"Saint Omer" est un cas d'école d'un film que la critique a encensé, qui a obtenu des prix prestigieux (le lion d'argent à Venise, le prix Jean Vigo) mais dont les choix artistiques ont quelque chose de rédhibitoire. Il y a le postulat de départ déjà, le parallèle effectué par Alice DIOP entre Rama et Laurence, deux femmes qui ne se connaissent pas, l'une allant simplement assister au procès de l'autre dans le but d'écrire un livre, pourquoi pas? Fallait-il pour autant à ce point faire de l'une le miroir de l'autre, à savoir une femme noire vivant en couple mixte, n'assumant pas sa grossesse devant sa famille et ayant une relation difficile avec sa propre mère? A y regarder de plus près, leurs situations respectives sont différentes et l'histoire de Rama (double de la réalisatrice?) a tendance à recouvrir celle de Laurence, autrement plus tragique (et inspirée d'une affaire réelle, celle de l'infanticide commis par Fabienne Kabou). Ensuite, il y a l'aridité du dispositif. Le film est majoritairement un huis-clos judiciaire se composant de plans fixes dans lesquels l'accusée, plutôt que de se souvenir semble réciter d'une voix monocorde un texte appris par coeur. Il en va de même lorsque la juge et les avocats interviennent. Cette distanciation, cette froideur semblent plus appropriés pour écrire un essai philosophique que pour faire partager une expérience sensible. Bref c'est trop abstrait, trop intellectuel, trop artificiel si bien que les questionnements, aussi pertinents soient-ils (sur la maternité, sur le racisme, la condition féminine, l'immigration etc.) n'impriment pas, faute d'être véritablement incarnés à l'écran. Seule la fin apporte enfin quelque chose d'un peu humain (des larmes, la voix de Nina SIMONE etc.) mais c'est trop tard. Ce n'est pas parce que les personnages sont vides et secs à l'intérieur d'eux-mêmes que le film doit à ce point leur ressembler. A moins que ce ne soit calculé pour plaire aux critiques en leur balançant une ou deux références capables de les faire se pâmer (allusion à la Chimère, extrait du film de Pier Paolo PASOLINI, "Medee") (1969) De ce point de vue, c'est réussi.
"Music box" est un film aux enjeux dramatiques très puissants qu'il ne faut pas prendre qu'au sens littéral. Comme "Incendies" (2010) de Denis VILLENEUVE d'après la pièce de Wajdi Mouawad, tragédie historique et tragédie familiale sont inextricablement mêlées, la seconde libérant ses effets dévastateurs avec une génération de décalage par rapport à la première en raison d'un exil nord-américain qui a fait momentanément table rase du passé. Mais comme on peut également le constater avec les lois d'amnistie, s'il est possible et même nécessaire dans l'immédiat de refouler le passé pour se reconstruire hors du champ de la conscience, tôt ou tard, celui-ci finit par ressurgir. Dans le film de COSTA-GAVRAS, cela se matérialise dans une scène extrêmement forte (celle qui donne son titre au film) où la véritable identité d'un proche est révélée. Il est remarquable d'ailleurs que ce soit d'un objet insignifiant en apparence que sortent les preuves irréfutables des crimes commis par Michael Laszlo alors que la grosse machine judiciaire déployée auparavant pour le confondre semble avoir échoué. Je dis "semble" car en fait, les témoignages bouleversants des victimes survivantes du tortionnaire nazi font leur chemin dans la tête de la fille de Michael Laszlo, Ann (Jessica LANGE dont le visage peu à peu défait reflète les tourments qui la tenaillent). Celle-ci, en avocate chevronnée prend en charge l'affaire de son père avec une redoutable efficacité, usant de toutes les ressources procédurales avec talent pour le disculper. Mais si son personnage social semble sans faille, il n'en va pas de même de sa personnalité intime, peu à peu assaillie par le doute. Car non seulement les témoignages sont bouleversants mais ils sont concordants et l'amènent à s'interroger sur le personnage que prétend être son père, y compris auprès d'elle et de son frère, ce personnage qui lui a permis d'obtenir la nationalité américaine et qu'il risque de perdre si l'on prouve ses crimes. C'est pourquoi en parallèle, elle mène une enquête sur lui et bien que celle-ci reste longtemps cantonnée à l'arrière-plan, elle finit par porter ses fruits. Ann illustre alors parfaitement la phrase de Peter Sichrovsky "Les enfants des nazis portent le poids des sentiments de culpabilité que leurs parents n'ont pas voulu accepter". Le scénario original de Joe ESZTERHAS (qui s'inspire de sa propre histoire) s'intitulait à l'origine "Les péchés des pères". Pour qu'ils ne retombent pas sur leurs enfants et les enfants de leurs enfants (le film souligne l'antisémitisme du père mais aussi du beau-père d'Ann et la façon dont son jeune fils l'absorbe insidieusement), s'affranchir de cette monstrueuse filiation s'avère une nécessité vitale, quel qu'en soit le prix à payer.
