"Mauvaise graine" est le premier film réalisé par Billy Wilder en 1934 (épaulé par le hongrois Alexandre Esway) pendant son escale en France. Comme beaucoup d'autres cinéastes, scénaristes et techniciens allemands d'origine juive, il avait fui la nazisme et souhaitait émigrer aux USA. En attendant d'obtenir le feu vert, il eut le temps de réaliser cette première œuvre dont il co-écrivit également le scénario. La fin du film fait clairement allusion à sa situation personnelle.
Compte tenu des conditions difficiles de l'époque et même peut-être à cause d'elles, "Mauvaise graine" apparaît comme un film inabouti, brouillon mais également avant-gardiste et prometteur. Centré sur la jeunesse délinquante et tourné en décors naturels avec des techniciens juchés sur un camion suivant les comédiens, le film est immersif, extrêmement bien rythmé et offre un important aspect documentaire. On reconnaît les immeubles haussmanniens du centre de Paris, les bois de Vincennes et de Boulogne, on assiste à l'essor des sports nautiques avec la scène tournée sur la plage artificielle de L'Isle Adam. Le culte du risque et de la vitesse et le rejet (ou l'absence) des parents fait penser à "La Fureur de vivre" alors que les conditions de tournage donnent un sentiment de liberté qui préfigure la Nouvelle Vague. Les scènes de course-poursuite sont très belles, très immersives ("Drive" de Winding Refn n'a rien inventé). Quant à l'interprétation, on appréciera l'ironie de l'histoire. Lorsque Jean-La-Cravate (Raymond Galle) présente sa bande à Henri Pasquier (Pierre Mingand) il lui dit avec un sexisme totalement décomplexé "nous sommes onze, enfin dix et demi… il y a une femme". Or c'est cette femme qui sort du lot parce qu'elle est moderne, naturelle et photogénique à la fois. Rien de plus normal puisqu'elle est jouée par Danielle Darrieux alors adolescente (c'était déjà son sixième film) qui deviendra rapidement une star.
"Lucky" porte bien son titre, c'est une méditation sur la chance que constitue le simple fait d'être vivant et une invitation à profiter de chaque instant avant que la mort ne vienne y mettre un terme. C'est justement parce que "Lucky" est porté par un acteur nonagénaire aux portes de la mort (symbolisée par la porte "Exit") qu'il est si lumineux, célébrant les joies simples de la vie de tous les jours au travers de rituels immuables (lait le matin, café l'après-midi, Bloody Mary le soir, cigarettes, yoga, déambulations au fil des rues, passage à l'épicerie, conversations avec les piliers de comptoir). Le grand âge qui d'ordinaire est repoussé derrière un paravent est mis ici au premier plan. Dans ses aspects négatifs (la dégradation du corps) comme positifs (l'apaisement, l'acceptation comme ce beau passage où Lucky regarde Liberace jouer à la télévision et dit "avant je ne voyais en lui qu'une tapette délurée, maintenant je vois un génie. De toutes façons je ne peux plus bander".) Et bien que Lucky soit athée, voire nihiliste ("l'âme n'existe pas"), son environnement (et la mise en scène) nous dit le contraire.
Le désert est un haut lieu de spiritualité et le costume de cow-boy évoque toute la mythologie de l'ouest américain. Quand ce costume est porté par Harry Dean Stanton, c'est tout un pan du cinéma US qui ressuscite. Cantonné aux seconds rôles pendant 30 ans en raison de son physique et de sa personnalité atypique, son aura explose lorsqu'il incarne Travis, le personnage principal de "Paris, Texas" de Wim Wenders en 1984. "Lucky", son deuxième (et dernier) premier rôle prolonge celui de Travis, l'un et l'autre étant très proches de l'acteur: solitaires, taiseux, fragiles, sauvages, mal-aimables, d'une sensibilité à fleur de peau et d'une grande densité intérieure. Impossible de ne pas croire à l'âme tant celle d'Harry Dean Stanton affleure dans ses expressions artistiques (le cinéma et la musique) ce qui donne à ses prestations une grande authenticité. Dans "Lucky", Harry Dean Stanton est accompagné par son autre réalisateur fétiche, David Lynch qui l'a fait jouer dans trois films dont le magnifique "Une Histoire vraie" auquel on pense forcément.
