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Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

Publié par Rosalie210

Les parcours de Travis, héros du film "Paris, Texas" de Wim Wenders, et de Kenji Endo, personnage principal du manga de Naoki Urasawa "20th Century Boys" se ressemblent à plus d'un titre. Retour sur deux destins parallèles.

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

Le réalisateur Wim Wenders et le mangaka Naoki Urasawa n’ont pas que la ville de Düsseldorf*, l’histoire tourmentée de l’Allemagne ou la passion du rock en commun.

Ils partagent la même fascination pour un certain type de personnage, celui du mythique cow-boy solitaire à la recherche de lui-même.

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders
Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

« C’est l’histoire de quelqu’un qui est né dans un paysage beaucoup trop petit pour lui. »

Cette citation de Wim Wenders à propos de lui-même et des héros de tous ses films colle parfaitement à Kenji lorsqu’il est jeune. Des années 1960 aux années 1980, il rêve en effet de gloire et de grandeur mais ses aspirations se fracassent contre la réalité d’un environnement étriqué, codifié, contraignant et conformiste dans lequel il n’a aucune chance de se réaliser en tant qu’individu. Ce décalage entre les rêves de Kenji et la réalité familiale, sociale et culturelle dans laquelle il vit explique tous ses échecs initiaux :

Lorsqu’il fait part à sa mère de son désir de posséder une guitare, il se voit rétorquer que son avenir consiste à reprendre la boutique d’alcool de son père.

La prestation télévisée de son groupe Mad Mouse est coupée en plein direct.

Le groupe se sépare peu après.

Personne n’écoute Kenji lorsqu’il chante dans la rue.

Son ancien professeur lui dit qu’il n’est pas fait pour monter sur une scène.

Privé de la moindre estime pour lui-même, Kenji remise sa guitare au fond du placard et renonce à devenir quelqu’un pour se fondre dans une petite vie obscure et anonyme de gérant d’épicerie.

La culpabilité qu’il ressent devant sa sœur qui a un temps sacrifié ses études pour reprendre la boutique et ainsi lui permettre de tenter sa chance dans la musique achève de le faire rentrer dans le rang.

En ce sens, Kenji est bien mort une première fois à vingt-sept ans. Comme de nombreuses stars du rock**. À ceci près que la cause de son « décès » n’est pas la drogue mais le miroir tendu par la société. Désormais, une image colle à la peau de Kenji, celle du « loser » qui a « raté tout ce qu’il a entrepris ».

Il n’est guère étonnant qu’une société aussi aliénante ait pu donner naissance à un monstre tel qu’Ami. Très critique, Urasawa et Nagasaki nous suggèrent que le Japon n’a fait aucun travail de mémoire depuis les années 1930 et 1940, dates de son alliance avec l’Allemagne nazie, de sa participation à la guerre et de son aventure impérialiste dans le Pacifique. Or, « qui ne se souvient pas de son passé est condamné à le revivre » : les soldats de l’ONU qui occupent le Japon après la chute d’Ami ressemblent comme deux gouttes d’eau aux G.I américains de 1945…

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

Une identité trouble

En apparence, le Kenji des années 1990 a « tout oublié » et s’accommode bien de sa nouvelle vie de gérant d’épicerie. Il semble stable et satisfait, comme il le dit lui-même : « J’aimais bien cette vie ». Néanmoins, certains éléments démontrent qu’il s’agit d’une fuite et non d’un vrai choix, comme le fait qu’il préfère éviter par principe de chanter dans les karaokés. Kenji prétend également ne plus savoir ce qu’il a fait de sa guitare. Et il tente plus d’une fois de convaincre Yukiji de se marier, comme si cela pouvait le soulager qu’elle s’éloigne de lui.

Yukiji l’a en effet bien connu enfant et adolescent. Elle en garde l’image du « chevalier blanc » qui s’est porté à son secours alors qu’il n’avait aucune chance de l’emporter contre ses adversaires. Ce courage et cette détermination semblent l’avoir déserté et elle ne lui cache pas qu’elle est déçue par ce qu’il est devenu.