"Les Accusés" réalisé en 1988 m'a fait penser à un film français plus ancien de dix ans "L'Amour viole" (1977) de Yannick BELLON. Parce que dans les deux cas, la scène du viol est éprouvante mais aussi parce qu'il s'agit d'un viol collectif et dans le cas de "Les Accusés", commis dans un lieu public bondé. De fait, "Les Accusés" met en lumière les mécanismes de la culture du viol. Le renversement des rôles pour commencer puisque le statut de victime est dénié à Sarah sous prétexte qu'elle avait bu, fumé du cannabis, portait une tenue sexy et avait aguiché le premier de ses violeurs. Bref "elle l'avait cherché", une expression lourde de sous-entendus patriarcaux: les femmes trop libres doivent être matées. A cette domination patriarcale se rajoute une domination sociale: Sarah est serveuse, vit dans une caravane et a même un casier. Tous ces éléments réunis poussent son avocate (Kelly McGILLIS) à suivre les conseils de son cabinet et à s'arranger avec celui qui défend les violeurs plutôt qu'à risquer un procès, en escamotant les faits au passage. Autre fil directeur du film, l'attitude des témoins de la scène, non seulement passifs mais complices pour la plupart, se comportant en voyeurs surexcités par le spectacle et en réclamant toujours plus. Le viol collectif relève de la psychologie des foules qui encourage le passage à l'acte et dans un contexte d'entre-soi masculin, il s'agit de montrer sa virilité aux autres et de renforcer la cohésion de son groupe, souvent homogène en terme d'âge et de classe. Ce sont ces pousse-au-crime qui sont finalement jugés et à travers eux, l'attitude de la société face au viol est interrogée. Ceux qui encouragent sont accusés mais ceux qui font semblant de ne rien voir ou ne font rien le sont aussi. Un seul témoin réagit en se faisant lanceur d'alerte mais il manque d'assurance, subit des pressions pour ne pas témoigner au procès et la valeur de sa parole est même mise en doute. Le film trouve le ton juste pour parler du problème et Jodie FOSTER n'a pas volé son Oscar, elle est phénoménale. A l'image de Clarisse, elle est fragile et forte à la fois, un petit bout de femme déterminée et parfois rageuse lorsqu'elle emboutit la voiture d'un des témoins qui la harcèle.
Arte consacre une série de documentaires aux grands romans qui ont fait scandale à leur sortie, soit parce qu'ils ont été l'objet de malentendus voire de contresens, soit parce qu'ils étaient en avance sur leur époque. "Emma Bovary", le premier roman de Gustave Flaubert a été les deux! En effet s'il a été acquitté au terme du procès qui lui a été intenté en 1857 pour "outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs", c'est parce que son avocat avait convaincu le jury d'interpréter le livre à l'envers, c'est à dire comme une défense des "bonnes moeurs", une mise en garde "contre les passions qui mènent au vice", le sort d'Emma étant vu comme une "expiation" de son comportement scandaleux. Au grand dam de Flaubert qui ne souhaitait pas que son roman soit jugé sur sa morale mais sur son esthétique et qui redoutait que son succès à venir en raison de la publicité du procès ne repose sur un malentendu. Il était trop en avance sur son époque, tout comme son héroïne, coupable de ne pas se satisfaire de son sort de "bonne épouse et bonne mère", régi par le patriarcat napoléonien et de désirer autre chose.
