Les étiquettes accolées aux cinéastes masquent bien souvent la réelle portée de leur oeuvre. Celle de Douglas SIRK qualifiée de mélodramatique est aussi flamboyante que déchirante, tournant autour d'histoires d'amour romantiques ou filiales contrariées par des conventions sociales étriquées. C'est qu'elle se nourrit d'une tragédie personnelle ce que le documentaire de Roman HÜBEN démontre. Conformément à sa volonté, son biographe Jon Halliday a attendu 1997 (soit dix ans après sa mort) pour sortir une version augmentée de l'ouvrage qu'il lui a consacré "Sirk on Sirk" et ainsi révéler au public que la seconde femme de Douglas Sirk qui était d'origine juive avait été dénoncée par la première, devenue nazie. Douglas Sirk qui s'appelait à l'époque encore Detlef SIERCK s'était d'abord réfugié à la UFA puis avait fini par se résoudre à quitter l'Allemagne en 1937 avec son épouse lorsque la UFA était passée sous contrôle nazi, laissant derrière lui Klaus, le fils qu'il avait eu avec sa première femme en 1925 et qu'il n'avait plus le droit d'approcher. Devenu acteur dans des films de propagande et embrigadé dans les jeunesses hitlériennes, Klaus fut tué sur le front russe en 1944. L'ombre de ce fils à jamais perdu plane sur la majeure partie de la filmographie du cinéaste. De façon explicite dans "Le Temps d'aimer et le temps de mourir" (1958) ou implicite avec le fils de substitution que fut pour Douglas Sirk, Rock HUDSON né en 1925 comme Klaus. Quant à la forme de ses films, elle joue sur le faux pour mieux révéler le vrai. Ainsi en est-il des ruines de "Le Temps d'aimer et le temps de mourir" (1958) qui sont de vraies ruines allemandes mais ont l'air fausses ou des propos de Rainer Werner FASSBINDER qui appartient à la génération de cinéastes allemands "orpheline" des années 70 contrainte d'aller se chercher des mentors dans celle de leurs grands-parents* "Pour moi en tant que cinéaste, il y a eu un avant et un après avoir vu les films de Douglas Sirk. Ce sont des films qui pour moi sont très connectés à la vie. Même si ce sont des histoires très artificielles (...) ils sont incroyablement vivants dans l'effet qu'ils produisent dans nos têtes." Le documentaire m'a d'ailleurs appris que les deux cinéastes avaient travaillé ensemble sur trois courts-métrages dont l'un avec Hanna SCHYGULLA.
Certes, le documentaire en soi n'est pas transcendant, linéaire et assez superficiel. Mais il a le mérite d'apporter un éclairage sur la personnalité de Robert MITCHUM qui est un acteur dont je ne savais à peu près rien, hormis les cinq films où je l'ai vu jouer (sur les 120 dans lesquels il a tourné mais si on enlève les séries B et les apparitions de fin de carrière, il y en a déjà beaucoup moins). Son jeu non formaté épouse un parcours accidenté, très loin des standards hollywoodiens. Enfant de la crise des années 30, Robert MITCHUM a derrière lui un passé d'errance, de galères et de délinquance quand il parvient à percer en tant qu'acteur après la seconde guerre mondiale. Néanmoins ce passé est surtout le fruit d'une société normative et répressive à laquelle il se ne pliera jamais comme le souligne le passage où il refuse de changer son nom et de camoufler ses origines indiennes. Il en va de même de son refus de collaborer au maccarthysme ou encore son arrestation en 1948 à une soirée pris en flagrant délit de consommation de marijuana. On croit rêver quand on apprend qu'il a fait près de deux mois de prison et que la carrière de la jeune actrice avec qui il fumait fut ruinée*. Sa première arrestation à l'âge de 16 ans pour vagabondage révélait déjà la véritable nature de la société américaine, impitoyable avec les plus faibles. Cela donne d'autant plus de relief à son rôle de démobilisé qui affronte la haine raciste et antisémite des WASP dans "Feux croisés" (1947). L'image de rebelle, bagarreur, "mauvais garçon" collée à Robert MITCHUM n'a de sens que par rapport aux canons puritains et hypocrites de cette société. La véritable personnalité de Mitchum semblait être celle d'un artiste dans l'âme mais qui pour se protéger d'un système fondé sur l'apparence et les mondanités affichait une attitude nonchalante, désinvolte voire cynique. La preuve en est avec l'échec de "La Nuit du chasseur" (1955) qui est pourtant aujourd'hui reconnu comme l'un des plus grands films du septième art. C'est sans doute le film qui nous en dit le plus à son sujet. Comment ne pas voir en ces deux enfants un autoportrait quand on connaît son histoire alors que le diable qu'il incarne paré des atours de la respectabilité religieuse ressemble à un miroir tendu à l'Amérique puritaine qui évidemment ne l'a pas supporté.