Ce renoncement à être soi-même pour se conformer aux attentes des autres a pour conséquence de faire croître le monstre tapi dans l’ombre. Ainsi, à une case montrant en gros plan les doigts de Kenji devenus raides par l’abandon de la pratique de la guitare répond une case identique montrant les doigts d’Ami en train de prononcer l’un de ses discours au Bûdokan. On s’imagine alors brièvement que Kenji et Ami sont la même personne.

Une impression renforcée lorsqu’Ami révèle qu’il est le père de Kanna, la nièce de Kenji, qu’il élève comme sa fille. Ami se servira d’ailleurs quelques années plus tard de cette proximité forcée pour inverser les rôles et introduire la confusion dans les esprits, y compris dans celui de Kenji.

20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2000 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

Dans le film de Wim Wenders, Travis est également un personnage à l’identité problématique. Il ne sait pas bien d’où il vient. Il aurait été conçu à Paris, un trou perdu du Texas mais son père s’amuse à faire croire qu’il s’agit du Paris français. Cette incertitude sur ses origines empêche Travis (dont le nom signifie « travel », voyager) de se sédentariser et d’offrir un vrai foyer à sa famille, qui vit dans une caravane.

Travis est si instable qu’il détruit progressivement son couple. Il imagine que sa femme le trompe dès qu’il a le dos tourné. Il se met à boire et à s’absenter de longues heures afin de la rendre jalouse. Mais elle ne réagit pas comme il l’espère : en conséquence, il multiplie les scènes de cris et de destruction… Dans le même temps, il ne supporte pas de rester longtemps loin d’elle, ce qui l’amène à changer sans arrêt de travail. Enfin, à cette instabilité affective vient s’ajouter une instabilité financière.

Lorsque Travis finit par s’apaiser, après avoir appris que sa femme attendait son enfant, il est trop tard : elle se sent prisonnière et ne pense plus qu’à le fuir à son tour. Leur relation se dégrade tellement qu’il finit par la séquestrer et par la traiter comme un animal en lui fixant une clochette à la cheville. Une mesure dérisoire puisque son épouse parvient malgré tout à s’enfuir définitivement avec leur enfant, en laissant Travis à l’intérieur de la caravane en flammes.

Le terrain acheté à Paris, Texas par Travis pour y faire construire une maison (qui reste à l'état de projet).

Le terrain acheté à Paris, Texas par Travis pour y faire construire une maison (qui reste à l'état de projet).

Errance commune dans le désert

La disparition de sa famille et l’incendie de la caravane entraînent la désagrégation complète de l’identité déjà fragile de Travis. Désorienté, en état de choc, il s’enfuit le plus loin possible du lieu du drame et retourne progressivement à l’état sauvage. « Il s’est étonné de ne plus rien ressentir. Il voulait juste dormir. Et pour la première fois, il a souhaité être très loin. Perdu dans un vaste et profond pays où personne ne le connaîtrait. Un endroit sans langage et sans rues. Il a rêvé de cet endroit sans en savoir le nom. […] Il a couru jusqu’au lever du soleil, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus courir, et quand le soleil s’est couché, il a de nouveau couru. Pendant cinq jours il a couru jusqu’à ce que toute trace de l’homme ait disparu. »

L’assassinat d’un ami d’enfance de Kenji puis l’incendie de son épicerie par les adeptes d’Ami en 1997 n’a pas un effet aussi radical mais suffit à ébranler de nouveau son identité. Sa vie bascule dans la marginalité. Il est obligé de se cacher dans une station de métro désaffectée pour « faits de terrorisme ». Il multiplie les tentatives avortées pour s’opposer à Ami en hésitant entre la violence et la non-violence, preuve qu’il se cherche de nouveau. Il regrette de plus en plus d’avoir laissé tomber la musique et comprend qu’il n’aurait jamais dû arrêter ce qui constitue son « corps et son sang ». Cependant, il n’est pas encore intérieurement dévasté par ce qui lui arrive. Il réussit en effet à se recréer une cellule intime en emportant sa famille avec lui, en obtenant l’aide des sans-abri et en reprenant contact avec ses amis d’enfance.

