"Trois visages", le dernier film en date de Jafar PANAHI qui purge actuellement la peine de prison prononcée contre lui en 2010 pour sa dissidence vis à vis d'un régime qui ne cesse de se durcir a été réalisé clandestinement comme "Taxi Téhéran" (2014). Avant d'en arriver à l'emprisonner, le régime iranien lui a en effet interdit d'exercer son activité et de quitter l'Iran.
Si l'on mesure l'état d'une société à la façon dont elle traite les femmes et les artistes, alors on peut affirmer que l'Iran est très mal en point. "Trois visages" désigne trois générations d'actrices qui se rencontrent dans le film: la première, dont on ne verra que la silhouette est une ancienne vedette de l'Iran du Shah tombée en disgrâce à la suite de la révolution islamique et ostracisée par le village dans lequel elle vit (ce qui lui donne paradoxalement plus de libertés, comme celles que se permet Jafar Panahi qui va tourner dans l'un des coins les plus reculés du pays pour être sous les radars mais où les habitants se sentent abandonnés par l'Etat). La seconde est une actrice d'aujourd'hui, Behnaz Jafari qui joue son propre rôle et reçoit une vidéo d'une jeune fille à qui sa famille refuse de faire une carrière d'actrice en dépit du fait qu'elle ait été reçue au conservatoire l'appelant à l'aide. Avec l'aide de Jafar PANAHI dans son propre rôle, ils se rendent dans son village proche de la Turquie pour enquêter sur son sort. Ce faisant et comme dans "Taxi Téhéran" (2014), Jafar Panahi offre un film à multiples entrées sur les contradictions de la société iranienne, le statut ambigu des images (la vidéo de la jeune fille est ainsi questionnée comme étant une mise en scène de fiction avec un effet de montage plutôt qu'un plan-séquence documentaire ce qui renvoie au film lui-même qui se tient à la frontière des deux genres) ou encore un hommage implicite à Abbas KIAROSTAMI dont Jafar Panahi a été l'assistant. J'ai reconnu dans un plan la même route aride à lacets que celle que l'on voit tout au long de "Le Goût de la cerise" (1997) qui se déroule d'ailleurs d'après mes souvenirs en grande partie dans l'habitacle d'une voiture, cocon protecteur qui dans un hommage là encore à son mentor termine avec le pare-brise fissuré. Un plan prémonitoire.
Le film le plus célébré par la critique pro-nouvelle vague (il était n°1 du classement des 100 meilleurs films français des Inrockuptibles) avait également une autre vertu: il était introuvable puisque le fils de Jean EUSTACHE avait bloqué les droits de diffusion (il s'est ravisé en 2022 ce qui explique sa ressortie au cinéma en version restaurée). Il était donc de bon ton de faire partie des "happy few" qui avaient pu en voir une copie sous le manteau et de le citer en référence (comme le fait par exemple Christophe HONORÉ au début du film 100% néo-nouvelle vague qu'est "Les Chansons d amour") (2007).