*La marijuana est alors vue comme une drogue menant à tous les vices: on dit que sa consommation, qui peut coûter jusqu'à deux ans de prison, conduit au meurtre, aux accidents de la route, au suicide, aux viols et à la folie. Dans un Hollywood de l'après-guerre encore largement contrôlé par les censeurs et en quête perpétuelle d'une moralité d'apparat, Leeds et Mitchum sont condamnés au moment même où ils franchissent le pas de la porte, les menottes aux poignets. Les fixers de la RKO et d'Howard Hughes, le tout nouveau propriétaire du studio, n'ont rien pu faire. La presse est déjà là. Alors, quand un policier lui demande son métier, Mitchum répond «ancien acteur»: il est persuadé que sa carrière à Hollywood est ruinée. (Slate, "Comment un joint avec une star d'Hollywood a ruiné la vie de Lila Leeds, Michael Atlan, 18/08/2019).
"Je ne suis pas votre nègre" est un film fort et d'une implacable lucidité sur les racines du racisme américain. Le réalisateur, Raoul PECK a eu l'idée d'exhumer un manuscrit inachevé de l'écrivain afro-américain James Baldwin écrit en 1979 et d'en faire la colonne vertébrale du film. Cet écrit incisif, lu par Samuel L. JACKSON en VO et par JOEY STARR en VF a pour but d'ouvrir les yeux de l'Amérique sur elle-même, sur ce qu'elle est vraiment. Sa portée dépasse en effet la seule question du racisme qui est montré pour ce qu'il est, le symptôme d'une civilisation malade de ses origines et qui plutôt que de changer son pacte fondateur préfère continue à détourner les yeux et à vivre dans le déni, pour le malheur de tous. Si le combat pour les droits civiques dont James Baldwin a été le témoin est longuement évoqué au travers notamment de l'assassinat de trois de ses figures emblématiques dont il était proche, Medgar Evers (membre du NAACP, la national association for the advancement of the colored people), Malcom X et Martin Luther King, le film sonde en profondeur l'imaginaire de l'Amérique à travers sa culture dominante. En ressort une continuité glaçante autant qu'éclairante sur son racisme systémique et la manière dont l'Amérique se représente elle-même. Etonnement, "Naissance d'une nation" (1915) n'est pas évoqué alors que ses thèmes eux le sont. La diabolisation des noirs et métis comme justification des massacres commis par les "preux" chevaliers du KKK n'est que l'avatar de la conquête de l'ouest par les héros WASP sur les sauvages indiens (la figure de John WAYNE est évoquée à plusieurs reprises, sans nuances d'ailleurs) et l'idée d'une remigration était même évoquée dans une première version du film de D.W. GRIFFITH ("l'Amérique ne sait pas quoi faire de sa population noire" dit James Baldwin sous-entendu, depuis que le système esclavagiste n'a plus de raison d'être). Par contre, ce qui est longuement souligné dans le film, c'est l'invisibilisation de la communauté noire et de son histoire. L'imaginaire dominant est fondé sur un mensonge, celui d'une Amérique pure, innocente qui doit se refléter dans la blancheur et la blondeur de ses ressortissants. Si le choix de Gary COOPER dans le film "Ariane" (1957) ne me paraît pas très heureux (Billy WILDER était très critique vis à vis de la société américaine, mieux aurait valu un western avec Gary Cooper), celui de Doris DAY est absolument parfait, l'équivalent cinématographique des publicités pour l'American way of life peuplé de familles aryennes dignes de la propagande nazie pour la pureté raciale. Le prix à payer pour un tel déni est lourd, celui d'une société dévitalisée dont la névrose se manifeste dans l'accumulation de biens matériels. Face au présentateur Dick Cavett qui demande à James Baldwin en 1968 sur un ton condescendant pourquoi il n'est pas plus optimiste pour la communauté noire à qui aurait été soi-disant