Les héros du troisième type (3): Sur les cimes du désespoir
" Sur les cimes du désespoir" (1933) est une oeuvre du philosophe roumain Emil Cioran. Le type de bouquin qui m'intriguait par sa concision et son titre en forme de paradoxe nihiliste quand je le contemplais dans la bibliothèque de mon grand-père (tout comme "De l'inconvénient d'être né" publié en 1973).
III
Sur les cimes du désespoir
"Il prit son violon, et il commença de jouer tandis que je m'allongeais. C'était un air rêveur et mélodieux; de sa propre composition certainement, car il savait improviser avec beaucoup de talent. Je me souviens vaguement de ses bras maigres, de son visage attentif et du va-et-vient de l'archet. Puis il me sembla que je m'éloignais paisiblement, flottant sur une douce mer de sons, pour ensuite atteindre le royaume des rêves où le joli visage de Mary Morstan se penchait vers moi" (Arthur Conan Doyle, Le signe des quatre.)
La magnifique BO de Miklos Rozsa pour "La Vie privée de Sherlock Holmes" de Billy Wilder (1970)
Plusieurs objets fétiches du célèbre détective ne sont pas spécialement passés à la postérité dans l'imaginaire collectif. Deux en particulier: son Stradivarius et sa seringue. C'est évidemment significatif. Je parlerai de la seconde dans le chapitre suivant. Dans celui-ci, je vais me concentrer sur la seule manière par laquelle il parvient à exprimer des émotions et des sentiments dans les oeuvres de Arthur Conan Doyle: la musique (en tant qu'instrumentiste mais également compositeur).
S'il y a un cinéma qui lui correspond, c'est celui de Claude Sautet, un réalisateur aussi mélomane que secret. S'il a longtemps plus ou moins caché son mal de vivre et sa solitude derrière la convivialité des groupes, ses derniers films, plus resserrés, plus épurés et plus intérieurs, en un mot, plus intimes, résonnent comme un témoignage de ce qu'il était vraiment. Ainsi, "Un coeur en hiver" (1992) campe le portrait assez glaçant d'un luthier (joué par Daniel Auteuil) solitaire, austère, économe de ses mots, véritable expert technique dans son domaine, "marié à son travail" (pour reprendre l'expression de Sherlock dans le premier épisode de la saison 1) et qui est si emmuré en lui-même qu'il ne ressent aucune émotion. Cette infirmité fait de lui un mort-vivant ou pour reprendre l'idée de Cioran, un mort-né qui détruit les autres autant qu'il se détruit lui-même. Beaucoup ont vu dans le personnage un portrait déguisé de Maurice Ravel, solitaire, marginal, incapable d'intimité... et grand collectionneur d'automates (personnellement j'ai toujours trouvé son "Boléro" mécanique et obsessionnel).
Seule la musique semble émouvoir Stéphane mais parce que "c'est du rêve", il ne se met pas en danger et dans ce cadre sécurisé, il peut se laisser aller comme le fait Stevens dans "Les Vestiges du jour" en lisant des romans sentimentaux.
Camille (Emmanuelle Béart), la jeune violoniste prodige pour qui travaille Stéphane tente par des assauts répétés et de plus en plus virulents de faire réagir, de faire parler cette âme qui se refuse à toute implication émotionnelle avec qui que ce soit de chair et de sang: son "ami" Maxime (André Dussollier) qu'il refuse d'appeler comme tel, préférant le terme de "partenaire" et précisant qu'ils se "complètent car c'est l'intérêt de chacun bien compris, rien de plus". Hélène (Elizabeth Bourgine) la libraire qui l'aime en secret: "c'est quelqu'un que j'apprécie, avec qui je m'entends bien." Et elle-même bien sûr qui lorsqu'elle lui avoue son désir et ses sentiments a droit à une fin de non-recevoir " Camille, je ne crois pas que je peux vous donner ce que vous cherchez [...] Vous parlez de sentiments que je ne ressens pas, qui n'existent pas. Je n'y ai pas accès. Je ne vous aime pas." On en a une belle variante dans l'épisode 1 de la saison 2 de Sherlock dans lequel celui-ci dit "Pour quelle raison voudrais-je dîner si je n'ai pas faim?" pour exprimer son manque de désir et aussi le fait que l'amour est pour lui un "inconvénient" (comme celui d'être né pour Cioran).