"On demande une brute" réalisé en 1934 par Charles Barrois est le second court-métrage de Jacques Tati en tant qu'interprète et scénariste après "Oscar, champion de tennis" réalisé deux ans auparavant, resté inachevé et désormais perdu.
Dans ces deux films comme dans "Soigne ton gauche" réalisé en 1936 par René Clément, Tati transpose au cinéma les pantomimes qu'il a testé sur les planches de music-hall au début des années 30 avec son numéro "Impressions sportives" (qu'il reprendra également dans son dernier film "Parade"). Tati était en effet passionné de sport et pratiquait plusieurs disciplines comme le rugby, le tennis, l'équitation et la boxe. Son premier public n'était autre que ses coéquipiers et son premier espace scénique, les vestiaires!
"On demande une brute" qui le met aux prises avec un véritable catcheur professionnel n'est pas une réussite. Le numéro de Tati est au point mais il ne constitue qu'une petite partie du film. Le reste est constitué de scènes théâtrales d'une totale platitude, mal rythmées et mal jouées. Seule la présence de Tati, personnage lunaire en décalage avec son environnement suscite l'intérêt. C'est insuffisant. La restauration du court-métrage (longtemps cru perdu) n'est pas parfaite: l'image est d'assez mauvaise qualité et le son est parfois inaudible.
Je ne me suis pas ennuyée en regardant "Solo: A Star Wars Story". Je n'ai pas passé un mauvais moment, j'ai trouvé le film divertissant et l'intrigue assez facile à suivre. Mais non seulement j'ai trouvé que ce film ne nous apportait rien mais qu'au contraire, il nous enlevait une part de la magie de l'original. Comme je l'ai lu ici et là, il coche toutes les cases des questions que l'on ne se posait franchement pas sur Han Solo telles que "Comment a-t-il rencontré Chewbacca?" Ou encore plus essentiel "Pourquoi le surnomme-t-il Chewie?" ou encore "Comment a-t-il acquis le Faucon Millenium" ou encore "Comment a-t-il fait le raid de Kessel en 12 parsec?" Non seulement ces questions ne sont pas passionnantes en soi mais les réponses sont tellement triviales qu'elles laissent sans voix. Il aurait mieux valu ne pas y répondre et laisser le spectateur libre de les imaginer. A force de vouloir combler tous les blancs de la saga, il n'y aura plus aucune place pour un quelconque imaginaire. Mais on l'a bien compris, il s'agit de rentabiliser la franchise avant tout en développant l'histoire de l'un des seuls personnages un peu substantiel de l'histoire. Sauf que le film ne nous apprend rien de plus en fait, il nous divertit (ou plutôt fait diversion) avec une débauche d'actions dissimulant une intrigue très plate, des dialogues à la truelle (du genre "je suis un gentil", "ne fais confiance à personne"), des personnages complètement creux ou caricaturaux (la révolte des esclaves est tout simplement ridicule), une mise en scène impersonnelle, des effets spéciaux inaboutis, une photographie laide etc. Le seul acteur un tant soit peu crédible (en dehors celui qui se cache sous le costume de Chewbacca) est Donald Glover dans le rôle de Lando Calrissian. Il bénéficie d'un personnage préexistant (ça aide car ce sont ceux de la trilogie d'origine qui sont les plus intéressants) mais en plus il est vraiment très bon, on y croit! Ce n'est hélas pas le cas d'Alden Ehrenreich, acteur au jeu fade ou faux (n'est pas Harrison Ford qui veut!).
Enfin le scandale Harvey Weinstein n'a visiblement rien changé au machisme du scénario. Les personnages féminins y sont particulièrement maltraités. Soit ils sont rapidement liquidés comme Val et L3 (cette dernière étant de surcroît une féministe hystérique tournée en ridicule), soit on a la traîtresse en puissance, Qi'ra (Emilia Clarke), véritable vamp directement échappée de "Indiana Jones et la dernière croisade" et promise au même sort. Il faut bien expliquer en effet pourquoi on n'entend plus parler d'elle dans les futures trilogies. La suites de "Solo: A Star Wars Story" s'en chargeront (une trilogie est prévue justement). Bonjour la régression!