Le passionnant documentaire de Audrey GORDON revient sur la genèse du roman qui fait apparaître le soubassement sexuel qui bien qu'implicite dans la version définitive du roman, a été perçu par le tribunal l'ayant fait comparaître. La scène du fiacre avait d'ailleurs été censurée dans la publication du roman en feuilleton qui précédait le recueil (qui à la suite de l'acquittement, put paraître en intégralité). Flaubert utilisait un langage cru et avait besoin de ressentir ce qu'il décrivait ce qui conférait forcement une puissance érotique à sa plume (mon ami Pierrot). De plus, la mort d'Emma s'accompagnait de propos jugés athées puisqu'il évoquait "la survenue du néant". Or la religion était la garante de l'ordre moral qui contrôlait la société de même qu'avant 1789, elle était le fondement du pouvoir du roi. Tout cela est balayé par les désirs d'une femme nourrie de lectures romanesques en décalage total avec la médiocrité de la vie de province et l'enfermement domestique qui la condamnent à dépérir d'ennui après son mariage avec le terne Charles Bovary.
Ponctuée d'interventions d'écrivains "bovarystes" mais aussi d'actrices ayant joué Emma comme Isabelle HUPPERT et Mia WASIKOWSKA, l'analyse s'appuie sur un montage polyphonique des nombreuses adaptations audiovisuelles de l'oeuvre (près de 900 au total) qui se répondent entre elles à travers l'espace et le temps. Cela donne beaucoup de puissance au passage où Flaubert (représenté dans une version hollywoodienne par James MASON et une version argentine par Ricardo Galache) dit qu'il a écrit le livre pour toutes les femmes désabusées, insatisfaites par leur mariage, ayant vu s'effondrer leurs illusions une à une.
Le dernier film de Cedric KAHN est d'une puissance peu commune. La bande-annonce le laissait deviner. Le film le confirme. Presque entièrement réalisé dans le huis-clos d'un tribunal aux dimensions d'une scène de théâtre, il ne met pas seulement aux prises un homme brûlant (le mot est faible) d'en découdre avec la justice, la police et la société française mais il montre les fractures résidant au sein de cette même société d'une manière saisissante, nous renvoyant en miroir notre situation actuelle. Le public dans la salle ne s'y est pas trompé, interagissant avec celui du film comme s'il était dans la salle et comme si le procès avait lieu ici et maintenant, notamment lorsque les témoins soi-disant sûrs d'eux se trahissent sous l'effet de la peur ou de la colère.
Au coeur du procès, un homme donc, Pierre Goldman dont je ne savais rien avant de voir le film (même pas qu'il était le demi-frère de Jean-Jacques, incarné par un jeune acteur anonyme assis avec ses parents dans la salle), interprété avec une force de conviction impressionnante par Arieh WORTHALTER. C'est bien simple, chaque mot, chaque phrase sortie de sa bouche semble provenir du plus profond de son être, animé de puissantes émotions. Charismatique et d'une grande complexité, le personnage ne peut que fasciner. Difficile voire impossible de démêler le vrai du faux dans ses propos, d'ailleurs la justice n'y parviendra pas et Cedric KAHN se garde bien de prendre parti. L'intérêt du film est ailleurs: dans les déchirures de la société française que sa présence provoque comme je l'ai déjà évoqué avec une ambiance électrique dans le prétoire, dans le travail de mémoire que son histoire oblige à effectuer, dans ses relations tourmentées avec son principal avocat de la défense enfin. Pierre Goldman est d'abord le fruit d'un passé trop lourd à porter: enfant de polonais communistes juifs et résistants réfugiés en France, il n'a jamais trouvé sa place en son sein ni ailleurs et a erré entre désir de suivre la glorieuse trace de ses parents en tant que militant d'extrême-gauche et pulsions suicidaires liées à son incapacité à s'accomplir. Cet "enfant terrible" sans attaches, sinon celles créées avec d'autres "damnés de la terre" latinos et antillais n'est jamais parvenu à devenir adulte. Cela est particulièrement frappant dans son comportement d'écorché vif, régulièrement recadré en coulisses par son avocat, maître Kiejman (Arthur HARARI) qui est son "double inversé". Double car issu de la même histoire, inversé car aussi retenu, calme et posé que Goldman est provocateur et emporté. Les relations entre les deux hommes sont d'ailleurs tendues, Goldman ayant qualifié Kiejman de "juif de salon" et ayant voulu le dessaisir de l'affaire. Pourtant la défense de Kiejman et le film tout entier mettent en lumière l'absence de preuves matérielles et la fragilité de témoignages souvent effarants. Le comportement de la police visant par exemple à intimider les témoins à décharge ou au contraire à orienter ceux à charge est interrogé. Un passage ressemble trait pour trait au documentaire "Un coupable ideal" (2003) sur l'affaire Brenton Butler accusé à tort de meurtre: celle où témoins et jurés croient reconnaître Goldman sur photo alors qu'il ne s'agit pas de lui. Mais avec "sa gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec", il fait figure d'épouvantail et quelques mots malheureux lâchés ici et là par les policiers et les témoins, "mûlatre", "crouille" suffisent à nous renseigner sur les origines historiques du délit de faciès.
