Entre choix et destin: Les voyages dans le temps comme accomplissement de soi dans la trilogie Retour vers le futur (1985, 1989, 1990) page 4
II- "Grandir c'est mourir un peu": faire le deuil de l'amitié fusionnelle
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"Je croyais que nous trois c'était spécial et que nous resterions ensemble pour toujours. Je n'imaginais pas que ça pouvait s'arrêter." (Makoto, La traversée du temps)
"Comme ils étaient tous les deux des moutons noirs dans leur environnement respectifs, un lien étroit se forma entre eux." (Bob Gale à propos de Marty et de Doc)
"Marty, j'ai pris une décision. Je ne partirai pas avec toi demain. Je vais rester ici."(Doc, RVLF III)
"Doc ne reviendra plus jamais. Tu peux pas savoir comme il va me manquer." (Marty, RVLF III)
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La Traversée du temps de Mamoru Hosoda a beaucoup de points communs avec Retour vers le futur. Il s'agit d'un récit initiatique, mélangeant comme lui plusieurs genres et plusieurs tonalités (de la plus légère à la plus sombre). Makoto, l'héroïne, a le même âge que Marty et le film raconte par conséquent son passage de l'adolescence à l'âge adulte. Ce passage se fait comme pour Marty grâce aux voyages dans le temps. Un temps plus proche que dans RVLF: l'héroïne remonte le temps au cours d'une même journée. Cette journée est décisive pour son avenir car elle doit déterminer son destin.
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Makoto est une adolescente particulièrement immature. Elle n'a aucune envie de se déterminer, aucune envie de prendre de décision, aucune envie d'avoir des responsabilités, aucune envie de grandir. A ceux qui la pressent de choisir une orientation professionnelle, elle donne des réponses fantaisistes montrant qu'elle ne prend pas cela au sérieux. De même, elle forme un trio amical fusionnel avec ses amis Kosuke et Chiaki qu'elle ne souhaite pas voir évoluer. Elle-même est une véritable garçon manqué.
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C'est dans ce contexte que Makoto reçoit le pouvoir de remonter le temps. C'est un pouvoir limité. Un compteur indique sur son bras le nombre de voyages possibles et elle ne peut remonter que de quelques minutes ou de quelques heures. Pendant un bon tiers du film, Makoto utilise ce pouvoir de façon complètement futile (traîner au lit, repasser ses examens pour améliorer ses notes, manger ses plats préférés plusieurs fois de suite etc.) sans se rendre compte que le temps lui est compté et qu'elle le gaspille.
La machine à remonter dans le temps est une simple noix. Au contact d'un corps humain, elle inscrit un compteur sur la peau qui permet ensuite à la personne de remonter le temps en effectuant un saut.
L'un des sauts les plus spectaculaires de Makoto (plus elle saute haut et loin, plus elle recule dans le temps).
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Un jour, Kaho, une jeune fille attirée par Kosuke lui fait une déclaration d'amour. Il la repousse mais cet événement suffit à déstabiliser le trio. Chiaki demande à son tour à Makoto de sortir avec lui, ce qu'elle ne veut surtout pas entendre. Elle utilise le pouvoir de remonter le temps pour effacer les paroles qui la dérangent. Chiaki se rapproche alors d'une autre fille. Pour ne pas rester en tête à tête avec Kosuke, elle remonte le temps jusqu'à ce qu'elle arrive à le faire sortir avec Kaho.
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C'est alors seulement que Makoto découvre l'engrenage fatal de toutes ces petites manipulations temporelles. Au début du film, les freins de son vélo ont lâché la projetant sur les voies du train au passage à niveau. Elle a échappé à la mort en découvrant son pouvoir de remonter le temps mais a négligé de faire réparer son vélo. Plus loin dans le film, elle assiste avec horreur au même accident mortel au même moment mais cette fois c'est Kosuke et Kaho qui ont emprunté son vélo et sont projetés sur les voies. Leur mort n'est évitée que grâce à Chiaki qui fige le temps et se sacrifie à son tour. Il révèle alors à Makoto son secret: il vient du futur et a apporté puis égaré la noix qui a permis à Makoto de voyager dans le temps. Il a utilisé sa dernière cartouche temporelle pour sauver Kosuke ce qui le condamne à disparaître. Tour à tour, Makoto se voit mourir puis voit mourir ses deux amis ce qui symbolise la fin de leur trio.