C'est une image forte qui revient à plusieurs reprises dans le film, du générique de début jusqu'au dénouement: une jonque chinoise qui traverse la baie de l'Hudson. A son bord, l'urne contenant les cendres de Nicholas Ray, cinéaste américain surtout connu en France pour "La Fureur de vivre" avec James Dean. Cette barque c'est le trait d'union entre la vie et la mort, les rites funéraires de l'Egypte antique et les "55 jours de Pékin", le rêve (de prendre la mer dans une jonque chinoise, de guérir, de réaliser un autre film avec son "fils d'élection", Wim) et la réalité (funèbre, forcément).
C'est en effet dans l'espoir de co-réaliser un film avec Nicholas Ray qu'il avait dirigé deux ans plus tôt dans "l'Ami américain" que Wim Wenders débarque à 6 heures du matin dans son loft à New-York. Mais très vite il doit se rendre à l'évidence: Nicholas Ray est trop malade pour faire un film et ce que la caméra capte c'est pour reprendre l'expression de Godard (reprise de Cocteau) "La mort au travail". Ray lui-même balaye les réticences de Wenders qui a peur d'être voyeuriste ou de l'épuiser et d'accélérer sa fin ("Je ne suis pas venu parler de la mort.", "Il le faudra peut-être".) Ray veut en effet Wim auprès de lui pour enregistrer ses derniers moments, comme une œuvre testamentaire. Ray s'était déconsidéré à Hollywood à cause de ses excès et comme ses anti-héros marginaux il espère se rassembler, "se reprendre avant de mourir, retrouver le respect de lui-même".
Comme beaucoup de films de Wenders, "Nick's Movie" est une réflexion sur les rapports entre le temps et le cinéma. Le temps qui fuit et le cinéma qui capte dans ses filets des moments qu'il grave dans le marbre pour l'éternité. Les films de Wenders ont une forte valeur mémorielle et testimoniale, comme le si bien-nommé "Au fil du temps" qui fournit un instantané de l'Allemagne des années 70 coupé par le rideau de fer ou "Les Ailes du Désir" avec son Berlin des années 80 coupé par le mur ou encore "l'Ami américain" qui se situe dans l'ancien port de Hambourg aujourd'hui disparu.
Ce qui vaut pour les lieux historiques vaut bien sûr aussi pour les gens. Wenders a filmé le vieillissement de ses acteurs-fétiches au fil des décennies: Bruno Ganz, Rüdiger Vogler, Patrick Bauchau, Nastassja Kinski. "Nick's Movie" va plus loin. C'est un film qui se fait pendant qu'une vie se défait mais qui en l'enregistrant, la rend immortelle, exactement comme l'a fait Agnès Varda dans "Jacquot de Nantes" avec les derniers instants de Jacques Demy. Dans les deux cas, le film capte les ravages de la maladie sur le corps d'un cinéaste tout en restituant son esprit, immortel forcément, puisque gravé à jamais dans ses films. Et ce travail est accompli par un proche. Bien que l'ayant nié farouchement, Wenders a dû accepter le fait que Nicholas Ray était pour lui une figure paternelle de substitution dont le cinéma (c'est à dire l'âme) était proche du sien. Wenders, comme tous les cinéastes allemands de sa génération a dû se construire une filiation sur les ruines laissées par le nazisme et il l'a fait, du moins en partie, aux USA.
Comme Wim Wenders, Werner Herzog appartient à la génération du nouveau cinéma allemand des années 70. Comme ce dernier, il est hanté par la nécessité de combler l'immense vide laissé par la génération des parents. Comme il est impossible de partir de zéro (comme l'a si bien démontré Rossellini), ces réalisateurs se tournent naturellement vers la dernière génération d'allemands ayant accouché de grands cinéastes, celle des grands-parents pour reconstruire leur filiation ou bien ils se tournent vers de nouvelles familles d'adoption (Wenders fait les deux, un pied en Europe, l'autre aux USA).