Si la possibilité de voir le film-phare de Jean EUSTACHE met un point final à cette manifestation de snobisme, le film n'est pas facilement accessible pour autant. Sa durée déjà est hors-norme (3h40), il a une forte identité germanopratine (intello parisien rive gauche), son contenu, provocateur en 1973 le reste aujourd'hui, en paroles (des descriptions intimes et organiques à la "Rien sur Robert") (1999) et en situation (le ménage à trois formé par Alexandre, Marie la brune et Veronika la blonde). Il faut également supporter la logorrhée verbale, le film étant constitué de longs monologues qui forment de véritables blocs de mise en scène. Mais il ne s'agit pas pour autant d'un exercice narcissique complaisant, plutôt d'une dissection sans complaisance des rapports amoureux à forte résonance autobiographique. Alexandre (Jean-Pierre LÉAUD aussi charismatique que chez François TRUFFAUT) est un jeune homme oisif qui se fait entretenir par une femme, Marie (Bernadette LAFONT, elle aussi échappée de chez François TRUFFAUT) tout en rêvant à une autre. Il finit par tomber sur la douloureuse, mélancolique mais aussi très franche Véronika (Françoise LEBRUN), une infirmière d'origine polonaise avec laquelle il entame une liaison. Au travers de leurs dialogues (ainsi que ceux avec sa précédente petite amie Gilberte), on découvre la stratégie d'évitement d'Alexandre qui monopolise la parole mais pour ne rien dire ou plutôt pour s'écouter parler (parfois avec beaucoup d'humour d'ailleurs) et empêcher l'autre d'exister jusqu'à ce que Veronika finisse par lui clouer le bec et fasse voler en éclats tous les faux-semblants lors d'un monologue puissant et poignant. Maurice PIALAT qui admirait le film (qui n'est pas sans faire penser à son cinéma, mélange de fiction et de réalité âpre) disait qu'il s'agissait d'un "Nous ne vieillirons pas ensemble réussi". Pas faux, d'autant que Véronika qui n'est pas du même milieu social qu'Alexandre et Marie fait également voler le cadre du film au profit de la vérité des sentiments.
Paul Thomas ANDERSON a démontré avec "Punch-drunk love : Ivre d amour" (2003) qu'il savait concocter des romances originales avec des ingrédients inattendus. C'est encore une fois le cas du couple de "Licorice Pizza" qui n'a rien de conventionnel. Si la différence d'âge (bien réelle, les deux acteurs ont 12 ans d'écart) ne ressort pas dans le film, c'est parce que Gary Valentine (Cooper HOFFMAN, le fils de Philip SEYMOUR HOFFMAN l'acteur fétiche de PTA décédé en 2014) n'est pas traité comme un adolescent mais comme un jeune entrepreneur ambitieux (on ne saura jamais par quel miracle un soi-disant adolescent de quinze ans ni beau ni riche peut avoir un tel réseau, passer à la TV, monter un commerce de matelas à eau puis de flippers) alors qu'Alana Kane (Alana HAIM) bien que majeure vit toujours chez ses parents et doit leur rendre compte de ses moindres faits et gestes. Si bien qu'au niveau amoureux, tous deux en sont au même point mais ont bien du mal à accorder leurs violons (l'affiche met bien en avant le décalage entre eux). Le physique non formaté des deux jeunes (une asperge brune avec un grand nez et un gros lourdaud roux et acnéique ^^) a fait couler beaucoup d'encre, personnellement j'ai trouvé ces aspérités rafraîchissantes tant la jeunesse à l'écran est représentée la plupart du temps par des clones ripolinés. Et la dynamique de leur relation, à la fois agaçante et touchante de par ses maladresses rappelle bien celle, très burlesque aussi de Adam SANDLER et Emily WATSON. Dommage que nombre de péripéties vécues par le duo soient non seulement improbables mais inintéressantes, faisant intervenir des guest-stars en roue libre (le pire étant Bradley COOPER en fou furieux bon à enfermer mais Sean PENN ivre mort n'est pas mieux). Quant au contexte des années 70, il n'est exploité que superficiellement même si l'emballage (costumes, décors, musique, format d'image etc.) est classieux. Reste la très belle scène nocturne et silencieuse du camion sans essence (choc pétrolier oblige) dévalant une colline en marche arrière par la seule force motrice de la gravité et des talents de meneuse à contre-courant d'Alana à qui Gary a remis sa vie entre les mains. Une belle métaphore du monde qui vient. En dépit de ses scories et de ses imperfections (ou justement à cause d'elles) ce film "rétro-futuriste" s'avère visionnaire.