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Il a fallu cette confrontation à la tragédie et à la mort pour ouvrir les yeux de Makoto. C'est alors seulement qu'elle comprend la portée de l'expression écrite sur le tableau de son lycée et aperçue au début du film.
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Lorsqu'elle découvre qu'elle dispose d'une dernière chance de remonter le temps, elle utilise tout ce qui lui reste d'énergie pour sauver la vie de Chiaki et lui permettre de rentrer chez lui. Elle s'engage alors à le rejoindre dans le futur (ce qui est une façon de déterminer son avenir à la fois sentimental et professionnel). Elle prend un autre engagement, symbolique celui-ci: protéger le fragile tableau de paix (restauré par sa tante) que Chiaki souhaite tellement voir au moins une fois dans sa vie afin qu'il existe encore à son époque. Et peut-être même contribuer à empêcher la guerre qui semble avoir ravagé la terre dans le futur (Chiaki lui décrit son époque comme presque vide d'hommes, sans rivière, sans ciel bleu, sans vélo, sans baseball, bref celle des souterrains post-atomiques de La Jetée de Chris Marker... c'est fou comme La Traversée du temps, la Jetée et Retour vers le futur se ressemblent.)
Alors qu'au début du film, Makoto était une adolescente qui se traînait mollement, elle saisit son ultime chance avec un tel sentiment d'urgence que le cadre de l'image ne peut même plus la suivre dans sa course folle.
L'affiche montre le passage à niveau, la rue en pente de l'accident, Makoto et son vélo et enfin de l'autre côté et de dos Chiaki.
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Cette longue digression par La traversée du temps a pour but de mieux éclairer la fin de Retour vers le futur III. Lorsque Marty rentre en 1985, il se retrouve (lui aussi) sur une voie ferrée à un passage à niveau et a juste le temps de s'éjecter avant que la Deloréan ne soit détruite par un train lancé à toute vitesse.
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En contemplant les débris de la voiture, il pense qu'il ne reverra plus jamais Doc qui au dernier moment a fait demi-tour et a décidé de rester en 1885. Cette séparation affecte profondément Marty qui se retrouve livré à lui-même avec son avenir à construire. Le vent de folie et de liberté que lui a apporté Doc, il doit désormais le chercher en lui.
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C'est dans RVLF II que cette séparation a une première fois lieu. Lorsque Marty sort du tunnel poursuivi par Biff, Doc lui lance une guirlande de fanions arrimée à sa Deloréan volante. Marty s'accroche à cette guirlande et s'envole au nez et à la barbe de Biff. Un peu plus tard, lorsque la foudre frappe la voiture et l'expédie en 1885 le contact est brusquement coupé entre Doc et Marty qui communiquaient avec des talkie-walkie. De plus celui-ci voit la guirlande de fanions dont le bout a été calciné par l'éclair lui tomber dessus. On ne peut mieux illustrer l'expression "couper le cordon".
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Cette séparation est ensuite soulignée au début du troisième film lorsque Doc envoie une lettre à Marty depuis l'année 1885: "Il ne faut pas, je dis bien il ne faut pas que tu essaies de venir me chercher dans le passé. Je suis parfaitement heureux de vivre ici en plein air, dans les grands espaces sauvages, et je crains que les voyages dans le temps intempestifs ne servent qu'à provoquer de nouvelles ruptures du continuum espace-temps (...) Telles sont mes volontés, je te demande de les respecter à la lettre. Et voilà Marty, il ne me reste plus qu'à te dire adieu et à te souhaiter bonne chance. Tu as toujours été un ami généreux et fidèle, sans toi ma vie n'aurait pas été la même. Je n'oublierai pas ce que nous avons vécu ensemble. Je penserai à toi avec beaucoup d'affection, et tu garderas toujours une place à part dans mon coeur.