C'est exactement dans cette démarche que se situe "Nosferatu, fantôme de la nuit". C'est un pont jeté entre le cinéma allemand du passé et celui du présent destiné à retricoter les fils d'une histoire brisée par l'entreprise d'anéantissement que fut le nazisme. Herzog est en effet très fidèle à l'original de Murnau, au point de reproduire certains plans avec une exactitude maniaque tout en étant capable de construire une vision profondément personnelle de cette oeuvre. On est frappé par l'extrême passivité des personnages qui subissent les assauts du mal sans pouvoir le contrecarrer comme s'ils étaient écrasés par le poids de la fatalité. Herzog a d'ailleurs modifié la fin. Loin d'être une délivrance, elle devient par son caractère cyclique un éternel recommencement faisant de Nosferatu un être immortel. Pour son plus grand malheur d'ailleurs. Nosferatu ne cesse de dire en effet que ne pouvoir mourir est cruel car son immortalité le condamne à subir à jamais le pire des tourments: la solitude, l'absence d'amour (le vide béant laissé par les ravages du nazisme). Klaus Kinski, remarquablement dirigé donne une interprétation introvertie toute de douceur et de douleur enfouie. Il ne désire pas d'ailleurs que Lucy, la femme de Jonathan, il désire l'amour fusionnel qui unit ce couple si bien qu'il ne fait pas de différence entre l'un et l'autre et les désire tous les deux (les scènes du substitut sexuel qu'est la morsure sont filmées exactement de la même façon). Bruno Ganz et Isabelle Adjani sont d'ailleurs parfaitement assortis et tous deux d'un romantisme enfiévré aux limites de la folie (qui renvoie à des interprétations antérieures: "La Marquise d'O" pour Ganz, "L'Histoire d'Adèle H" pour Adjani). Ce casting remarquable est complété par Roland Topor dans le rôle de Renfield qui s'intègre très bien dans un film qui se situe aux confins du surréalisme.
Herzog adapte brillamment l'expressionnisme à la couleur et au son. Visuellement, le film, tourné en décors réels, est profondément pictural. Tantôt on est chez Brueghel (l'orgie de la ville détruite par la peste), tantôt chez les romantiques allemands comme Caspar David Friedrich. Les visages eux-mêmes ont un caractère iconique. L'atmosphère est brumeuse, fantomatique et elle contraste avec les passions exacerbées qui s'emparent des personnages. Et la musique de Popol Vuh et de Wagner joue un grand rôle dans la construction de cette atmosphère, compensant largement ce que le film peut perdre d'onirisme visuel par rapport à l'œuvre de Murnau.
Au final, Herzog nous livre une vision poétique et romantique extrêmement forte et personnelle qui parvient à se hisser au niveau de l'original. Mission accomplie.
"L'Etat des choses" est un film esthétiquement magnifique. Il bénéficie notamment d'une photographie noir et blanc d'Henri Alekan qui sublime les séquences de l'hôtel dévasté en bord de mer et d'une musique inspirée de Jürgen Knieper.
Mais hélas, toute cette beauté tourne à vide. On nage en plein ego trip. Wenders multiplie les mises en abyme qui ne renvoient qu'à lui-même et ses états d'âme du moment, dominés par l'amertume et la déprime. L'identité de son double de cinéma (joué par Patrick Bauchau) renvoie aux deux plus grands cinéastes allemands de l'histoire, Fritz (Lang) pour le prénom et Munro (Murnau) pour le nom. Ce sont deux figures tutélaires d'autant plus incontournables qu'entre eux et la génération de Wenders il y a un grand vide dans le cinéma allemand lié évidemment au nazisme. Fritz tourne (justement) un film de science-fiction post-apocalyptique au Portugal à l'intérieur du film de Wenders, les "Survivants" qui suscite l'intérêt. Hélas le tournage des "Survivants" est interrompu rapidement faute de pellicule et d'argent. A la place, on doit subir "l'Etat des choses", une interminable attente neurasthénique faite d'ennui et de vacuité pour toute l'équipe des "Survivants" mais aussi pour le spectateur. Le producteur, Gordon, étant introuvable, Munro finit par partir le chercher à Los Angeles. En fait il se cache car il est traqué par la mafia qui veut lui faire payer de s'être engagé sur un film tourné en noir et blanc et qui n'a donc (selon elle) aucune chance de retour sur investissement. Une intrigue digne d'un film noir, "l'Etat des choses" se voulant une réflexion sur le cinéma remplie de références aux genres cinématographiques et à ses grands réalisateurs.