accordé l'égalité des chances, celui-ci lui cloue le bec "je n'ai pas beaucoup d'espoir à vrai dire tant que les gens parleront de cette manière" ainsi qu'à un autre invité de l'émission avec son acuité caractéristique: "Je ne suis pas dans la tête des blancs, je ne me fonde que sur l'état de leurs institutions. J'ignore si les chrétiens blancs haïssent les blancs mais nous avons une église blanche et une église noire. Comme Malcom X l'a dit, la ségrégation américaine est à son paroxysme le dimanche à midi. Cela en dit long d'après moi sur une nation chrétienne". Et pan sur le bec! Et le film de se terminer sur ces propos en forme d'appel à la prise de conscience " Il ne tient qu'au peuple américain et à ses représentants de décider ou non de regarder la vérité en face. (...) Les blancs doivent comprendre dans leur coeur pourquoi la figure du nègre leur était nécessaire. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Je suis un nègre car vous en avez besoin. (...) Si je ne suis pas un nègre et si vous l'avez inventé, vous devez comprendre pourquoi. L'avenir de ce pays repose sur votre volonté d'y réfléchir."
"Media Crash - qui a tué le débat public ?" (2022) s'inscrit dans la lignée de "Les Nouveaux chiens de garde" (2011) qui interrogeait l'indépendance des médias et révélait que la pensée unique distillée par la plupart d'entre d'eux, dans la lignée de la célèbre phrase de Margaret Thatcher "There is no alternative" s'expliquait par leur relation incestueuse avec les hommes d'affaires et les hommes politiques, symbolisée par les réunions du Cercle. Un cénacle des élites dirigeantes devenu aujourd'hui célèbre en raison du scandale touchant son président, Olivier Duhamel qui avait dû démissionner en 2021 suite aux révélations d'inceste (familial celui-là) de sa belle-fille Camille Kouchner dans "La Familia Grande".
"Média Crash" est le fruit du travail de deux journalistes d'investigation, travaillant pour les rares médias indépendants de l'hexagone: Valentine Oberti de Mediapart qui a révélé de nombreuses affaires (dont celle touchant Jérôme Cahuzac qui est évoquée dans le film) et Luc Hermann de Premières Lignes, une société de production et agence de presse qui est notamment à l'origine de l'émission "Cash investigation" diffusée sur France 2. Leurs enquêtes sont éclairantes, démontrant que la plupart des médias français ne peuvent pas ou ne peuvent plus jouer leur rôle de contre-pouvoir parce qu'ils ont été acheté ou rachetés par les patrons des plus grands groupes français qui les musèlent et les orientent. Cas d'école, le rachat du groupe Canal + par Vincent Bolloré (dont la proximité avec les présidents n'est plus à démontrer depuis l'affaire du Yacht) a non seulement détruit "l'esprit canal" impertinent et critique (disparition des Guignols, du zapping, déprogrammation de documentaires d'investigation etc.) mais en a fait une tribune (notamment via I-Télé rebaptisé Cnews) pour Eric Zemmour et ses idées d'extrême-droite, le mettant en orbite pour la présidentielle face à Le Pen. Le tout avec la complicité du (faux) "idiot utile" Cyril Hanouna et son TPMP sur C8. Rebelote avec Bernard Arnault, le patron de LVMH et accessoirement (^^) de "Les Echos" et "Le Parisien" qui a fait infiltrer le journal Fakir du député LFI François Ruffin par Bernard Squarcini, un ancien haut fonctionnaire du renseignement qui a une longue expérience en matière d'espionnage de journalistes. Ce passage est par ailleurs le plus drôle du documentaire qui nous rejoue "Les Barbouzes" (1964). Mais au-delà de ces exemples précis, ce sont aussi les méthodes utilisées par ces patrons envers les médias qui ne leur appartiennent pas qui sont montrées du doigt: pressions, intimidations, diffamations etc. Eclairant et salutaire.