Ton ami dans le temps : Doc Emmett Brown, 1er Septembre 1885"
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Mais à cause de la découverte de la tombe indiquant la mort de son ami six jours seulement après l'envoi de la lettre, Marty prend le risque de désobéir. Il retrouve donc Doc en 1885 pour le prévenir et lui sauver la vie, un scénario qui semble très proche de celui de RVLF I. Cependant s'y rajoute un élément nouveau. Marty brûle également de découvrir qui est cette "bien-aimée Clara" qui a fait ériger la tombe en sa mémoire.
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Dans le premier film, Marty a assisté (à) la rencontre de ses parents, une rencontre qu'il a réorientée selon les codes d'un cliché viriliste qui s'est ensuite refermé sur lui comme un piège. Le voilà maintenant aux premières loges pour assister aux débuts de l'histoire d'amour entre Doc et Clara et en prendre de la graine. Et il va être servi, se prenant quelques claques bien senties au passage. Car dans ce domaine comme dans les autres, Doc ne fait les choses ni comme les autres, ni à moitié (tout comme Zemeckis et Gale qui ont eu le culot d'aller jusqu'au bout de leur idée "folle" comme ils le disent eux-même. A moi, leur idée me paraît très sensée au contraire ah ah ah!)
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Ce que Marty voit, c'est que son ami s'éloigne inexorablement et surtout s'éclate ce qui produit compte tenu de leur différence d'âge un effet d'inversion des rôles générationnels aussi puissant et signifiant que dans le premier film. Deux scènes illustrent particulièrement cette nouvelle configuration plutôt subversive: celle durant le festival de Hill Valley où Marty se retourne pour parler à Doc et constate avec stupéfaction qu'il est parti danser avec Clara. Et celle du lendemain matin où Marty qui est hébergé dans l'atelier de Doc se réveille et constate que ce dernier a découché.
Lorsque la facette hédoniste de Doc se révèle au grand jour, le choc est si violent pour Marty qu'il passe par toute une gamme d'émotions que Michael J Fox retranscrit avec beaucoup de finesse et que Zemeckis prend le temps de filmer: l'incrédulité ("Doc sait danser?!?!"), la détresse ("il m'abandonne") et même une sorte de colère rentrée ("il s'amuse et pas moi.").
Le coup de grâce, c'est la confrontation du lendemain matin entre un Marty au visage littéralement décomposé et un Doc qui ne cache pas sa joie! 100% jubilatoire même si à l'arrière-plan, la menace de mort plane toujours, telle une épée de Damoclès (une mise en scène qui reprend Pour une poignée de dollars de Sergio Leone).
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Cette inversion n'a pas -en dépit des apparences- le même sens que dans le premier film. Elle révèle l'étendue du vide affectif (et de la frustration sexuelle) dans lequel vit Marty et provoque systématiquement chez lui la même réaction de déni. Marty tourne le dos à ce qui le dérange et "compense" sa frustration en sortant son flingue. Comme le dit Buford Tannen, "s'amuser, c'est pour les mauviettes."
Avant d'aller s'entraîner au tir, Marty ne peut pas s'empêcher de jeter un dernier coup d'oeil à la scène qu'il vient de voir tant elle lui paraît irréelle!
Marty vient surtout de voir qu'un autre monde existe fondé sur la trinité joie-liberté-désir. Un truc de mauviette pour les (gros) frustrés qui ne peuvent y accéder! Quand Buford tente de s'emparer de Clara par la force la première chose que celle-ci lui dit est "J'ai du mal à danser quand mon partenaire a une arme à la main."
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De plus en plus dépassé par la situation (son ami qui s'échappe et qui lui échappe), Marty essaye de le remettre dans le droit chemin (toujours cette incroyable inversion des rôles qui ne manque pas de sel!). Il lui rappelle avec un sermon bien moralisateur semblable à celui de sa mère en version aigrie qu'il a une épée de Damoclès sur la tête et qu'en tant que scientifique il ne peut pas croire qu'il a un avenir en 1885. Doc n'est pas difficile à convaincre car il est toujours aussi tourmenté par son propre démon intérieur qui lui intime l'ordre de ne pas profiter personnellement de la machine qu'il a créé (voir III). Il décide donc de rompre avec Clara (après lui avoir dit la vérité, utilisant à peu près les mêmes mots que Chiaki "Je viens du futur, je dois retourner dans mon époque", mais sur le moment elle ne le croit évidemment pas) pour suivre Marty.
