduction française) qui a pour maître un démon castrateur qui inverse l'ordre des générations (c'est lui qui offre la main du capitaine Crochet en pâture au crocodile qui symboliquement a "avalé le temps") et se constitue un gynécée idolâtre dont il excite les rivalités tout en restant inaccessible. Quant aux enfants, influençables, il lui servent de faire-valoir.
Plus glauque et sordide que ce film tu meurs! D'ailleurs le titre en VF du polar de l'américain Jim Thompson* qui l'a inspiré "Des cliques et des cloaques" est évocateur d'une atmosphère parfaitement rendue à l'écran. La banlieue blafarde aux intérieurs décrépis et aux sinistres terrains vagues dans laquelle l'intrigue est transposée fait écho à une galerie de personnages repoussants, véritable lie de l'existence humaine sur laquelle trône le non moins minable Frank Poupart, habité par un Patrick Dewaere dont la performance hallucinée situe son personnage aux portes de la folie. De n'importe quel autre acteur, on aurait dit "qu'est ce qu'il cabotine!". Pas de Patrick Dewaere. Il ne fait pas semblant, quand il se tape la tête contre le capot de sa voiture, il le fait vraiment et on sent que sa prestation borderline, il va la chercher dans les tréfonds de ses tripes**. Ce loser des bas-fonds qui dresse sa personnalité exubérante comme un bouclier face au néant est un véritable one-man show que l'espoir de sortir de son impasse existentielle et l'amour que lui inspire l'énigmatique Mona (Marie Trintignant) aussi mutique que lui est volubile plonge dans une descente aux enfers qui ne semble pas avoir de fond. Alain Corneau a très bien saisi dans ses films la déréliction des banlieues (dans "Le Choix des armes", la Courneuve est filmée de façon quasi-documentaire) et il est assisté pour ce film par l'écrivain George Pérec qui a ciselé les dialogues poétiques pleins d'humour noir, respectés à la lettre malgré une impression d'improvisation. Tout comme la prestation de Patrick Dewaere, ils contrebalancent l'aspect hideux du film sans lui enlever son caractère désespéré. J'ajoute que la bande-son composée de tubes de variété et de disco écoutée sur des postes de radio transistor a quelque chose de grotesque et de poisseux en même temps qui se marie bien avec le reste du film.
* Auteur également du roman à partir duquel Bertrand Tavernier a réalisé "Coup de Torchon", l'un de ses meilleurs films.
** Le rôle est quasiment autobiographique dans le sens où Patrick Dewaere a en vain tenté d'échapper au gouffre insondable qui le rongeait intérieurement de plus en plus en se réfugiant dans des paradis artificiels (drogue, alcool, sexe et jeu).
Avant-dernier film de Joseph L. Mankiewicz, "Le Reptile" est aussi sa seule incursion dans le genre du western, genre qu'il revisite à sa sauce et dont il déconstruit les codes avec jubilation. Le contexte "nouvel Hollywoodien" s'y prêtait, ce sont d'ailleurs les scénaristes de "Bonnie and Clyde" de Arthur Penn qui ont écrit celui du "Reptile". On a donc un western en forme de scène de théâtre ou plutôt de fosse aux serpents: le pénitencier où se déroule l'essentiel de l'histoire. Celui-ci est dominé par deux anciennes gloires du western fordien et hawksien transformés en figures parodiques: un gredin faux derche égoïste et cupide, Paris Pitman (Kirk Douglas) et un donneur de leçons constipé, Woodward Peterman (Henry Fonda) à barbe de patriarche. Bref on est loin des héros du western classique, "sa-tire" dans tous les coins et le film comporte de ce fait quelques morceaux de bravoure jubilatoires. J'en citerait deux que j'ai trouvé particulièrement savoureux: la servante cliché tout droit sortie de "Autant en emporte le vent" qui joue la comédie de la "brave négresse battue et contente" à la famille qu'elle sert tout en leur tirant dans le dos (au sens figuré) et l'inauguration du réfectoire de bienfaisance pour les détenus avec discours lénifiants des autorités locales transformé par Paris Pitman en joyeuse pagaille où tous les faux-semblants explosent. Ironiquement, la bouffe insipide finit contre les tableaux coquins recouverts à la demande du très puritain Peterman alors que la dame de charité finit par perdre ses vêtements au passage. Et ce n'est pas le seul élément sexuel perturbateur, l'homosexualité se taillant une part notable dans les agissements de certains des personnages alors que d'autres comme Pitman ne sont mus que par l'appât du gain qui les conduit à se jouer de tout le monde. Néanmoins le film comporte des longueurs et manque de profondeur, la pirouette finale étant même franchement grossière. John Huston a fait preuve de beaucoup plus de finesse dans "Le Trésor de la sierra madre" alors que Mankiewicz s'en tient à des masques grimaçants totalement cyniques et misanthropes, sans une once d'ambiguité. Dommage.
Une curiosité que ce film d'animation chinois, simple mais percutant qui rappelle beaucoup sur la forme le style pop de Quentin Tarantino: mélange de violence et d'humour noir, ballet de mafieux et d'aspirants mafieux autour d'un sac de billets dérobé à un malfrat (comme dans "Jackie Brown") et même plan iconique en contre-plongée d'ouverture du coffre d'une voiture dans lequel se trouve un type pas mal amoché. L'humour masque quand même la terrible vacuité de la petite société chinoise dépeinte complètement atomisée en individus transformés par l'appât du gain en bêtes féroces. Le film comporte un morceau de bravoure assez épatant: une vidéo détournant des affiches de propagande maoïste en version pop art capitaliste dans laquelle deux des personnages lancés à la course au fric rêvent de "lendemains qui chantent" dans un Shangri-la de pacotille. Ils n'iront pas plus loin que la chambre 301 d'un hôtel minable. Quant à la plupart des autres personnages après s'être entre-déchirés comme des fauves lâchés dans une arène, ils finiront leur course folle dans un grand carambolage. Laissons le mot de la fin à l'élément déclencheur de l'intrigue, Xiao Zhang, un jeune employé du BTP qui arrondit ses fins de mois en convoyant les fonds de son patron mafieux avant de s'enfuir avec la caisse. Il a besoin de cet argent pour payer en Corée l'opération de ravalement de façade de sa fiancée défigurée par une opération de chirurgie (in)esthétique qui a mal tourné en Chine. Par ailleurs il proclame son admiration au tueur à gages venu lui faire la peau. Bref, peu de substance sous la coquille et on appréciera aussi bien l'ironie du titre que du passage sur l'acquisition de la liberté en Chine qui se mesure à ce qu'il est possible ou non d'acheter selon le taux de remplissage de son portefeuille.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.