Comme tous les ans depuis 2021, je regarde la cérémonie d'ouverture du festival de Cannes depuis le cinéma "Le Louxor" qui diffuse ensuite le film d'ouverture. Cette année c'est le dernier long-métrage de Quentin DUPIEUX, le réalisateur qui filme plus vite que son ombre! (trois films en moins de un an). "Le deuxième acte" s'inscrit comme une suite de "Yannick" (2023) et offre une mise en abyme satirique du monde du cinéma. Dans un décor blafard de no man's land dont le lieu central est le restoroute qui donne son titre au film, on assiste à des échanges tournés en plans-séquence entre des personnages qui sont régulièrement interrompus par les commentaires ou les réactions des acteurs qui les incarnent à savoir Louis GARREL, Raphael QUENARD, Lea SEYDOUX et Vincent LINDON. A l'image du brouillard qui envahit l'image, il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de la fiction, ce qui relève du tournage de cette fiction et ce qui relève du réel ce qui est caractéristique du cinéma de Quentin DUPIEUX. Les acteurs n'hésitent pas en effet à s'autoparodier avec des allusions par exemple aux tics de Vincent LINDON. Et quand on pense être sorti de la fiction, c'est pour mieux entrer dans une autre, les acteurs-personnages changeant de rôle comme de chemise. Ce dispositif brechtien joue en effet à fond de l'abattage du quatrième mur, les acteurs ne cessant de faire allusion au public et à l'équipe de tournage que nous ne pouvons pas voir. Il passe à la moulinette les thèmes "à la mode" (allusions à Metoo, à la cancel culture, réalisateur remplacé par une IA qui nous donne l'une des scènes les plus drôles du film), se moque du narcissisme des acteurs (dont on avait un avant-goût dans la bande-annonce "c'est moi la star du film, non c'est moi etc.). Par contraste, il met en avant un simple figurant (Manuel GUILLOT) paralysé par le trac et incapable d'accomplir le geste tout simple qu'il est censé effectuer. Quant aux petites mains du tournage, elles sont représentées par la séquence de fin, les centaines de mètres de rail de travelling qu'il a fallu poser pour filmer les plans-séquence.
Cependant si le film est parfois drôle, je l'ai trouvé également trop souvent creux et prétentieux. A force de proposer le même dispositif (deux personnages marchant côte à côte en discutant) ou le même gag (la tremblotte qui empêche le serveur de remplir les verres), il finit par comporter des redites et des longueurs. Le dernier dialogue, très théorique sonne creux. On peut parfois se dire qu'il y a un soupçon de complaisance et de nombrilisme dans cette démarche, bien moins ciselée et percutante que celle de son précédent film, "Daaaaaali !" (2022). Enfin la façon dont sont abordées toutes les questions relatives aux rapports de domination et aux discriminations qui plombent aujourd'hui l'atmosphère du monde du cinéma est ambigüe. A force de brouiller les pistes, on a l'impression que Quentin DUPIEUX se planque si bien que son film censé être satirique voire provoquant semble avoir surtout été conçu pour ne fâcher personne.