Je cherchais à voir ce film depuis très longtemps. "1941" (1979) le quatrième film complètement déjanté de Steven SPIELBERG avec déjà le tandem John BELUSHI et Dan AYKROYD m'avais mis l'eau à la bouche (Steven SPIELBERG fait d'ailleurs une petite apparition sur "The Blues Brothers") ainsi que "S.O.S. fantômes" (1984) qui réunissait cette fois un trio Dan AYKROYD, Bill MURRAY et Harold RAMIS, tous issus comme John Belushi de la pépinière à talents comiques du Saturday Night Live. Car c'est sur ses planches que le groupe "The Blues Brothers" a fait ses gammes (et trouvé son dress code à la "Reservoir Dogs") (1992) avant d'être adapté à l'écran. Le fait de ne l'avoir vu qu'aujourd'hui m'amène à le rapprocher de "ELVIS" (2020) dont d'ailleurs l'un des titres est interprété dans le film "Jailhouse rock". Elvis avait osé à une époque où la ségrégation était la norme franchir les barrières raciales (et de genre aussi) en pénétrant dans l'espace sacré de la soul and rythm and blues music par sa communion avec les afro-américains. Jake et Elwood Blues n'agissent pas autrement. Ils se retrouvent chargés d'une mission divine après avoir été éveillés par le pape de la soul, James BROWN chantant "Can you see the light" dans une église (la matrice des musiques afro-américaines). Littéralement possédés par l'esprit de la soul, les frères se mettent en quête des musiciens de leur groupe (soit les vrais musiciens réunis par Dan Aykroyd et John Belushi durant leurs prestations au sein du SNL), croisant au passage d'autres poids lourds du genre musical (Aretha FRANKLIN, Ray CHARLES, Cab CALLOWAY, John Lee Hooker etc.) à une époque où certes la ségrégation n'existe plus officiellement mais où il faudra attendre Michael JACKSON pour que MTV (née en 1981) programme des artistes noirs. D'ailleurs l'aspect transgressif du choix des brothers est souligné dans la scène du bar country où ils se retrouvent hués par les rednecks du coin ce qui ne les empêche pas de continuer à "envoyer du bois". Leurs autres ennemis sont sans surprise les néo-nazis (qui eux ne jurent que par Wagner), un groupe de country à qui ils ont volé la vedette et les forces de maintien de l'ordre. Les formidables bluesmen Belushi et Aykroyd, artistes complets se transforment alors en Laurel et Hardy pour leur infliger le traitement burlesque qu'ils méritent lors de scènes cartoonesques assez jouissives impliquant également une ex-fiancée (Carrie FISHER). "The Blues Brothers" n'a pas volé son statut de film culte et est bien plus qu'une simple comédie musicale, touchant à ce qui est selon moi l'essence de l'art, lequel n'a que faire des frontières.
Avant que Arte ne diffuse le film, je ne savais pas que Jean GABIN et Marlene DIETRICH avaient tourné un film ensemble à la fin de leur liaison. Elle, je la connaissais car contrairement au film, elle est passée à la postérité. Alors ce "Martin Roumagnac" (qui contrairement à ce qui a été longtemps dit rencontra le succès à sa sortie, du moins commercial) mérite-t-il d'être exhumé des limbes? Je pense que oui car s'il n'est pas un chef d'oeuvre de l'après-guerre (contrairement à "Panique" (1946) avec lequel il a certains traits communs, le poids du conformisme social par exemple), il n'est pas dénué d'intérêt. C'est en effet un film de transition pour les deux acteurs qui ne sont plus les jeunes premiers des années 30 mais pas encore les vétérans des années 50. C'est aussi l'unique film français de Marlene DIETRICH (dont le personnage est originaire d'Australie, ça n'est pas très crédible mais passons) et c'est le film qui a permis à Jean GABIN de renouer avec le public français avec le même type de personnage que celui de ses succès des années 