Michael CAINE qui vient de fêter ses 90 ans est un immense acteur à la carrière riche de 150 films. Le documentaire qui lui est consacré réussit en 52 minutes à faire ressortir l'essentiel:
- Son approche fondamentalement saine du métier, faite d'autodérision, de détachement et d'humilité. Dans ce documentaire comme dans ses livres, il distille des conseils appris auprès de ses aînés tels que John WAYNE (qui a flairé en lui une future star) et Marlene DIETRICH. On relèvera son sens de la retenue qui paradoxalement, décuple l'émotion qu'il insuffle à ses rôles.
- Une histoire à la "Billy Elliot" (2000): fils d'une famille ouvrière, entré par effraction dans un cours de théâtre n'étant suivi que par des filles, plus ou moins autodidacte, il réussit à imposer ses lunettes, son allure jugée efféminée et son accent cockney notamment dans un rôle d'espion réaliste, insoumis et plein d'ironie à contre-courant de James Bond, Harry Palmer. Il donne ainsi beaucoup de véracité à ses prestations comme dans "Le Limier" (1972) qui derrière la rivalité masculine est aussi une histoire de lutte des classes sur fond d'homosexualité refoulée.
- Une carrière éclectique se jouant des frontières. De même que Michael Caine est un transfuge social, il brille aussi bien dans des films européens ("L'Oeuvre de Dieu, La part du Diable (1999)" qui lui a valu un Oscar; "Youth" (2015)) qu'américains, indépendants ("Hannah et ses soeurs" (1986), son premier Oscar) ou superproductions hollywoodiennes, étant devenu l'acteur fétiche de Christopher NOLAN alors même qu'il avait déjà pris sa retraite.
Et, last but not least, le film se fend d'un début d'explication de texte de la chanson que le groupe Madness a dédié à Michael Caine (lui aussi originaire des faubourgs et chantant avec un accent cockney prononcé). Un hommage à son rôle de Harry Palmer dans "Ipcress - Danger immédiat" (1965) dans lequel il parvenait à résister à un lavage de cerveau en répétant "je suis Harry Palmer". Preuve qu'il n'y a pas besoin de se renier pour incarner le flegme, la classe et l'élégance (et être anobli tout comme un autre transfuge britannique célèbre, Anthony HOPKINS).
Encore un documentaire sur Pina BAUSCH? Oui mais celui-ci a la particularité de s'intéresser à la transmission du travail de la célèbre chorégraphe allemande décédée en 2009 et à démontrer son caractère universel. Le film évolue en effet entre deux scènes aussi contrastées que complémentaires. La première est celle de l'opéra Semper à Dresde où l'on assiste aux répétitions et à la première de "Iphigénie en Tauride". Bien que l'on reste en Allemagne, la compagnie de ballet de l'opéra de Dresde est la première à avoir reçu l'autorisation de danser la chorégraphie que Pina Bausch avait inventé pour son théâtre de la danse à Wuppertal. Et Iphigénie est incarnée par Sangeun Lee, une danseuse sud-coréenne. La seconde est celle de l'école des Sables, centre international dédié aux danses africaines traditionnelles et contemporaines qui recrute et forme des danseurs venus des quatre coins de l'Afrique. Basée au sud de Dakar, elle présente une version décoiffante de la chorégraphie de Pina Bausch sur le "Sacre du printemps". Dans les deux cas, les danseurs sont encadrés par des piliers de la compagnie du théâtre de la danse de Wuppertal. Ainsi, Sangeun répète sous la direction de Malou AIRAUDO qui comme on le découvre sur des images d'archives a créé de nombreux rôles dansés imaginés par Pina dont Iphigénie dans les années 70. Du côté de l'école des Sables, c'est Josephine Ann Endicott, elle aussi ancienne soliste dans la troupe de Pina BAUSCH qui dirige les répétitions assistée par Jorge Puerta Armenta.