Un excellent cru que ce dernier film de Quentin DUPIEUX à ranger aux côtés des petites perles surréalistes que sont "Realite" (2015) et "Au Poste !" (2018), mes deux films préférés du réalisateur. Du premier, il partage la structure gigogne brouillant les frontières entre rêve et réalité et emboîtant même les rêves les uns dans les autres: c'est un festival de cadres dans le cadre rempli de réjouissantes surprises. Du second, il reprend l'influence de Luis BUNUEL ce qui est une évidence, les deux artistes surréalistes espagnols ayant étroitement collaboré, notamment sur "Un Chien andalou" (1929). Il pleut des chiens morts dans "Daaaaaali!" mais c'est surtout la trame de "Le Charme discret de la bourgeoisie" (1972) que l'on retrouve dans le dernier Quentin DUPIEUX. Dans le film de Luis BUNUEL, des bourgeois qui essayent de se réunir pour dîner sont interrompus par des situations plus absurdes les unes que les autres. Dans "Daaaaaali!", c'est la petite journaliste jouée par Anais DEMOUSTIER qui tente dans toutes les variations possibles et imaginables d'obtenir un entretien du peintre, lequel le fait capoter là encore de façon systématiquement absurde. Enfin, si le titre étire le nom du peintre, c'est à la fois pour souligner son comportement clownesque et parce chaque a du titre correspond à l'un des six acteurs qui l'interprète. La distorsion de l'espace-temps est l'une des caractéristiques du film de Quentin DUPIEUX. On y voit Dali se rencontrer à deux âges différents ou bien entrer dans un tunnel avec un visage et en sortir avec un autre ou bien trouver le repas si interminable qu'il en sort sur une chaise roulante ou encore (l'une des séquences que j'ai préférée), marcher le long d'un couloir d'hôtel sans pour autant se rapprocher de la journaliste incarnée par Anais DEMOUSTIER. Les différentes incarnations du peintre sont inégales et fort heureusement, Quentin DUPIEUX a laissé la part du lion aux deux meilleures, celle de Edouard BAER, impérial et celle de Jonathan COHEN, incroyablement expressif. Je l'avais détesté dans "Une annee difficile (2022)" mais là il m'a complètement bluffé!
Un retour d'expérience était nécessaire pour appréhender la filmographie de cet OVNI qu'est Quentin DUPIEUX dans le paysage cinématographique français. Le documentariste Charles Bosson a donc décidé de rencontrer le réalisateur et son équipe sur le tournage de "Daaaaaali!" (2022) alors que le secret autour de "Yannick" (2023) n'avait pas encore été éventé. Il a également enregistré de nombreux témoignages, notamment dans le décor qui a servi pour "Au Poste !" (2018), à savoir le siège du parti communiste. Une bonne idée, de même que les séquences avec Quentin Dupieux tournées dans une fromagerie ou avec Joan LE BORU, décoratrice et femme du réalisateur dans un bric à brac d'objets. Ces décors réels mettent en avant l'aspect artisanal du travail de Quentin Dupieux, souligné également par Olivier Alfonso, le créateur des effets spéciaux de ses films. Le ton était donné dès l'époque où Quentin Dupieux composait de la musique électronique réalisait des clips et des publicités pour Levi's. Sa marionnette, Flat Eric était à l'origine un simple gant de toilette et on retrouve tout au long de ses films le goût pour l'animation rudimentaire d'objets et de bestioles (du pneu Rubber à la mouche géante de "Mandibules" (2020) en passant par le rat baveur de "Fumer fait tousser") (2021). D'autres aspects de son travail sont évoqués, en particulier la précision des scénarios et des dialogues ainsi que du montage qui s'effectue pendant la fabrication du film. Paradoxalement si le cinéma surréaliste de Dupieux fonctionne c'est parce qu'il est le fruit d'un travail rigoureux. On remarque également qu'à l'image de sa musique faite de boucles sonores, son cinéma se déroule souvent en lieux clos (avec une dramaturgie de pièce de théâtre) ou prend la forme de circonvolutions temporelles. Un aspect resserré que l'on retrouve également dans la courte durée de ses métrages. Leur ton décalé est également rapidement évoqué, notamment par les comédiens récurrents de ses films comme Anais DEMOUSTIER, Blanche GARDIN ou Gregoire LUDIG. Un bon moyen de mieux comprendre l'univers de Quentin Dupieux.
Ceux qui découvrent la dimension sociale de la filmographie de Quentin Dupieux avec "Yannick" n'ont pas bien écouté le dialogue d'un autre de ses films en forme de huis-clos théâtral: "Au Poste". Quand le commissaire donnait une huître à Fugain, celui-ci la mangeait avec sa coquille et se justifiait en disant qu'il n'avait pas l'habitude des aliments rocheux. On se souvient que dans "La Vie d'Adèle", celle-ci issue d'un milieu populaire était introduite dans le monde bourgeois de Emma notamment par un plat d'huîtres qu'elle dégustait elle aussi d'une manière toute personnelle.