30: un brave prolétaire tombant dans le panneau d'une passion fatale. Mais à la différence des films de Marcel CARNÉ ou de Julien DUVIVIER, la "garce" prend du galon et de l'étoffe, au point de finir par échapper à cet archétype dans lequel le cinéma populaire français a l'habitude de l'enfermer. Même si le film oscille entre moments excitants et d'autres plus conventionnels, Georges LACOMBE réussit à capturer l'attraction sexuelle exercée par la star d'origine allemande ainsi que la tension électrique avec son partenaire. Et puis surtout Marlène Dietrich qui n'est pas du genre potiche réussit à créer un personnage de femme passionnant et très moderne, contrairement à celui de Gabin. D'une certaine manière leur future rupture était déjà perceptible dans le film: une femme prête à tout pour être libre, cherchant à concilier des aspirations contradictoires face à un homme possessif cherchant à l'enfermer dans une cage et à l'assigner à un rôle. Une opposition encore plus profonde que celle de la différence de classe sociale qui est évoquée dans le film et qui renverse les rôles puisque la victime devient bourreau. On pourrait d'ailleurs employer le pluriel, les autres hommes tournant autour d'elle étant tout aussi tyranniques, de l'oncle vivant à ses crochets au consul ayant fait un riche héritage (Marcel HERRAND tout juste échappé de "Les Enfants du paradis") (1943) qui accepte d'être cocufié tant que cela reste à l'intérieur de la même classe sociale.
"Les Magnétiques", premier film de Vincent MAËL CARDONA est intéressant mais perfectible. C'est un récit initiatique, une histoire de passage à l'âge adulte tout ce qu'il y a de plus classique où un jeune homme terne parvient au début des années 80 à faire sa mue et à sortir de l'ombre au prix du sacrifice d'un double: son frère extraverti, rebelle et borderline. Les deux garçons ont d'ailleurs le même love interest en la personne de Marianne (Marie COLOMB qui fait penser à la fois à Cécile de FRANCE et à Béatrice DALLE). L'intérêt du film réside dans la personnalité particulièrement introvertie de Philippe qui ne s'exprime qu'à travers ses expérimentions sonores à la radio (et qui est brillamment interprété par Thimotée ROBART de même que son frère Jérôme par Joseph OLIVENNES). Le réalisateur établit un parallèle (un peu trop timide selon moi) entre son émancipation et celle des radios libres au moment de l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir. L'autre parallèle avec le contexte historique est lié au service militaire que Philippe effectue à Berlin après avoir échoué à se faire réformer "P4" qu'il a poétiquement renommé "P four peace" (terme relatif à l'inaptitude psychiatrique que je connais grâce à la chanson de Zebda, "France II": "Ta nationalité? j'ai pas fait l'armée, ils m'ont réformé P4"). Le paradoxe du service militaire qui pouvait se révéler être émancipateur vis à vis de jeunes des classes populaires en les sortant de leur environnement étriqué est mis en lumière d'autant que le Berlin-ouest de l'époque était un lieu d'effervescence créative dans le domaine musical. Si la bande-son du film en témoigne, la reconstitution historique très light peine à nous le faire ressentir. L'essai est donc prometteur mais le scénario doit gagner en puissance et en lisibilité pour pleinement convaincre (beaucoup ont souligné qu'il ne semblait pas trop savoir où il allait et c'est vrai!)
J'aurais bien aimé revoir le premier "Top Gun" réalisé en 1986 dont je n'ai plus guère de souvenirs avant d'aborder celui-ci mais j'ai raté l'opportunité et il fallait se décider avant qu'il ne quitte les salles obscures étant donné que c'est un film qui se savoure mieux sur grand écran.