Camille lui démontre l'absurdité d'une telle attitude qui confine à la fuite devant le réel, devant le présent, devant le changement, devant la vie: "vous n'êtes pas comme ça parce que personne n'est comme ça, ça n'existe pas". Quel que soit le baratin rationalisant qu'il peut se dire à lui-même, Stéphane n'a aucun contrôle sur les sentiments et les réactions des autres. Il n'a plus qu'à contempler les dégâts, la désolation que son attitude provoque autour de lui et reconnaître "qu'il y a quelque chose en lui qui ne vit pas".
Stéphane vit dans une illusion de toute-puissance, s'imaginant à l'abri de tout ce qui pourrait l'atteindre et voyant les autres comme des gens faibles et manipulables. "C'est vrai que j'ai voulu vous séduire, sans vous aimer, par jeu, sans doute, contre Maxime. Parce que je l'avais décidé." Camille lui objecte "qu'on ne décide pas les choses, on les vit." A condition d'accepter de laisser la vie entrer en soi ce qui n'est pas le cas de Stéphane. C'est exactement le même portrait qui est fait de Stevens, le majordome de "Les Vestiges du jour" par Kasuo Ishiguro (adapté par James Ivory en 1993 avec les fabuleux Anthony Hopkins et Emma Thompson):
" Qu'est-ce que un grand majordome ? [...] Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume : il ne laissera ni des malfaiteurs ni les circonstances le lui arracher sous les yeux du public ; il s'en défera au moment où il désirera le faire, et uniquement à ce moment, c'est à dire, invariablement, lorsqu'il se trouvera entièrement seul. C'est, je l'ai dit, une question de " dignité."
Cette "dignité" si constitutionnelle de la culture british (très proche par ailleurs de la culture japonaise, j'aurai l'occasion d'y revenir quand je parlerai des addictions) consiste en réalité à ne jamais se laisser distraire par les émotions et les sentiments, à agir purement fonctionnellement comme le montre le passage dédié à la mort de son père "Le lendemain j'étais très occupé à servir au salon lorsque Miss Kenton vint me prévenir que mon père venait de nous quitter. " Miss Kenton je vous en prie, ne me croyez pas grossier de ne pas monter voir mon père dans son état de décès à ce moment précis. Vous comprenez, je sais que mon père aurait souhaité que je continue mon travail maintenant ". Quand je dis que la conférence de 1923, et ce soir là en particulier, a constitué un tournant vital de mon évolution professionnelle, je me réfère à mes propres critères de valeur. Et je vais jusqu'à avancer que j'ai peut-être fait preuve, face à la situation, d'une " dignité " qui aurait pu convenir à un personnage tel que mon père et je m'aperçois que j'éprouve, à y repenser, un sentiment de triomphe." Sentiment de triomphe (de toute-puissance) qui revient à chaque fois qu'il est confronté à quelque chose qui pourrait le déstabiliser: la peur, la mort ou encore l'amour qu'il éprouve pour Miss Kenton l'intendante qu'il repousse et qu'il laisse partir faire sa vie ailleurs.
Lorsque Stevens réalise le gâchis qu'il a fait de sa vie, il est bien entendu trop tard comme il s'en rend compte en retrouvant Miss Kenton vingt ans plus tard.
" Quand j'ai quitté Darlington Hall, il y a bien des années, je n'avais pas conscience d'être réellement, vraiment en train de partir. Je crois que je prenais ça pour une de mes ruses, Mr Stevens, destinées à vous contrarier. Pendant longtemps j'ai été très malheureuse, vraiment malheureuse. Mais les années se sont écoulées, ma fille a grandi, et un jour je me suis aperçue que j'aimais mon mari. C'est un homme bon et tranquille, j'ai appris à l'aimer. Mais ça ne veut pas dire, évidemment, qu'il n'y a pas de temps à autre, des fois - des moments de grande tristesse - où on se dit en soi-même : " Quel terrible gâchis j'ai fait de ma vie " Et on se met à penser à une vie différente, à la vie meilleure qu'on aurait pu avoir. Par exemple, je me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec vous, Mr Stevens ".
Je ne crois pas avoir répondu immédiatement car la portée de ces paroles était de nature à susciter en moi une certaine douleur. En vérité - pourquoi ne pas le reconnaître -, à cet instant précis, j'ai eu le cœur brisé."
Stevens qui pense avoir été un GRAND majordome au service d'un GRAND homme, Lord Darlington a tout faux, sur toute la ligne. Il s'est juste manipulé lui-même en trichant avec ses sentiments et avec sa conscience par peur de la vie et de son aspect incontrôlable. Conséquence: il a détruit son existence, gâché (du moins en partie) celle de Miss Kenton qui avait des sentiments pour lui et tout cela pour servir un sympathisant nazi, soit la négation même de l'humanité. La réalité l'a rattrapé et lui a présenté une facture impitoyable.