Disons-le franchement: le résultat est magique et émouvant. Les allers-retours incessants entre l'Allemagne et le Sénégal créent un contraste saisissant entre nature et culture, entre d'un côté un cadre néoclassique qui fait penser à l'opéra Garnier et de l'autre, un espace ouvert sur le désert et la mer où les danseurs évoluent à même la terre et le sable. Et en même temps des similitudes émergent autour de l'idée d'imperfection et de diversité en contraste cette fois avec la danse classique qui exige perfection et uniformité. Sangeun Lee complexe sur sa grande taille, Josephine Ann Endicott (venue du classique) évoque ses kilos en trop, d'autres danseuses parlent de leur carrure trop large et ce en de multiples langues: allemand, anglais, français mais aussi portugais car parmi les 14 pays africains représentés, Lucieny Kaabral, l'une des danseuses les plus impressionnantes, proche de la transe est d'origine cap-verdienne. Cette diversité est aussi celle des styles de danse, certains venant du classique, d'autres de la danse traditionnelle, d'autres de la danse contemporaine etc. A travers leurs témoignages, c'est un portrait en creux qui se dessine, celui de Pina BAUSCH, artiste anticonformiste et visionnaire dont l'art semble se couler avec un naturel confondant dans tous les corps et tous les environnements. La dernière scène sur la plage est renversante.
Le documentaire consacré à Sidney Poitier commençait par "Il a été le premier". Celui consacré à Jane Campion aurait pu en faire de même. Car comme l'acteur américain, premier noir a avoir reçu l'Oscar du meilleur acteur, la réalisatrice néo-zélandaise fait figure de pionnière et d'exception. Son statut de première et seule femme (jusqu'en 2021) à avoir reçu la Palme d'Or à Cannes (et encore, elle conserve toujours l'exclusivité d'être la seule à avoir gagné deux Palmes, ayant décroché en 1986 celle du meilleur court-métrage pour "Peel, exercice de discipline") se double du fait qu'elle a été seulement la troisième femme à recevoir un Oscar pour l'une de ses réalisations: "The Power of the dog" en 2022 (après Kathryn Bigelow en 2010 et Chloe Zhao en 2021). Quelques années auparavant, elle avait lors de cette même cérémonie souligné de manière frappante la disparité entre réalisatrices et réalisateurs dans les nominations (5 contre plus de 300) et les victoires (1 contre 70). Depuis on est passé à 7 et 3, les deux dernières nominées ayant gagné mais le chemin est encore très long avant qu'on puisse parler d'équité.
Le film d'ailleurs évoque quelques unes des raisons qui expliquent la rareté des femmes réalisatrices. Un monde dans lequel les hommes se cooptent entre eux et où les équipes de techniciens, elles aussi majoritairement masculines ne tolèrent pas d'être dirigées par une femme. Jane Campion a subi à ses débuts quand elle n'était pas encore reconnue internationalement et manquait d'assurance des humiliations et des tentatives de déstabilisation de la part de certains d'entre eux qui cherchaient à lui imposer leur "mansplaining" c'est à dire lui apprendre à faire son métier alors que la suite a montré qui était la patronne ^^.
Mais le documentaire de Julie Bertuccelli (qui est fascinée par les femmes artistes exceptionnelles) s'intéresse surtout à la filmographie de Jane Campion que l'on voit en tournage ou en entretien à toutes les étapes de sa carrière. Ayant réalisé peu de films en 35 ans (huit longs métrages pour le cinéma, une poignée de courts-métrages, un téléfilm et deux mini-séries dont les deux saisons de son remarquable "Top of the Lake"), il est possible de s'attarder longuement sur eux et de mettre en évidence leurs points communs. Des portraits de femme fortes et marginales, des hommes qui échappent aux canons de la virilité dominante, une connexion particulièrement forte entre les êtres humains et une nature grandiose, une sensualité et un lyrisme puissant, une attention aux détails signifiants et aux plans d'ensemble qui le sont tout autant, une oscillation entre l'épure et le maniérisme sont quelques uns des traits les plus saillants de son oeuvre. La création et la folie sont également des thèmes structurants, notamment dans ses deux plus beaux films, "Un Ange à ma table" et "La leçon de Piano" qualifié de "Hauts de Hurlevents" néo-zélandais.