Dommage que sur la forme, le film soit si médiocre, nous embrouillant avec des allers-retours temporels inutiles et des reconstitutions malhabiles. Le sujet, lui, était passionnant, décortiquant une affaire retentissante vieille de 30 ans qui avait offert sur un plateau d'argent à la justice un coupable idéal, immigré, illettré et ne maîtrisant pas la langue française. D'autres affaires (celle de Patrick Dils, celle de Marc Machin) illustrent combien le fait d'être démuni socialement et intellectuellement pénalise dans un tribunal. Même dans "Anatomie d'une chute" (2022) qui se déroule dans un milieu aisé et lettré, le fait de ne pas bien maîtriser la langue française met Sandra en difficulté lors de son procès. Alors que dire d'un jardinier marocain employé chez des veuves fortunées sur la côte d'Azur! Non seulement ses multiples handicaps ont empêché Omar Raddad de se défendre, mais le film souligne assez bien combien l'enquête a été paresseuse, négligeant les pistes qui pouvaient conduire à des conclusions différentes.
Hélas, cinématographiquement, le film de Roschdy ZEM n'a qu'un seul intérêt: la prestation poignante de Sami BOUAJILA dans le rôle principal.
"Anatomie d'une chute", la Palme d'or 2023 est sans doute un tournant dans la filmographie de Justine TRIET et on mesure le chemin parcouru depuis "La Bataille de Solferino" (2013). Dans son premier film, les engueulades du couple étaient hystériques et répétitives, le spectateur arrivant rapidement à saturation. La conflictualité au sein du couple est également au coeur de "Anatomie d'une chute" mais son orchestration est autrement mieux maîtrisée. Dans la première scène du film, qui précède son décès, le mari, planqué dans les combles est invisible mais parvient à court-circuiter l'échange entre sa femme et l'étudiante venue l'interroger en mettant la musique à fond. On ne peut pas mieux exprimer le besoin d'exister de cet époux qui pense avoir raté sa vie et en incombe l'échec à son épouse qui a réussi là où il a échoué en devenant une écrivaine à succès. L'autre moment de confrontation est un enregistrement effectué par le mari à l'insu de sa femme la veille de sa mort. C'est un long échange qui monte progressivement en tension jusqu'à l'explosion finale. Véritable radiographie du couple, cet échange révèle que les rôles sont inversés (c'était déjà le cas dans "La Bataille de Solférino") ce que Samuel (Samuel THEIS) ne supporte pas. Face à ses reproches, Sandra (Sandra HULLER) assume tout et refuse de reconnaître en lui une victime. Chacun avance ses arguments sans que le spectateur ne puisse trancher définitivement en faveur de l'un ou de l'autre, chacun ayant sa légitimité. Le fait que la femme possède autant de pouvoir sinon plus que l'homme créé un malaise chez ce dernier qui est très bien retranscrit. Ce que j'ai trouvé également particulièrement remarquable dans "Anatomie d'une chute" est la multiplicité des points de vue qui s'expriment, par-delà les questions de "male" et "female" gaze: celui des médias, celui des experts, celui des médecins, celui des avocats etc. aucun n'étant capable d'établir la vérité. Mention particulière à l'avocat de Sandra joué par Swann ARLAUD, un ancien (?) amoureux qui rappelle celui joué par Gregory PECK dans "Le Proces Paradine" (1947) (Alfred HITCHCOCK est convoqué à plus d'un titre de même que Otto PREMINGER). Quant à l'avocat général, il semble être animé par le fantôme de Samuel, symbolisant le patriarcat accusateur. Dans un tel contexte où la réalité se dérobe, Daniel le jeune fils mal-voyant du couple qui m'a rappelé l'enfant de "Une separation" (2010) est appelé à trancher, pour son avenir et (symboliquement) pour celui de la société. "Quand on ne peut pas connaître la vérité, il ne nous reste plus qu'à faire un choix". Autant Sandra est opaque, autant Daniel est sensible, humanisant le film de même que son chien guide Snoop qui a reçu une Palm Dog bien méritée tant on tremble pour lui à un moment clé du film!