D'un point de vue nietzschéen, ces personnages sont tout aussi éloignées du surhumain que la médiocrité des masses qui se laissent diriger aveuglément par une idéologie. En effet ce sont des personnes vides, incapables de se déployer et d'agir dans le réel alors que l'homme accompli tel qu'il l'envisage embrasse au contraire le chaos de la vie dans toutes ses dimensions pour se dépasser. Les Stéphane ou les Stevens qui se croient tout-puissants par leur maîtrise d'eux-mêmes et leur détachement sont juste des impuissants qui n'accouchent que d'un désert stérile. Ces hommes qui se pensent "grands" sont au contraire l'incarnation même de la petitesse, de l'étriquement, de la compression ou de la rétention émotionnelle et ce jusqu'à la mort par asphyxie complète. Comme le résume Camille dans la confrontation finale de "Un coeur en hiver": " C'est qui ce type? C'est quoi? Une oreille? Un bricoleur de génie comme le dit son ami Maxime? Qu'est ce que je dis, son ami! "L'intérêt de chacun bien compris, rien de plus. L'amitié ça n'existe pas. Il n'y a pas accès". [...] Et si c'était un jeu, il fallait aller jusqu'au bout! Il fallait me baiser! Vous auriez été un salaud mais au moins ça c'est dans la vie [...] Mais là c'est rien! Vous n'êtes rien! [...] Il est là, tout étriqué sur sa chaise! Il voudrait bien être ailleurs hien? Ah il paraît qu'il aime la musique! Parce que "c'est du rêve la musique! Parce ce que ça n'a rien à voir avec la vie". Mais le rêve, pauvre type, tu sais pas ce que c'est! Tu n'as pas d'imagination, pas de coeur, pas de couilles, pas de sève. Y'a rien là-dedans, y'a vraiment rien."
Et pour parfaire le tableau de cette conscience totalement cadenassée:
"Tout ce que nous nous sommes dit!
Mais nous ne sommes rien dit, Camille."
044. Un coeur en hiver / A Heart in Winter (dir. Claude Sautet) video essay
Video Essay Catalog No. 44 by Kevin B. Lee. Featuring commentary by Mike D'Angelo. Originally published August 28, 2008. Part of the Shooting Down Pictures project.
Je ne suis pas la seule à avoir rapproché "Un coeur en hiver" et "Les vestiges du jour" comme le montre cette vidéo qui compare les deux films (dont il rappelle qu'ils sont sortis la même année aux USA, 1993). Mike d'Angelo remarque toutefois une différence entre Stéphane et Stevens. Le premier affiche un visage de marbre qui révèle sa totale déconnexion d'avec le monde émotionnel alors que le second ressent bien les émotions (il dévore Miss Kenton du regard) mais refuse de se laisser guider par elles.
Dans le documentaire que Arte lui a consacré "Le calme et la dissonance", Claude Sautet évoque pour expliquer sa propre difficulté à exprimer ses émotions par les mots la figure de son père, d'une pudeur maladive comme lui et qui "traînait en permanence le mal-être qu'il avait ramené de la grande guerre. Tout l'ennuyait dans la vie. Il délaissait sa famille qu'il voyait peu et à qui il ne racontait rien. Il ne s'intéressait qu'au sport et aux femmes, multipliant les aventures". Un grand vide affectif décrit de façon à peine voilée dans "Un mauvais fils" (1981) dont le documentaire souligne qu'il aurait pu s'appeler "Un mauvais père". Le film relate les relations conflictuelles entre un fils fragile et drogué (joué par Patrick Dewaere à fleur de peau, lui-même addict à la drogue et dont on connaît la fin tragique) et un père (Yves Robert) qui rejette sur lui tout le malheur familial. Tout transpire l'enfermement et le mal-être dans le film. Seul le personnage de libraire homosexuel (et mélomane) joué par Jacques Dufilho, sorte de père de substitution offre un peu de lumière en tendant la main au jeune homme et à une autre jeune toxicomane (jouée par Brigitte Fossey). Mais devant son impuissance à l'empêcher de replonger, il lui démontre que les échappatoires face aux problèmes de la vie sont en réalité des processus d'autodestruction ("Y'a pas de sortie, à part la fenêtre").
Dans son dernier film "Nelly et M. Arnaud" (1995), autoportrait à peine déguisé, "film en creux qui en dit long" comme j'ai pu l'écrire, Claude Sautet résume en une seule magnifique scène sa difficulté à se connecter avec la vie. Une scène qui m'a d'autant plus marquée qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à la caresse sans contact de "Les Ailes du désir" (voir chapitre précédent).