Quatrième documentaire des soeurs Clara KUPERBERG et Julia KUPERBERG que je découvre (après ceux consacrés à Anthony HOPKINS, Ida LUPINO et Jack LEMMON), c'est aussi celui qui m'a le moins convaincu. La raison en est simple: contrairement aux autres, elles ne sont pas parvenue à capturer l'essence de l'immense réalisateur qu'était Billy WILDER. La faute d'abord à un déséquilibre patent dans la construction du documentaire. Les soeurs ont choisi de privilégier la première partie de sa carrière hollywoodienne à la Paramount (jusqu'à "Sabrina") (1954) au détriment de la deuxième, à son propre compte et beaucoup plus personnelle (elle correspond à sa collaboration avec I.A.L. DIAMOND et Jack LEMMON). Elles ne consacrent donc que quelques minutes aux chefs-d'oeuvre que sont "Ariane" (1957), "Certains l aiment chaud" (1959) et la "La Garçonnière" (1960). Quant aux pépites méconnues de la fin de sa carrière (elles aussi intimistes), elles sont passées sous silence sauf "Fedora" (1978) en raison de ses liens avec "Boulevard du crépuscule" (1949). Ce n'est d'ailleurs pas la seule lacune dans l'évocation de sa filmographie puisque "Uniformes et jupon court" (1942) est présenté comme son premier film alors que c'est inexact: il s'agit de son premier film hollywoodien mais il avait réalisé lors de son passage en France après avoir fui le nazisme un premier film en 1934, "Mauvaise graine" (1934) avec Danielle DARRIEUX. Visiblement, ce qui a le plus intéressé les soeurs Kuperberg, c'est la relation que Billy Wilder entretenait avec le cinéma hollywoodien, la façon dont il s'est approprié le film noir, a contourné le code Hays ou a montré l'envers de l'usine à rêves. Pour un portrait plus approfondi de l'homme et de l'artiste, mieux vaut se plonger dans le "Billy Wilder et moi" de Jonathan Coe.
Les soeurs Kuperberg ont réalisé depuis une quinzaine d'années de nombreux documentaires pour Arte ou pour OCS, scrutant l'envers du décor hollywoodien, recherchant la vérité derrière la légende ou bien éclairant ses angles morts. Leur travail sur Jack LEMMON, un de mes acteurs préférés, "muse" d'un de mes réalisateurs préférés, Billy WILDER (à qui elles ont également consacré un documentaire) est remarquable par sa clarté et sa pertinence. Elles montrent en premier lieu que dès son premier film "Une femme qui s'affiche" (1953), cet acteur venu du théâtre et de la télévision s'est inscrit en rupture avec l'image véhiculée jusque là par les acteurs hollywoodiens, façonnés pour être des stars inaccessibles. Jack LEMMON avec ses allures de "monsieur tout le monde" auquel n'importe quel quidam pouvait s'identifier pensait d'ailleurs à l'origine que le cinéma n'était pas pour lui. Mais s'il n'avait été que cela, il ne serait certainement pas sorti du lot. C'est Billy WILDER qui a "inventé" en quelque sorte Jack LEMMON au cinéma (pour qui il a tourné sept films). Dès "Uniformes et jupon court" (1942), Billy WILDER avait compris que pour contourner la censure du code Hays, il fallait jouer les illusionnistes en camouflant le sous-texte scabreux de ses films à l'aide d'un personnage principal candide: Ginger ROGERS jouant une petite fille de 12 ans, Audrey HEPBURN et ses couettes dans "Ariane" (1957) et bien sûr Jack LEMMON et sa bouille si attachante. La puissance d'incarnation de ce dernier et son talent tragi-comique donne vie à des personnages a priori sulfureux mais qui "passent crème" auprès du spectateur. C'est ainsi que l'air de ne pas y toucher, le voilà parti pour incarner à dix reprises (dont trois sous la houlette de Billy WILDER) le binôme "féminin" du "Drôle de couple" (1968) qu'il forme à l'écran avec Walter MATTHAU, contribuant à façonner le genre du Buddy movie (et toutes les ambiguïtés qui vont avec). Mais le rôle qui l'a fait entrer dans la légende du cinéma va encore plus loin puisqu'avec "Certains l'aiment chaud" (1959), Jack Lemmon compose un personnage travesti qui se métamorphose de façon irréversible (ce n'est pas par hasard que son personnage s'appelle Daphné) et forme avec Osgood ce que beaucoup considèrent comme étant le premier couple homosexuel du cinéma "grand public". D'ailleurs Tony CURTIS avait lancé une vanne particulièrement percutante au sujet de son binôme "« De toutes mes partenaires féminines, la seule avec qui je n'ai pas couché, c'est Jack Lemmon.» Tout au long de ses quarante ans de carrière, il aura ainsi incarné des personnages subversifs voire sombres sous une apparence lisse. Pour Wilder encore, il incarne des personnages de déviants compromis dans la prostitution avant d'évoluer vers la fin de sa carrière vers des rôles politiquement engagés et progressistes.
