"Taxi Téhéran" est un formidable témoignage du paradoxe dans lequel est plongé le cinéma iranien. D'un côté il existe dans ce pays une tradition d'éducation à l'image particulièrement poussée qui a fait éclore de grands cinéastes régulièrement primés dans les festivals. De l'autre, l'oppression du régime islamique sur le cinéma est très forte, imposant à l'ensemble du processus de création un code moral extrêmement contraignant et faisant peser sur les cinéastes comme sur le reste de la société une lourde chape de répression.
L'oppression subie par la société iranienne est plus que palpable dans "Taxi Téhéran". Il s'agit en effet d'un film réalisé clandestinement par un cinéaste, Jafar PANAHI qui depuis 2010 n'a plus le droit de réaliser des films, de donner des interviews et de quitter son pays. Face à ce verdict intolérable, Jafar PANAHI a choisi de résister pour ne pas se laisser détruire. Dans "Taxi Téhéran", il s'improvise chauffeur de taxi collectif afin de tromper les autorités mais aussi parce que l'habitacle du véhicule, intermédiaire entre public et privé est un espace de contact et de discussion idéal où la liberté est préservée. L'oppression du régime est évoquée également à la fin du film quand l'avocate Nasrin Sotoudeh spécialiste des droits de l'homme elle aussi interdite d'exercice de son métier monte à bord du véhicule pour donner des nouvelles de l'héroïne d'un ancien film de Jafar PANAHI, "Hors jeu" (2006) qui s'intéressait aux femmes qui bravent l'interdiction de se rendre dans un stade.
Car même s'il se nourrit d'une importante matière documentaire, "Taxi Téhéran" n'en est pas un. Plus exactement, il joue beaucoup sur la frontière ténue entre fiction et réalité. Ainsi on apprend assez vite que les clients du taxi sont en fait des acteurs non professionnels (dont l'anonymat a été préservé pour des raisons de sécurité). L'un d'entre eux démasque en effet le cinéaste et dévoile aussi le dispositif fictionnel du film. Cette volonté de transparence vis à vis du spectateur appuie le discours du film qui oppose les visées moralisatrices du régime à la responsabilité individuelle de juger du bien et du mal à travers le processus de création filmique. L'Etat définit des normes moralisatrices pour l'ensemble de la société qui s'appliquent également aux films "diffusables". Jafar PANAHI effectue une remarquable mise en abyme. Sa nièce munie de sa propre petite caméra doit réaliser un film selon ces normes. Elle se retrouve face à un petit voleur qu'elle essaye de moraliser pour fabriquer un héros positif recevable par les autorités islamiques. Bien entendu il refuse de rendre ce qu'il a pris et évoque pour sa défense les injustices sociales qui brouillent les frontières entre le bien et le mal. Il ne peut le faire que parce qu'il est filmé par Jafar PANAHI qui montre une réalité sociale là où sa nièce doit fabriquer de toutes pièces la fiction que veulent les autorités.
"Les Choristes" est un film populaire à la mise en scène sans prétention mais il a une qualité précieuse qui va avec son titre: il sonne juste. Les huit millions de spectateurs qui sont allés le voir au cinéma ont capté que le film ne parlait pas tant des années 40 (époque où se situe la principale intrigue du film) que de nos jours.