Et comme tout homme qui vient de s'auto saboter, il va ensuite ruminer ses idées noires au saloon avec l'intention de se prendre une bonne cuite (mais comme les personnages de Capra à qui il ressemble, il bénéficie d'une protection intérieure contre tous les vices et ne supporte donc pas l'alcool)
De retour dans l'atelier de Doc, Clara découvre la maquette du train et de la DeLoréan, fait le rapprochement avec ce que Doc lui a dit la veille et comprend qu'elle n'a pas une minute à perdre.
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L'acte final se déroule donc grandeur nature sur les rails d'une voie de chemin de fer inachevée. Une locomotive lancée à toute vapeur pousse la DeLoréan pour lui faire atteindre les 88 milles à l'heure et la renvoyer en 1985 avant qu'elle ne tombe dans le précipice. Marty est dans la voiture, Doc après avoir chargé la locomotive s'apprête à sauter dans la voiture.
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Sauf que Clara après une course folle contre le temps semblable à celle de Makoto a réussi à monter à bord du train d'extrême justesse: "Si tu ne vois pas arriver celui que tu attends, tu fonces tête baissée pour le retrouver." (La Traversée du temps).
Clara qui a emprunté l'un des chevaux de Doc arrive juste à temps pour attraper le train en marche avant qu'il ne prenne de la vitesse.
N'arrivant pas à faire remarquer sa présence à cause du bruit du train, elle a alors l'idée de tirer sur le sifflet de la locomotive.
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Quand Doc l'aperçoit, il n'a pas encore sauté dans la voiture et il fait aussitôt demi-tour pour aller la chercher. Mais la locomotive a atteint le point de non-retour à une vitesse qui s'approche de 140km/h et ils perdent l'équilibre, accrochés aux rebords du flanc de la machine par les mains pour Doc et le bas de sa robe pour Clara. Marty comprend alors qu'ils vont mourir tous les deux. Ce qu'il va pour la dernière fois empêcher. Car sans lui, ni Doc ni Clara n'auraient survécu.
Le périlleux exercice d'équilibristes auquel se livrent Doc et Clara pour parvenir à se rejoindre fait que jusqu'au bout on ne sait pas s'ils vont basculer du côté de la vie ou du côté de la mort. Le funambulisme est au coeur du dernier film de Zemeckis, The Walk sorti en 2015.
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Au moment le plus critique, Marty a l'idée d'envoyer l'hoverboard à Doc qui peut ensuite récupérer Clara juste au moment où la Deloréan disparaît dans le futur et quelques secondes avant la chute de la locomotive dans le ravin. Une véritable chaîne de transmission qui défie le temps et l'espace (2015 pour l'hoverboard, 1985 pour Marty et la Deloréan, 1885 pour le train).
La planche de salut (c'est dans ce sens là que l'hoverboard est devenu pour moi aussi un objet culte!).
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Et c'est ainsi que leurs chemins se séparent définitivement. Marty rentre seul en 1985 laissant derrière lui Doc et Clara qui restent en 1885 (voir III).
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Beaucoup de fans n'ont jamais digéré cette fin et continuent à réclamer depuis 25 ans au réalisateur Robert Zemeckis un quatrième opus bien régressif (alors qu'il y a déjà pas mal de produits dérivés de ce genre). Même chose du côté des studios qui espèrent remplir leur tiroir-caisse. Zemeckis leur a répondu que tant que lui ou Bob Gale seraient en vie, ils s'y opposeraient farouchement: " Bob Gale est le gardien de l'intégrité de Retour vers le futur. Nous contrôlons ces personnages et n'avons pas l'intention de laisser qui ce soit faire un remake de ces films." Ca les rend fous (...) C'est un succès assuré qui ferait carton plein à son ouverture (...) c'est tout ce qui compte pour eux."
Rajoutant un brin fataliste "Après notre mort, je suis sûr qu'ils essaieront sauf si nous trouvons un moyen de l'empêcher."
Alors je leur tire mon chapeau une fois de plus et je leur souhaite une très longue vie.