Dans "Yannick" le "marqueur culturel" est une pièce de théâtre de boulevard intitulée "Le Cocu" ce qui est en soi un pléonasme. Ce type de pièces s'adressait au XIX° à la bourgeoisie et aujourd'hui cela n'a guère changé à ceci près qu'il n'existe plus de forme de théâtre vraiment populaire contrairement à l'époque du boulevard du Crime reconstitué dans "Les Enfants du Paradis". Or Yannick, gardien de nuit à Melun qui a pris une journée de congé pour se changer les idées et a mis une heure pour venir à pied et en transports en commun n'y trouve pas son compte et compte le faire savoir haut et fort. Comme son intervention suscite de la part des acteurs un mépris condescendant qui tourne à la moquerie ouverte dès qu'il leur tourne le dos, il décide de renverser les rôles (et le rapport de force/de classe) en prenant le théâtre en otage. L'auteur de la pièce et le metteur en scène, celui qui dicte le tempo, c'est désormais lui, s'offrant un moment de gloire avant que l'ordre établi ne reprenne ses droits.
Ce renversement de perspectives établit une subjectivité (mot souvent employé dans le film) à laquelle le spectateur n'est pas habitué: celle du "peuple silencieux" en mode pétage de plombs ce qui a conduit à faire un parallèle entre Yannick et les gilets jaunes. Il faut dire que le rôle a été écrit par Quentin Dupieux pour Raphaël Quenard, star montante au phrasé particulier qui après "Chien de la casse" dégage la même ambiguïté tour à tout charmeur, drôle, émouvant mais aussi inquiétant voire proche de la folie (lui-même dit plusieurs fois que ça peut mal tourner). Ce qui explique le parallèle qui a été établi entre son personnage et Joker, autre triste clown issu des bas-fonds surgissant par effraction dans la lumière un flingue à la main. Face à lui les acteurs qui ont commencé par le prendre de haut réalisent qu'il est en train de commettre le hold-up du siècle et tombent le masque. Un surtout, celui joué par Pio Marmai qui a droit à un tirade d'anthologie et s'approche lui aussi dangereusement des rivages de la folie.
Avec ce film, Quentin Dupieux a réussi à remettre les pendules à l'heure. En effet et contrairement à ses opus précédents, son cinéma a été enfin vu pour ce qu'il était: un abîme de désespérance sous la politesse de son humour.
"Wrong Cops" peut être considéré comme un spin-off de "Wrong", le précédent film de Quentin Dupieux: le cadre est identique, seulement le personnage du flic joué par Mark Burnham qui faisait une courte apparition dans "Wrong" tient ici le premier rôle alors que Dolph, personnage principal de "Wrong" se contente d'un cameo. Mais on y trouve également des allusions à ses films précédents, "Steak" et "Rubber". "Wrong Cops" est un "Affreux, sales et méchants" à la sauce Dupieux, un film à sketches centré sur un groupe de policiers plus débiles et déviants les uns que les autres: drogue, sexe, argent et gloire sont leurs totems respectifs. Si l'afflux de personnages émiette le film qui délaisse quelque peu les expérimentations surréalistes au profit d'un sentier plus balisé, celui de la comédie policière américaine potache (imagerie pop et musique techno en prime), c'est dans "Wrong Cops" que l'on peut le mieux se rendre compte du talent de directeur d'acteurs de Quentin Dupieux que ce soit pour Eric Judor dans le rôle improbable d'un musicien basané et borgne au visage cabossé ou de Marilyn Manson dans un contre-emploi étonnant d'ado renfermé. Leurs prestations méritent le coup d'oeil et certains passages sont vraiment très drôles même si "Wrong Cops" n'est ni le plus maîtrisé, ni le plus original, ni le plus brillant des films de Quentin Dupieux.
Un employé archétypal de la classe moyenne aux journées réglées comme du papier à musique se réveille dans son pavillon de banlieue comme il en existe partout aux USA. Pourtant quelque chose ne tourne pas rond dans ce paysage conformiste au possible. Déjà l'horloge située près de son lit passe de "7h59" à "7h60" au lieu de "8h00". Ensuite le chien de Dolph Springer (Jack Plotnick) semble s'être mystérieusement volatilisé. Le grand palmier de son jardin s'est transformé en sapin. Enfin le pauvre homme qui a été licencié trois mois auparavant continue de se rendre comme si de rien n'était à son bureau, dans une agence noyée sous les trombes d'eau. Mais la perte de son chien contrairement à celle de son emploi menace de lui faire perdre la tête.