Ce dispositif complexe et cette réflexion pessimiste sur la "mort du cinéma d'auteur" n'a en fait qu'un but, permettre à Wenders de régler ses comptes avec l'industrie hollywoodienne qui lui a confisqué "Hammett" sur lequel il travaillait depuis quatre ans. Tant de nombrilisme finit par devenir extrêmement lassant. Le manque de générosité du film se ressent dans son absence d'enjeux narratifs ("un film sans histoire c'est comme une maison sans murs") comme d'émotions ("je ne ressens rien, je n'ai pas de sentiments").
Heureusement, la sensation d'impasse ressentie par Wenders sur ce film lui permettra de magnifiquement rebondir par la suite.
C'est en regardant "l'Ami américain" de Wim Wenders que j'ai repensé à "Harry, un ami qui vous veut du bien" de Dominik Moll. Et pour cause, les deux films ont une origine commune qui se nomme Patricia Highsmith. "L'Ami américain" s'inspire de deux de ses romans et Dominik Moll avoue avoir été très influencé par "L'inconnu du Nord-Express". Ce qui évidemment souligne le caractère très hichcockien de son film, une vraie pépite du cinéma français, hélas trop avare de ce genre de thriller psychanalytique. Le titre fait penser à "Mais qui a tué Harry?", les plans de la maison ont des relents de "Psychose" tout comme l'œil qui espionne par le trou de la serrure, Le nom de Harry, Ballesteros est très proche de celui de Manny Balestrero, le personnage principal du "Faux Coupable" etc.
Ce qui rapproche également le film de Moll et celui de Wenders, c'est le concept de double (selon Freud) ou encore d'ombre de la personnalité (selon Jung). Une partie refoulée de la personnalité d'un personnage apparemment sans histoire mais en réalité miné par la frustration surgit comme par magie dans le monde réel et bouleverse sa vie. Celle-ci devient plus excitante mais aussi plus dangereuse, jalonnée de crimes. Dans "Harry, un ami qui vous veut du bien", Michel (Laurent Lucas) est entravé dans son accomplissement personnel par la présence envahissante de ses parents, la jalousie de son frère, sa vie de famille qui le "bouffe" et les soucis d'argent. Harry (Sergi Lopez), son inconscient se matérialise dans les toilettes (une des nombreuses allusions à "Shining" de Kubrick, une autre des grandes références du film de Moll), non pour lui suggérer -du moins dans un premier temps- d'assassiner sa femme et ses filles mais pour lui parler de ses talents d'écrivain. Talents bien enfouis au fond d'un vieux carton oublié et laissés en friche depuis des années. Plus le film avance, plus on jubile de voir les désirs refoulés de Michel jaillir à la surface et briser la fragile barrière du moi et de la "normalité". Une pièce symbolise le basculement progressif de Michel dans une autre dimension: la salle de bains dans laquelle il se retranche pour reprendre l'écriture. Sa couleur rose qui contraste violemment avec le reste de la maison fait penser à l'intérieur d'un cerveau. On peut y voir l'influence de Lynch et également de Kubrick (la fin de "2001, l'Odyssée de l'espace".)
La remontée à la surface de ce qui est enfoui a toujours un aspect ambivalent et "Harry, un ami qui vous veut du bien" ne fait pas exception à la règle. Harry est un tueur (altruiste certes mais cela ne change rien au caractère mortifère de son personnage) mais c'est aussi une bête de sexe pleine aux as. Sa remontée à la surface permet à Michel de se reconnecter à sa libido et à sa créativité en berne, de retrouver sa puissance personnelle perdue pour aller de l'avant (l'œuf étant le symbole de ce renouveau). L'enjeu est cependant d'empêcher cette pulsion vitale de se transformer en pulsion autodestructrice en la renvoyant à temps dans les tréfonds du subconscient (bien au fond du puisard enfin rebouché).