Kenji, un héros que n'aurait pas renié Wim Wenders

C’est un autre incendie qui va balayer les derniers repères de Kenji et le plonger dans les « ténèbres insondables » : celui de Shinjuku, à l’aube du premier jour du XXIème siècle.

Lorsque le masque d’Ami tombe, Kenji découvre enfin l’ampleur du mal qu’il a involontairement contribué à faire croître et triompher. Ami s’est servi de lui pour monter une vaste mise en scène destinée à lui faire porter le chapeau de ses actes terroristes à Kenji tandis que le gourou endossera le rôle du sauveur.

L’échange d’identité est d’autant plus facile que c’est Kenji qui a provoqué l’incendie en plaçant de la dynamite dans le robot. Ce comportement terroriste est exactement celui qu’Ami affectionne. Un paradoxe d’autant plus ironique que Kenji est fondamentalement un non-violent (« Je ne sais pas frapper les gens »)… Mais il a une fois de plus aliéné sa personnalité pour faire ce qu’on attendait de lui.

La déflagration qui s’ensuit est une déflagration interne : c’est la personnalité de Kenji qui se disloque, qui est dynamitée de l’intérieur. Il « pète littéralement les plombs » et s’enfuit, traumatisé, privé d’identité, en proie à la confusion mentale la plus totale : « À minuit, le premier jour du XXIème siècle, au milieu de l’incendie de Shinjuku, j’ai sauvé ma peau mais j’ai perdu la mémoire et oublié que j’étais Kenji Endô. J’ai erré dans tout le pays, je suis même passé à Tokyo mais j’avais de sales souvenirs qui revenaient alors je suis reparti. J’avais la trouille et je fuyais. J’allais toujours plus loin, toujours plus loin de Kenji. »

Dans un cas comme dans l’autre, la vie des personnages est mise entre parenthèses. Ils sont comme morts, à eux-mêmes, aux autres et au monde. Il s’agit en réalité d’une fuite dans l’amnésie et l’anonymat voire d’une tentative de dissolution de l’être dans les grands espaces, expérience mystique s’il en est.

20th CENTURY BOYS © 2004 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2004 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

« On peut toujours devenir ce que l’on veut être, il n’est pas trop tard. »

Le retour est d’abord un retour à la vie. Il passe par la recherche d’une ressource vitale hors du désert : de l’eau. Dans deux scènes très similaires, on voit Travis et Kenji, hagards et dépenaillés s’arrêter devant une habitation avant de s’écrouler au sol, accablés par la soif.

Les personnes qui les recueillent réagissent différemment. Konchi ne cherche pas à percer le mystère de l’identité de son visiteur, qu’il laisse repartir « comme il était venu ». Le docteur trouve sur Travis un numéro de téléphone qui le mène directement à son frère. C’est grâce à lui que le héros de Wenders retourne à la civilisation en se recomposant une identité (« Je cherche le père, un père ça ressemble à quoi ? ») et en recherchant son ex-femme.

20th CENTURY BOYS © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan
20th CENTURY BOYS © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2006 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

En découvrant, au contact de son frère, que la rage qui l’a poussé à détruire son couple ne l’a jamais quitté, Travis décide de s’effacer pour réunir son ex-femme et son fils, qu’il avait contribué à séparer. Il lègue son histoire à ce dernier afin qu’il ne soit pas victime de la même souffrance que lui. Il poursuit alors son chemin, résolu à percer le mystère de son existence : 

Je me rappelle à peine de ce qui est arrivé. C’est comme un blanc mais cela m’a laissé si seul que je n’en suis pas remis. En cet instant j’ai peur, peur de m’en aller à nouveau. Peur de ce que je pourrais découvrir. Mais j’ai encore plus peur de ne pas affronter cette peur.