"Un si doux visage" (pour de si noirs desseins) est un film dérangeant qui épouse les codes du film noir pour mieux s'en démarquer. D'une part on a donc un film ancré dans un genre dont on reconnaît certains archétypes tels que la femme fatale et le "pauvre type". Mais dans "Un si doux visage", la tragédie antique se nourrit d'une vision particulièrement sombre du film de procès. Tragédie antique oui car Diane Tremayne (Jean SIMMONS) est une sorte d'Electre moderne extrêmement jalouse et possessive. Elle ne supporte pas que son père ait refait sa vie et échafaude une sombre machination pour éliminer sa belle-mère avec l'aide involontaire de l'homme qu'elle manipule, Frank Jessup (Robert MITCHUM). La relation entre les deux membres du couple maudit est un classique du film noir (et nourrie de la misogynie propre à l'époque) avec d'un côté une riche héritière dominatrice qui se compare (et ce n'est pas anodin) à une sorcière et de l'autre, un type ordinaire issu d'une classe sociale inférieure qui se laisse manipuler par ses pulsions sexuelles. Bien que conscient d'être un pion dans un plan qui le dépasse, Frank Jessup montre une certaine passivité (ou faiblesse de caractère ou manque de volonté), se laissant porter par les événements sans vraiment s'y impliquer (comme le montre sa relation à Mary Wilson, sa précédente petite amie avec qui il ne veut pas s'engager mais qu'il ne cherche pas non plus à quitter si bien que c'est elle qui doit prendre la décision à sa place). Mais là où le film se démarque le plus, c'est dans la manière dont est traité le procès et plus largement le monde judiciaire. En effet et de façon très habile, Otto PREMINGER en fait un élément majeur de la tragédie. Comme son compatriote Billy WILDER, Otto PREMINGER critique la société américaine en faisant le portrait d'un avocat de la défense prêt à toutes les manipulations pour gagner le procès. Cet aspect du film est d'ailleurs très moderne car en jouant sur le prétendu amour entre Diane et Frank qu'il pousse à se marier sous les flashs pour influencer le jury, il préfigure les candidats de télé-réalité faisant semblant d'être amoureux pour influencer les votes du public ou les people utilisant les paparazzi (et vice-versa) pour accroître leurs ventes ou leur popularité. L'ironie de l'histoire c'est qu'en réussissant son coup, l'avocat écrit une histoire qui ne peut plus être changée au grand désespoir de Diane qui cherche depuis le début et en vain à endosser seule le crime pour tenter de sauver sa relation avec Frank Jessup qui s'est dégoûté d'elle. Celle-ci qui semblait tirer les ficelles devient alors la victime impuissante d'un système cynique qui la dépasse et au final l'entraîne vers le précipice à l'égal de ceux dont elle aura fait le malheur.