Bien que "Wrong" soit considéré comme un film lynchien en raison de la contamination du quotidien le plus banal et le plus conformiste par l'étrangeté, c'est aussi un film bunuélien où l'ombre de la folie guette Dolph mais aussi son entourage, constitué d'hommes qui pourraient être ses doubles. Le summum de la confusion est atteint avec son jardinier français (joué par Eric Judor dont l'évolution du jeu est impressionnante) qui pour avoir voulu profiter d'une nymphomane attirée par la voix de son maître au téléphone se retrouve dans une situation cauchemardesque, quand il n'est pas "possédé" (comme d'autres personnages) par une autre voix, celle du gourou ami des bêtes responsable de l'enlèvement du chien de Dolph. A plusieurs reprises, ces hommes se retrouvent coincés dans un film qui n'est pas le leur, sans prise sur des événements qui leur échappent, en proie à de terribles angoisses ce qui préfigure "Réalité".
"Steak" est fondé sur un malentendu devenu célèbre. Les spectateurs croyaient voir le nouveau film de Eric & Ramzy et se sont retrouvés devant le premier vrai long-métrage de Quentin Dupieux (Nonfilm est considéré comme un court-métrage même s'il en existe une version longue). Autrement dit, un film vendu et distribué comme une grosse comédie populaire telle que la France en produit au kilomètre s'est avéré être un film d'auteur expérimental qui plus est dans un registre d'humour nonsensique devenu élitiste alors que jusqu'aux années 80, il existait encore dans la culture populaire. C'était donc le rejet et l'échec assuré. 16 ans et une dizaine de films plus tard, la compréhension de l'univers de Quentin Dupieux aidant (même s'il reste un réalisateur clivant), "Steak" a été réhabilité par les critiques qui l'avaient assassiné à l'époque de sa sortie et est en passe de devenir un film culte.
S'il n'y a pas de steak dans "Steak", la viande (humaine de préférence) est un sujet récurrent du cinéma de Quentin Dupieux. Or le film traite de conformisme par la chirurgie esthétique et quand il n'est pas possible de passer sous le bistouri, on voit un remodelage de façade et un tatouage effectué à l'aide d'agrafes implantées directement dans la chair. Les clones de la bande à "Chivers" (en référence au film de Cronenberg "Shivers", réalisateur qui a énormément influencé les premiers Dupieux) ont tous la tête et la dégaine de Michaël Jackson dans "Thriller" (logique, il y est aussi question de métamorphose et de "shivers") mais ne boivent que du lait ce qui fait ressurgir dans la mémoire cinéphile aux côtés des zombies et loups-garous les droogies de "Orange mécanique". Face à ce phénomène, Eric & Ramzy (alias Blaise et Georges) ont des comportements opposés. Ramzy est un loser qui cherche désespérément à intégrer la bande en se débarrassant de son encombrant ami et en faisant du zèle pour adopter les codes Chivers mais il n'y parvient pas et se fait rejeter. L'introduction du film le montrait déjà comme le souffre-douleur désigné des autres au sein d'un campus estampillé USA mais tourné au Canada (un petit clin d'oeil supplémentaire à Cronenberg). Et ce n'est pas le seul décalage puisque les étudiants ont tous 10-15 ans de trop. Mais les références appartiennent bien aux teen (horror) movies ou aux school shooting movies tels que "Massacre à la tronçonneuse" ou "Elephant". Et à propos de gros mammifère terrestre, il y a aussi du "Rhinocéros" dans "Steak" puisqu'il s'agit de perdre son identité propre pour adopter celle qui permet de se fondre dans le collectif. Blaise lui au contraire n'a aucune difficulté à intégrer la bande alors qu'il ne l'a même pas cherché, son seul désir étant de rester avec son ami. Mais de façon assez machiavélique, ils ne pourront jamais être ensemble, quand l'un est inclus, l'autre est exclu. Rien de tel que de dissocier un duo d'inséparables pour faire réfléchir et faire une satire du rêve américain: obsession du paraître, conformisme outrancier, culte des armes, puritanisme (l'interdiction des substances autres que le lait).