"Top Gun: Maverick" est un blockbuster entièrement construit autour de Tom Cruise, l'un des derniers acteurs de chair et d'os à pouvoir dicter ses exigences aux studios hollywoodiens. Le scénario, ultra convenu doit être lu à l'aune de la star sexagénaire qui se bat pour rester au top alors que la jeune génération aimerait le mettre au placard. La fin est de ce point de vue, limpide. Cruise alias Maverick et son protégé s'emparent d'un F-14, un avion datant de l'époque du premier Top Gun jugé bon pour la casse mais qui entre les mains des pilotes chevronnés fait encore des prouesses ("on a vu souvent, rejaillir le feu, de l'ancien volcan, qu'on croyait trop vieux"). Il ne s'agit pas seulement de nostalgie mais d'une métaphore car ce qui fait la valeur d'un avion "ce sont les pilotes" et à côté du petit jeune qu'il est chargé de former, Cruise doit montrer qu'il en a encore sous la pédale. L'autre cheval de bataille de l'acteur est d'ailleurs résumé dans la scène introductive où il se mesure à un drone: aucune technologie ne pourra se substituer à l'être humain. Comme dans les "Mission: impossible", les effets spéciaux numériques ne remplacent pas le réel. Même si les acteurs n'ont pas eu l'autorisation de piloter eux-mêmes les avions de chasse, ils ont tourné à l'intérieur de véritables appareils et non de simulateurs si bien qu'ils ont ressenti les effets des accélérations et autres voltiges que l'on voit dans le film. Ce souci du réel (même si l'intrigue est truffée d'invraisemblances, les pilotes étant "Incassable" pour reprendre le titre du film de M. Night Shyamalan) est ce qui distingue les films d'action de Tom Cruise du tout-venant. Ce panache du dernier des mohicans qui accouche de scènes d'action spectaculaires avec ce petit supplément d'âme qui fait toute la différence.
S'il ne s'agit pas de la première adaptation cinématographique du mythe du justicier hors la loi qui vole aux riches pour donner aux pauvres, il s'agit de l'une des premières superproductions de l'histoire: 2h20, un budget de 1,4 millions de dollars, des milliers de figurants, le plus grand décor alors jamais construit pour un film muet et le plus grand succès de l'année 1922. A cela il faut ajouter la première superstar de la cascade, Douglas Fairbanks dans l'un de ses rôles les plus célèbres. Et pour cause, il livre une prestation en apesanteur, multipliant les prouesses acrobatiques et interprète un Robin des bois joyeux, léger et perpétuellement en mouvement d'un charme irrésistible: 100 ans après, il crève toujours l'écran. Eternel adolescent, on le voit s'amuser avec ses ennemis de façon très cartoonesque (on pense aussi à la façon dont Astérix sous potion et Obélix envoient valser les romains dans les airs). Cependant, il faut attendre plus d'une heure avant de voir surgir le diablotin bousculant une mise en scène bien trop sage. La faute à un prologue fastueux pour ne pas dire fastidieux (que l'on appellerait aujourd'hui une préquelle) essayant de donner une explication réaliste à l'origine du personnage avant que la légende telle qu'on la connaît se déploie dans toute sa splendeur, entraînant une nette accélération du rythme du film.