Le documentaire de Nathalie AMSELLEM lève un coin du voile sur un des trésors les mieux gardés du cinéma. La trilogie "Retour vers le futur" est semblable à "La lettre volée" de Edgar Allan Poe. Tout le monde croit la connaître tant elle elle fait partie du paysage de la pop-culture depuis presque quatre décennies maintenant mais personne n'y prête réellement attention parce sa valeur inestimable est maquillée sous l'étiquette d'un simple divertissement. Le documentaire de Nathalie AMSELLEM met en évidence le fait que cette oeuvre a un double fond.
Pour commencer, elle est difficile à classer en raison de son caractère hybride de comédie de science-fiction mais aussi parce que trop ingénue (pour la majeure partie des studios) et trop sulfureuse à la fois (pour Disney, choqué par le sous-texte incestueux). Ce scénario dérangeant (et oui, qui l'aurait cru?) a donc été refusé plus de quarante fois avant que Steven SPIELBERG qui avait mis le pied à l'étrier des deux Bob (Robert ZEMECKIS le réalisateur et Bob GALE le scénariste) en leur faisant scénariser son film "1941" (1979) n'accepte de produire le premier volet sous l'égide de Universal Studio avec le succès que l'on sait.
Dans un deuxième temps, le documentaire montre comment le film s'inscrit dans une filiation remontant à H.G Wells, en modernisant "La Machine à explorer le temps" (1960) dont il reprend les couleurs du tableau de bord (rouge, vert, jaune) et "C était demain" (1979) où Mary STEENBURGEN joue déjà le rôle de la petite amie du voyageur temporel qui n'est autre que H.G Wells. Plus généralement, le documentaire démontre que la saga est aussi un voyage dans l'histoire des séries et du cinéma américain, de "Happy Days" (1974) à "Taxi Driver" (1976), "L Inspecteur Harry" (1971) et "Star Wars" en passant par Sergio LEONE l'italien qui a révolutionné le genre typiquement américain du western en premier lieu et imposé Clint EASTWOOD à qui Marty s'identifie dans le troisième volet.
Enfin, le documentaire souligne l'aspect politique de la saga et son caractère visionnaire en ce domaine, de l'accession au pouvoir d'un afro-américain dans les années 80 qui n'est que balayeur dans une Amérique des années 50 marquée par la ségrégation raciale à un présent alternatif dystopique dans lequel les deux Bob ont imaginé que le milliardaire Donald Trump (sous les traits de Biff Tannen) prenait le pouvoir. De façon assez subtile, la saga s'avère être une critique de l'american way of life dont elle démontre les nombreux mirages que ce soit sur le statut des femmes (dont Lorraine, la mère frustrée et alcoolique de Marty est l'illustration parfaite) ou celui des artistes (la musique rock and roll de Marty choque l'Amérique puritaine -comme on peut le voir aussi dans un film comme "ELVIS (2020)- alors que l'espace vital du farfelu Doc Brown se réduit comme peau de chagrin, passant d'un manoir dans les années 50 à un garage dans les années 80 avant que ce dernier ne finisse à l'asile ou six pieds sous terre dans les versions alternatives). J'ajoute personnellement que la saga traite aussi d'un thème peu abordé au cinéma (et à peine effleuré dans le documentaire), celui de l'étalement urbain avec ses belles promesses publicitaires de lotissements pour classes moyennes qui 30 ans plus tard se dégradent ou se ghettoïsent tandis que les commerces de proximité désertent les centre-ville au profit des centres commerciaux de périphérie (le "two Pines Mall" sur le parking duquel Marty fait son premier voyage dans le temps est une ancienne ferme tout comme la maison de sa famille fait partie du lotissement pavillonnaire "Lyon Estates" construit au milieu des champs).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.