"Rubber" est un film inclassable qui raconte l'odyssée d'un objet, en l'occurence un pneu prénommé Robert qui par la grâce du cinéma prend vie dans une décharge au milieu du désert quelque part dans l'ouest américain. Tel un nouveau-né, on le voit se dresser, tomber, avancer en vacillant, tomber à nouveau, se relever et finir par partir explorer le monde en roulant sur lui-même. Puis on découvre qu'il s'agit d'un objet "pulsionnel" qui détruit instinctivement tous les obstacles qu'il rencontre sur sa route. Preuve qu'il s'agit d'un film construit, réfléchi, ces obstacles montent en puissance comme dans "L'homme aux cercles bleus" de Fred Vargas. D'abord des objets ou bestioles qu'il peut écraser, puis des objets durs qu'il peut pulvériser à distance par télépathie, puis des animaux et enfin des humains dont il fait exploser la tête selon le même procédé (une référence à "Scanners" de Cronenberg). Gare à ceux qu'il croise sur sa route et particulièrement ceux qui le malmènent, l'objet est particulièrement susceptible. On découvre aussi avec la superbe Sheila (Roxane Mesquida) qu'il a une libido, avec la scène du miroir, qu'il a des souvenirs et avec celle du crématoire à pneus qu'il a soif de vengeance. Ce n'est pas le moindre exploit d'arriver à nous faire croire que cette chambre à air a une "âme", même si l'animation est l'ADN du cinéma, et se marie bien avec le nonsense, le thriller et l'épouvante. Ainsi "Rubber" m'a fait penser (comme "Fumer fait tousser") à "Téléchat" de Roland Topor qui bien qu'étant une émission pour enfant distillait un léger malaise avec ses animaux et ses objets parlants et névrosés mais aussi à "Christine", la voiture serial-killer de John Carpenter. Mais le film de Quentin Dupieux se caractérise par son aspect dépouillé qui en fait un road-movie existentiel proche du "Duel" de Steven Spielberg (où le camion semblait agir de façon autonome) ainsi que que par sa réflexivité. En effet le film a un caractère méta affirmé dès les premières images avec le lieutenant Chad (Stephen Spinella) expliquant face caméra que le cinéma comme l'existence est fondé sur l'absurde avant qu'un jeu ne s'instaure entre un aéropage de spectateurs largués dans le désert et ce flic qui est à fois de leur côté et dans le film qu'ils regardent (hormis l'introduction au "no reason" devenue culte, pas l'aspect de "Rubber" le plus mémorable toutefois, il a tendance à alourdir le propos).
Etait-ce un rêve ou était-ce la réalité? Cette phrase en introduction de la série d'animation japonaise "Vision d'Escaflowne", je l'avais en tête en regardant "Réalité" qui abolit les barrières entre les dimensions du réel, du rêve et de la fiction avec ce mélange unique de ludisme et d'angoisse existentielle qui caractérise le cinéma de Quentin Dupieux. Véritable petit labyrinthe en forme de boucle temporelle, le film à multiples facettes associe voire connecte par le biais du montage et de la mise en abyme des personnages, des intrigues, des lieux et des temporalités incompatibles. Et il en tire un résultat vertigineux et étonnamment rigoureux où il n'hésite pas à appuyer à fond sur la pédale méta. Par exemple, il suit une petite fille américaine (en référence au fait que Quentin Dupieux tourne alors aux USA) qui a récupéré une cassette VHS trouvée par son père dans les entrailles d'un sanglier qu'il a tué en forêt ("vidéo-viande", non je plaisante!). La gamine va passer l'essentiel du film à tenter de visionner la cassette mais lorsqu'elle y arrive, le cadre choisi ne nous permet pas de voir son contenu mais montre au contraire la fillette en train de regarder l'écran de sa TV, scène projetée dans une salle de cinéma devant le producteur, M. Marshall (Jonathan Lambert) et un certain Zog, réalisateur du film dans lequel se trouve "en réalité" la fillette (prénommée "Reality" cela va de soi) ce qui renvoie en miroir le fait que nous en faisons de même derrière notre écran. Ce que Reality regarde a donc également une fonction de miroir, "un