On y voit s'affronter deux conceptions opposées de l'éducation portées par deux personnages qui ont raté leur vie: Rachin le directeur du pensionnat (François BERLÉAND) et Clément Mathieu le surveillant (Gérard JUGNOT). Le premier est un aigri faisant montre d'un autoritarisme excessif, arbitraire et stérile. Il se décharge en effet de ses frustrations sur les enfants dont il a la charge. On remarque également qu'il s'agit d'une personne malhonnête qui s'attribue les mérites des autres pour grapiller des miettes de reconnaissance sociale. Le second est un "petit gris", un homme à l'apparence insignifiante mais qui comme beaucoup de gens qui ne payent pas de mine cache un trésor qu'il cultive en secret. C'est ce qui lui permet de rester humain dans le monde de brutes où il est envoyé, le bien nommé pensionnat du "Fond de l'Etang" où végètent des enfants considérés comme des rebus de la société. Aucun d'entre eux n'est montré comme irrécupérable en soi. En revanche les abus dont ils sont victimes (injustices, coups, attouchements sexuels) sont clairement dénoncés. La décision de Mathieu de leur faire partager sa passion de la musique en créant une chorale produit de la beauté et change l'image que ces enfants se font d'eux-mêmes. D'ailleurs l'une des images les plus célèbres du film montre en ombre chinoise Mathieu en train de corriger leur posture pour les inciter à redresser la tête. La musique de Bruno COULAIS et la voix angélique de Jean-Baptiste MAUNIER dans le rôle de Pierre Morhange ont fait beaucoup pour la réussite du film. Ils masquent tout de même le fait que son dénouement est doux-amer et non d'un utopisme béat: Clément Mathieu, trop anticonformiste est rejeté par l'institution et la mère de Pierre Morhange, Violette (Marie BUNEL) dont le statut de mère célibataire est stigmatisé au point qu'elle ne parvient pas à refaire sa vie.
On ne compte plus les adaptations de "Rémi sans famille" le roman le plus célèbre de Hector Malot que ce soit au cinéma, à la télévision ou encore en bande dessinée. La dernière en date qui sortira en décembre 2018 pour les fêtes de noël est pour moi une déception. Certes il y a de jolies images et Daniel AUTEUIL (qui comme on peut s'en douter se taille la part du lion) est excellent dans le rôle de Vitalis mais les maladresses scénaristiques plombent le film qui manque cruellement de rythme. De manière assez étrange, tantôt il reproduit quasiment à la virgule près les pages du roman et s'étire trop en longueur (les premières séquences chez les Barberin, l'achat des vêtements de saltimbanque de Rémi, son apprentissage de la lecture, l'arrestation de Vitalis, la mort de Joli-Coeur), tantôt au contraire il s'en éloigne au point de devenir invraisemblable. La palme du ridicule est atteinte quand Vitalis et Capi débarquent chez les Driscoll au moment où ils s'apprêtent à tuer Rémi (histoire d'accélérer le rythme mollasson, ils ne prennent plus le temps d'en faire un voleur et vont droit au but). Le premier (censé être mourant) terrasse le père, le second (pas vraiment du genre pitbull pour ceux qui connaissent le roman) neutralise le fils. Mais le pire est l'ajout de passages larmoyants dont le roman d'Hector Malot n'avait vraiment pas besoin, tels que le background chargé de Vitalis ou un Rémi âgé qui dirige un orphelinat. Ce Rémi âgé fait étrangement penser d'ailleurs à Pierre Morhange, le héros du film "Les Choristes" (2004). D'une part parce qu'il est joué par Jacques PERRIN et de l'autre parce que le scénario redistribue les cartes entre les personnages. Vitalis qui dans le livre est un ancien chanteur d'opéra devient violoniste, Matthia qui est violoniste est supprimé du scénario et c'est Rémi qui devient un grand chanteur d'opéra. D'autre part le réalisateur Antoine BLOSSIER avoue s'être inspiré de la série animée japonaise de 1980 "Rémi sans famille" qui elle aussi faisait pleurer dans les chaumières. Seulement il n'a pas le lyrisme tragique du génial réalisateur Osamu DEZAKI dont la mise en scène expressionniste a marqué les esprits si bien que les grosses ficelles ont beaucoup de mal à passer.
Si le personnage principal de "Tokyo Eyes" se prénomme K, c'est parce qu'il arpente une ville labyrinthique où l'occidental perd tous ses repères. Car son surnom "Le Bigleux" tout comme le titre du film fait référence au regard.