A l'origine, "Lisbonne Story" devait être un documentaire sur la capitale du Portugal. Il est devenu une fiction aux allures de retour aux sources pour Wenders qui reprend énormément d'éléments de ses films précédents. La ville, le cinéaste (Friedrich Monroe joué par Patrick Bauchau), le principe du film dans le film et l'Isetta BMW de "L'Etat des choses", l'écrivain-photographe Philip Winter de "Alice dans les villes" devenu ingénieur du son (mais toujours joué par Rüdiger Vogler), un hommage à un grand cinéaste disparu (Federico Fellini) comme dans "Faux Mouvement" (John Ford), les intermèdes musicaux avec des artistes du cru (Madredeus, groupe de fado qui livre deux chansons envoûtantes), le thème de la frontière (abolie) lors d'un générique mémorable.
"Lisbonne Story" est une réflexion sur le temps au cinéma et sur le cinéma dans le temps (son passé, son présent et son avenir incertain). Un très beau passage montre Manoel de Olivera (l'intervention de cinéastes dans les films de Wenders est également un élément récurrent, l'exemple le plus célèbre se trouvant dans "L'Ami américain") se livrant à une imitation du Vagabond de Chaplin, la caméra qui le filme n'étant autre que celle de Buster Keaton dans "Le Caméraman". Parallèlement, on l'entend réfléchir sur le rôle mémoriel du cinéma "Au cinéma, la caméra peut fixer un moment mais ce moment est déjà passé. Le cinéma garde la trace d'un fantôme de ce moment. Nous ne sommes plus certains que ce moment existe en dehors de la pellicule ou la pellicule garantit-elle l'existence de ce moment? Je ne sais plus." Quant aux plus jeunes, leur manie de tout filmer machinalement au camescope pousse Winter à les traiter de "Vidiots"! Alors que Friedrich est comme sa voiture en panne d'essence (et de sens). Après avoir sans succès tourné en noir et blanc et en muet pour tenter de retrouver l'innocence originelle du cinéma, il en arrive à filmer sans regarder, tout regard étant selon lui pollueur (un cinéma sans point de vue c'est la négation du cinéma!)
Cependant, "Lisbonne Story" échoue à incarner toutes ces idées. Contrairement à d'autres films de Wenders, le film reste trop théorique et manque cruellement d'une dimension humaine. Le cinéma mémoriel prenait vie dans le petit film de famille de "Paris, Texas", la scène du train de "L'Ami américain" ressuscitait les grandes heures du burlesque muet, les artistes (musiciens et cinéastes) étaient aussi de vrais personnages dans les films et pas simplement des citations. "Lisbonne Story" tient trop à distance le spectateur, c'est dommage.
"Gai Dimanche" est la première réalisation de Jacques Tati. Ce n'est pas un film très réussi en soi (il y a des longueurs, trop de bavardages pour un film burlesque et certains gags tombent à plat) mais il est intéressant pour les amateurs de Tati parce qu'il met en place plusieurs éléments de son univers:
- Un ancrage sociologique teinté de satire. Deux traîne-savates arnaquent des parisiens qui veulent partir en excursion en se faisant passer pour des guides expérimentés. Dans la première moitié du XX° siècle, les parisiens partaient s'aérer le dimanche dans la banlieue alors rurale, prolongeant une pratique du XIX° abondamment illustrée dans la peinture impressionniste (et transposée au cinéma par Jean Renoir, fils de Auguste dans sa "Partie de campagne" d'après une nouvelle de Maupassant.)
- Un hommage au cirque avec la participation d'Henri Sprocani dit "le clown Rhum", un des plus grands auguste de l'entre-deux-guerres. Il était l'une des grandes vedettes du cirque Medrano. Avec Tati, il forme un duo tout en contrastes: Rhum est petit et nerveux, Tati est grand et rêveur. Ils se complètent parfaitement que ce soit dans les numéros physiques ou dans les tours de passe-passe.
- Les gags visuels se réfèrent au cinéma burlesque muet américain avec un grand classique: le véhicule qui se dérègle. On découvre également des gags typiquement tatiesques comme la flèche directionnelle qui se transforme en girouette, la course après la poule au pot ou l'enfant vrombissant sous le capot.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.