homme coincé dans son propre cauchemar" (alias Jason, le caméraman joué par Alain Chabat) et elle croise aussi le rêve de son proviseur lequel est psychanalysé par l'épouse de Jason (Elodie Bouchez) qui parle en anglais (sous-titré) avec le proviseur et le plan d'après en français avec Jason. Cela explique sans doute la raison pour laquelle elle s'appelle Alice! Jason de son côté découvre que le film qu'il a en tête ("Waves") a déjà été tourné et est projeté aux côtés d'un certain "Rubber 2" (sympa l'autoréférence!), avant de découvrir qu'il s'est dédoublé. Quant à l'émission de TV pour laquelle il travaille, elle est présentée par un hypocondriaque dont l'eczéma est dans la tête et qui croit que Jason et lui sont la même personne. L'asile de fous guette mais cette petite pépite bilingue surréaliste référencée (la recherche du meilleur gémissement pour le film de Jason fait penser par exemple à "Blow out" de De Palma, les images extraites de viscères renvoient à Cronenberg, la cassette mystérieuse aux films d'horreur japonais du type "Ring" etc.) et rythmée par la musique de Philippe Glass est aussi une jolie leçon de cinéma comme sait les façonner un Michel Hazanavicius qui apparaît dans le film de Quentin Dupieux pour une scène clin d'oeil de remise de prix qui tourne mal car une fois de plus cela se passe dans la tête d'un homme "coincé dans son propre cauchemar". Brillant!
Ayant découvert le cinéma de Quentin DUPIEUX trop tard pour voir "Incroyable mais vrai" en salle, j'attendais de pied ferme son passage sur Canal + et j'ai été complètement bluffée. En dépit de sa courte durée, il s'agit de l'un de ses meilleurs films, beaucoup plus rigoureux dans sa construction que "Fumer fait tousser" (2021) et qui tient davantage du conte philosophique que de la comédie loufoque. Si le film repose sur deux postulats fantastiques dont l'un est propice à déclencher l'hilarité (je me suis d'ailleurs demandé combien il avait fallu de prises pour que les acteurs réussissent à garder leur sérieux devant l'énormité de certaines répliques), l'arrière-plan comme dans la plupart des films du réalisateur est vertigineux de désespérance. Les deux couples du film, Alain et Marie (Léa DRUCKER et Alain CHABAT), Jeanne et Gérard (Anaïs DEMOUSTIER et Benoît MAGIMEL) se sont unis autour d'un secret qui s'avère être en réalité une sorte de pacte avec le diable: plus on avance dans le film et plus ce secret libère sa toxicité, révélant que ces unions ne reposent finalement que sur un vide abyssal. D'ailleurs Marie et Gérard sur qui reposent les postulats fantastiques finissent par devenir des monstres, leurs complexes, leurs frustrations mais aussi leurs égocentrismes se muant en névroses obsessionnelles qui non seulement les coupe du monde mais se répercute sur leurs anatomies respectives jusqu'à l'autodestruction complète. Si la question du temps est centrale dans le film, pas seulement dans son intrigue mais aussi dans sa forme avec un montage accéléré sur la fin nous montrant les conséquences désastreuses des choix des protagonistes sur le long terme, celle de l'espace l'est tout autant. Lorsque Marie ressort du conduit par le haut alors qu'elle y est entré par le bas (symbolisant son parcours contre-nature), elle se retrouve face à son propre reflet, séduisant en surface, pourri à l'intérieur. Lorsque Gérard change de partenaire sexuelle, les choisissant de plus en plus exotiques, il se retrouve immuablement à son point de départ jusqu'à l'explosion finale. Bref, c'est l'impasse existentielle et ça ne peut que mal finir. J'ajoute que la métaphore du pourrissement pour symboliser le temps qui passe et le vieillissement m'a fait penser à "La Rose et la flèche" (1976). Même si les fourmis qui s'échappent de la main sont une évidente référence au cinéaste fétiche de Quentin DUPIEUX, Luis BUÑUEL et au peintre Salvador DALÍ à qui Dupieux a récemment consacré un film qui va bientôt sortir en salles.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.