Regard d'un français, Jean-Pierre LIMOSIN sur la capitale nippone d'abord, forcément infidèle à la réalité mais qui reflète son propre désir et sa propre image du pays. L'aspect documentaire de son film fascine en captant un certain air du temps, notamment les passe-temps de la jeunesse tokyoïte au milieu d'une technologie made in 1997 omniprésente (jeux vidéos, ordinateurs, cabines téléphoniques, camescopes, photomatons). La caméra en liberté, façon Nouvelle Vague prend également le temps de flâner le long des rues du bas-quartier de Shimo-Kitazawa situé entre les deux plus importants centres névralgiques de Tokyo, Shinjuku et Shibuya. Et surtout, l'air de rien, Limosin montre des maux que le pays cache: la misère avec le plan d'un SDF dans une ruelle masquée par un poteau, le racisme avec le chauffeur de bus qui houspille une famille iranienne, la brutalité machiste avec un homme qui quitte brutalement sa petite amie en pleine rue.
Regard sur les personnages ensuite qui est appelé à évoluer au cours du film, les apparences s'avérant trompeuses. Dans la scène d'introduction, "Le Bigleux" (Shinji TAKEDA) nous est présenté comme un serial killer. On apprend cependant assez vite que son surnom est dû au fait qu'il rate systématiquement sa cible. Il apparaît alors comme un jeune homme étrange, limite déséquilibré. Mais Hinano (Hinano YOSHIKAWA), séduite par l'image de son portrait-robot décide de mener sa propre enquête pour le découvrir avec son propre regard. Comme on pouvait s'y attendre, K est un geek et un otaku pour qui la frontière entre le réel et le virtuel est tellement poreuse qu'il n'a pas conscience de jouer un jeu dangereux. C'est aussi un jeune homme révolté par le comportement machiste et xénophobe des hommes japonais et qui fait justice à sa manière. Jusqu'à ce que le yakuza raté à qui il vend son arme (joué par Takeshi KITANO que Jean-Pierre LIMOSIN admire et qui fait partie de ces cinéastes invités à jouer dans le film d'un autre: Jean-Pierre MELVILLE dans "À bout de souffle (1959)", Fritz LANG dans "Le Mépris (1963)", François TRUFFAUT dans "Rencontres du troisième type (1977)" etc.) ne le blesse involontairement. De même, la relation entre Hinano et Roy (Tetta SUGIMOTO), le lieutenant de police chez qui elle vit n'est pas immédiatement clarifiée. Car Hinano, femme-enfant qui minaude beaucoup dégage un érotisme chaste paradoxal, très semblable à celui de Lola (1960), l'héroïne du premier film de Jacques DEMY. Ce n'est d'ailleurs certainement pas un hasard si notre couple de tourtereaux fredonne la chanson de Serge GAINSBOURG "Pauvre Lola" en français dans le texte.
"Tokyo Eyes" est donc un film qui sous ses dehors modestes dégage un charme fou et durable.
J'ai passé un très agréable moment avec ce film de Frank CAPRA réputé mineur dans sa filmographie. C'est frais, léger, drôle, pétillant et la leçon de vie passe sans lourdeur. Le thème des courses de chevaux ne m'attire guère mais ce n'est finalement pas là qu'est l'essentiel. Comme dans "Vous ne l emporterez pas avec vous" (1938) réalisé quatre ans plus tard, Frank CAPRA interroge le sens de la vie dans une société pour qui l'argent est la valeur suprême. Soit un magnat, Higgins (Walter CONNOLLY) qui à force d'accumuler du capital a racheté une ville entière qui s'appelle bien entendu Higginsville. Il a quatre filles et trois gendres qu'il a mis en coupe réglée. Sa fille aînée Margaret (Helen VINSON) est mariée à Dan Brooks (Warner BAXTER), un passionné de courses hippiques qui préfère faire courir son pur-sang Broadway Bill que de s'occuper des affaires familiales. Lorsque Higgins enjoint à Brooks de se débarrasser de son cheval, celui-ci refuse et claque la porte, perdant sa position et son épouse au passage pour une hasardeuse vie de bohème. Mais une femme peut en cacher une autre: la seule fille célibataire d'Higgins, Alice (Myrna LOY) au caractère indépendant applaudit des deux mains son choix et décide de l'aider à gagner sa liberté. Mais le couple de déclassés se retrouve confronté à un milieu qui n'est pas tendre avec les sans-le-sou et les sans-grades: les galères s'accumulent et la course qui pourrait changer le destin de Dan Brooks est de plus en plus compromise.