Il n’y a pas de retour à la civilisation pour Kenji. Et pour cause : il n’y a plus de civilisation. Celle dans laquelle Kenji a grandi et a vécu a été détruite par Ami en 2015. Le monde est devenu à la fois totalitaire et post-apocalyptique. Le chaos et la terreur règnent partout. Mais ce monde cauchemardesque est aussi un monde de possibles et de promesses que plus aucun cadre ne vient entraver.

C’est dans ce nouvel environnement semblable à celui d’un western que « ressuscite » Kenji, résolu à prendre « un nouveau départ » et à « en finir avec tout ça » dix-huit ans après sa disparition. Une réapparition saisissante qui convoque toute une série d’archétypes : celui du chevalier, celui du cow-boy et celui du hippie au confluent de Don Quichotte et d’Easy Rider. En guise de monture : une Harley. Sans oublier une guitare pour revolver et une chanson pour munitions.

Le charisme et la puissance dégagés par Kenji lui permettent d’entraîner – involontairement – une foule derrière lui, tel un nouveau Messie***. Le lecteur ne peut s’y tromper : cette fois, Kenji s’est trouvé et c’est bien pour ça qu’il va pouvoir sauver le monde de la folie d’Ami.

Cette nouvelle identité correspond en effet à ce qu’il voulait être au plus profond de lui depuis toujours : un justicier et un musicien reconnu, apprécié et écouté dans le monde entier. Ce qui le met hors de portée de toute nouvelle tentative de manipulation ou de « captation » d’identité.

Néanmoins, Kenji ne supporte pas qu’on le considère comme un héros car il est conscient d’avoir passé la plus grande partie de sa vie à fuir. Son objectif est désormais de se réconcilier avec lui-même. Ce qui implique de se réapproprier son nom, de compléter les parties manquantes de son histoire et enfin d’en finir avec la confusion entretenue par Ami entre leurs deux personnalités, entre le bien et le mal. En assumant ses responsabilités et en rachetant ses erreurs passées, Kenji sauve le monde, ceux qu’il aime et lui-même.

Certes, il ne le fait pas tout seul : chacun de ses amis apporte une aide déterminante ****. Mais c’est bien Kenji qui détient la clé du problème et donc la solution. L’humanité qui bégayait se remet à avancer et un avenir se dessine, aussi bien pour Kenji que pour ses proches. Ainsi, l’une des dernières scènes du manga montre Kanna et Chôno, les héritiers de Kenji, en train de creuser un puits dans le désert africain. Tout un symbole.

« On peut toujours devenir ce que l’on veut être ». L’identité, le « je » se forge à partir des choix de l’individu. Elle relève de la responsabilité de chacun. Y renoncer, se fondre dans la communauté, c’est faire le lit d’une violence ultérieure, contre soi-même ou contre les autres. Mais être soi-même demande un immense courage et une énorme persévérance. Et quand l’environnement ou l’histoire familiale étouffe toute velléité d’affirmation personnelle, il est toujours possible de changer d’horizon. Aucun mur n’a jamais réussi à définitivement abattre cette liberté humaine.

20th CENTURY BOYS © 2005 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

20th CENTURY BOYS © 2005 Naoki URASAWA/Studio Nuts/Takashi NAGASAKI/Shôgakukan

* La ville de naissance de Wenders est présente dans la plupart des mangas d’Urasawa : Mon-Chan y habite dans 20th Century Boys et le docteur Tenma y officie dans Monster.

** Le « club des vingt-sept » comprend Jimi Hendrix, Janis Joplin et Robert Johnson, qui sont tous trois cités dans le manga.

*** Il est difficile de ne pas penser, en voyant Kenji chanter devant des fusils braqués sur lui, à la célèbre photographie de Marc Riboud, datée des années 1960, où une jeune fille s’avance, seule, une fleur dans les mains, face aux baïonnettes de la garde nationale du Pentagone.

**** Notamment un personnage absolument fascinant, Yoshitsune, qui, comme Kenji, s’avère capable d’affronter seul et sans arme une forêt de fusils braqués contre lui, illustrant la maxime selon laquelle « ceux qui sont le plus aptes à exercer le pouvoir sont ceux qui ne l’ont jamais recherché ».