Comédie dont j'ai pu découvrir un extrait lors d'une conférence sur le cinéma burlesque français, "Enorme", s'il n'est pas totalement réussi sort des sentiers battus et mérite d'être vu (d'ailleurs Arte l'a mis à son programme). La volonté de casser les codes est manifeste, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, on a donc une tentative de marier des gags burlesques (comme celui qui donne son titre au film) et le réalisme documentaire, avec l'intervention de véritables professionnels de l'accouchement, particulièrement à la fin du film qui est on ne peut plus réaliste. Cela ne fonctionne pas vraiment car chaque style exclue de fait l'autre. Le fond est plus convaincant avec la description d'un couple dans lequel les rôles sont inversés: Mme est l'artiste à succès (Marina FOÏS) qui a remis sa vie et sa carrière entre les mains de M. (Jonathan COHEN) afin de n'avoir à s'occuper que de son piano. C'est donc dans la même logique lui qui prend la décision d'avoir un enfant d'autant qu'il a les moyens de parvenir à ses fins: Madame lui a remis la responsabilité de sa prise de pilule quotidienne. La polémique déclenchée par ce scénario auprès de certaines féministes n'a pas lieu d'être. En simplifiant et essentialisant le monde de façon binaire (femmes victimes/hommes prédateurs) à la manière des racistes (nous les gentils aryens/eux les méchants basanés), elles ne peuvent que passer à côté d'une réalité bien plus complexe et nuancée. Si l'on peut déplorer que Mme se retrouve avec une grossesse non désirée, ce n'est que la suite logique de sa démission envers le contrôle de ses facultés reproductives au profit de son mari. Lequel prend sa place psychologiquement au point de faire une couvade alors que sa femme considère juste son ventre comme un fardeau dont elle veut se débarrasser au plus vite ainsi que de son statut d'objet au profit d'un retour à la normale. C'est à dire dans la sphère de l'art pour elle et aux affaires matérielles pour lui dont on comprend que cela inclut de s'occuper de l'enfant. Sophie LETOURNEUR a le mérite de faire réfléchir en cassant les stéréotypes de genre, le titre étant polysémique: il peut désigner le mari qui prend toute la place, la bulle dans laquelle s'enferme sa femme qui est du genre autiste (elle déteste le contact humain) ou le poids de ce ventre gonflé jusqu'au grotesque.
D'ordinaire, je n'aime pas les films à sketchs, collectifs ou individuels. La fragmentation en plusieurs moyens métrages est frustrante, à peine entré dans une histoire qu'il faut déjà passer à autre chose sans que rien ne puisse être approfondi. Mais dans ce cas précis, la réunion de trois grandes pointures du cinéma d'auteur autour de la capitale japonaise fait des étincelles. D'ailleurs les trois segments sont de qualité à peu près équivalente (ce qui est un exploit) et entretiennent entre eux des relations plus étroites qu'il n'y paraît autour de l'exclusion et de la folie, en dépit du style très différent de leurs réalisateurs respectifs.
- Le premier volet "Interior design" signé de Michel GONDRY dépeint le mal-être d'une jeune fille qui ne parvient pas à trouver sa place à Tokyo. Un surprenant virage fantastique lui fait subir une cruelle métamorphose qui résout son problème existentiel et donne son sens au titre. Peut-être le moins (relativement) abouti des trois parce qu'il faut attendre la fin pour qu'il déploie tout son potentiel.
- Le second, signé Leos CARAX, prototype de l'une des séquences les plus célèbres de "Holy Motors" (2012) est intitulé "M. Merde". Une immonde créature surgie des égouts (de l'inconscient) jouée par Denis LAVANT sème le chaos dans la ville la plus policée du monde en multipliant les gestes puis une fois arrêtée, les propos iconoclastes. Le résultat est décoiffant et plus subversif que dans "Holy Motors" qui recherche davantage au travers du même personnage un résultat esthétique ("la belle et la bête") plutôt que politique. On reconnaît en M. Merde un avatar des créatures bestiales fantastiques nocturnes qui hantent le cinéma de Carax (le gorille de Dieu, Nosferatu...)
- Enfin le troisième segment, réalisé par BONG Joon-ho et intitulé "Tokyo shaking" établit un parallèle entre les tremblements de terre et les ébranlements du coeur de son protagoniste principal qui est tellement allergique au changement et au contact humain qu'il est devenu hikikomori c'est à dire reclus volontaire. Ce repli sur soi semblable à l'autisme (le refus du social et même simplement du contact visuel avec autrui, la compulsion de répétition routinière, d'accumulation d'objets, empilés ou alignés avec un perfectionnisme maniaque) est montré au final comme un fléau collectif: lorsque le héros se décide à sortir, il se retrouve dans une ville dont les espaces publics ont été désertés par leurs habitants. Quant à la jeune fille dont il est amoureux, on ne sait pas si elle est de nature humaine ou mécanique. Le résultat est étrangement hypnotique et poétique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.