Après avoir vu et cordialement détesté le premier film de Justine TRIET, "La Bataille de Solférino" (2013) je m'étais dit que je ne remettrais plus les pieds dans son cinéma. Mais c'était il y a 10 ans et la récente Palme d'Or qu'elle a reçu m'a donné envie de voir son évolution. "Victoria" est encore bien trop hystérique pour moi (c'était ce que je reprochais à "La Bataille de Solférino") (2013) avec un personnage très proche de celui joué par Laetitia DOSCH. A savoir une jeune mère au bord de la crise de nerf à force d'être tiraillée entre un métier exigeant et des tâches domestiques trop lourdes à porter que les hommes et en particulier un ex toxique refusent de partager tout en essayant de saboter la vie professionnelle de leur ancienne compagne. S'y ajoute l'injonction inconsciente mais intégrée par Victoria (Virginie EFIRA) à avoir une sexualité épanouie qui se transforme en suite de rendez-vous stéréotypés et sordides par petites annonces dignes de "Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080, Bruxelles" (1975), l'aspect tarifé en moins. On peut y ajouter une autre injonction, celle consistant à aller bien et à avoir le contrôle de sa vie qui ne fait que faire courir davantage Victoria de son cabinet de psy à sa diseuse de bonne aventure sans qu'elle n'y voit plus clair pour autant dans sa vie. Conséquence, elle vit dans un tourbillon permanent comme le montrait déjà le générique de "La Bataille de Solférino" (2013) qui l'enfonce toujours davantage dans son aliénation.
La différence avec "La Bataille de Solférino" (2013) qui en restait au niveau des tripes avec une suite de scènes chaotiques remplies de disputes incessantes (et indigestes) jusqu'à l'épuisement c'est qu'il y a un début d'introspection dans "Victoria". Grâce principalement au personnage de marginal joué par Vincent LACOSTE qui parvient à instaurer un échange avec celui de Virginie EFIRA. Le spectateur voit tout de suite la différence alors que pour elle, il n'est qu'un élément du décor parmi d'autres et qu'elle n'a pas "deux secondes de calme intérieur" pour y réfléchir. Du moins jusqu'au dérapage de trop qui lui offre l'espace mental dont elle a besoin. La fin de "Victoria" se détache alors du reste du film, prend de la hauteur et offre à Virginie EFIRA l'occasion de libérer une palette d'émotions apaisantes et apaisées qui font du bien. Je l'ai tellement aimée que je l'ai regardée deux fois.
"The Duke" est le dernier film de fiction Roger MICHELL, le réalisateur de "Coup de foudre à Notting Hill" (1998) décédé en 2021. Les deux films ont pour point commun d'être des comédies (romantique pour l'un, sociale pour l'autre), de réunir des acteurs charismatiques et de reposer sur une intrigue invraisemblable. Sauf que "The Duke" s'appuie sur des faits réels s'étant déroulés en 1961, comme quoi la réalité dépasse parfois la fiction. On se demande encore comment il était possible de dérober un tableau-vedette à la National Gallery avec cette facilité. La manière dont il est restitué est d'ailleurs tout aussi surréaliste et le réalisateur se paye gentiment la tête des institutions, persuadées d'avoir affaire à un gang organisé alors que le vol est l'oeuvre d'un papy inoffensif et quelque peu excentrique, Kempton Bunton (Jim BROADBENT). Un idéaliste farfelu et autodidacte que l'on compare à Robin des bois ou à Don Quichotte parce qu'il n'est jamais en reste pour défendre la cause des plus faibles, se faisant renvoyer de plusieurs emplois et refusant de payer la redevance TV qui estime-t-il devrait être gratuite pour les plus pauvres. Ne parvenant pas à se faire entendre, il a alors l'idée de voler le portrait du duc de Wellington peint par Goya et de le cacher dans son modeste logis. Il s'agit d'une revanche sociale symbolique dont la portée s'étend également à l'ancien Empire britannique. Dans le film, Bunton défend notamment un pakistanais victime de brimades racistes et le nom de Wellington a été donné à la capitale de la Nouvelle-Zélande qui comme chacun sait est un territoire maori (il est d'ailleurs question aujourd'hui de faire ressurgir dans l'espace public de la ville la nomenclature indigène aux côtés de celle des anciens colonisateurs). L'autre intérêt du film au délicieux charme suranné repose sur le contraste de caractères entre le fantasque Bunton et sa femme, Dorothy, angoissée et à cheval sur les règles. Helen MIRREN aura décidément parcouru tout le spectre social, elle qui a incarné la reine d'Angleterre chez Stephen FREARS et incarne ici une domestique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.