C'était sans compter sur la chance et le destin. A l'aide d'une mécanique habile (et remarquablement mise en scène) fondée sur de fausses rumeurs et les manipulations de parieurs concurrents, Broadway Bill se retrouve projeté de lanterne rouge à outsider puis d'outsider à favori. La course elle-même est une métaphore de l'Amérique: Broadway Bill représente le self made man, les deux autres représentent la pègre et les nouveaux riches. Cependant le dénouement, inattendu est assez amer et vient contredire l'image d'indécrottable optimiste du cinéaste. Lequel peut être sans risque identifié à Dan Brooks, le milieu hippique étant un substitut de l'industrie du cinéma. Frank CAPRA affirme ainsi sa volonté d'indépendance face aux Higgins-producteurs tout-puissants. Il veut être reconnu comme un auteur, avoir le contrôle de ses films et montre qu'il est prêt à en payer le prix.
Le formidable papy conteur du film joué par le non moins formidable Peter FALK est un peu le double de Rob REINER. Il s'adresse à nous spectateurs qui sommes dans la position de l'enfant malade: blasés, sceptiques mais (secrètement) en attente. En attente de quoi? Du récit capable de réenchanter un quotidien morose. Dans les années 80 déjà les petits garçons se détournent des livres jugés ringards pour les jeux vidéos (ironiquement, 31 ans après, le film n'a pas vieilli mais on ne peut pas en dire autant du jeu). Avec son air débonnaire et son œil qui frise papy Falk et derrière lui Rob REINER ont l'air de nous dire "Vous ne croyez plus aux contes de fées ni à la magie du cinéma? Chiche que je peux vous scotcher en un clin d'œil et vous allez même en redemander!"
"Princess Bride" contrairement à ses imitateurs qui se la racontent est un acte de foi envers le pouvoir de la narration (qu'elle soit littéraire ou cinématographique), de l'imaginaire et de la transmission. S'il s'amuse avec les conventions et références du conte de fées et du cinéma de genre (un soupçon d'héroïc-fantasy par-ci, une pincée d'aventures par là, une cuillère de thriller avec une parodie hilarante des dents de la mer et une grosse louche de cape et d'épée avec le personnage du vengeur masqué mi Errol Flynn-mi Douglas Fairbanks joué par Cary ELWES) jamais Reiner ne tombe dans le cynisme ou le second degré poseur destiné à "faire intelligent". Son dispositif de mise à distance est ludique avant tout, mis en scène et joué de façon jubilatoire (y compris par cette pauvre Robin WRIGHT dont le non-jeu rend Bouton d'or encore plus cruche qu'elle ne devait être sur le papier) et parsemé de répliques qui ont fait date. D'où le plaisir intact que le film procure et qui l'a élevé avec les années au statut de film culte que l'on transmet de génération en génération et que l'on étudie en classe.
En France où règne parmi les élites intellectuelles un certain cynisme bon teint, les fables humanistes premier degré de Frank CAPRA font tache. Soit elles avouent benoîtement ne pas comprendre pourquoi il est considéré comme un génie (Les Inrockuptibles), soit elles s'excusent de s'y laisser prendre (A Voir-A Lire).
"Vous ne l'emporterez pas avec vous" est une comédie philosophique euphorisante et aujourd'hui plus pertinente que jamais. Elle invite à s'interroger sur le sens de l'existence et à remettre en question les fausses valeurs sur lesquelles les sociétés modernes sont bâties. Cela va bien au-delà du rejet du capitalisme. Ce sont toutes les idéologies en "isme" qui en prennent pour leur grade, le film étant inséparable de son contexte, celui de la crise économique des années 30 et de la montée des totalitarismes. Frank CAPRA rejette aussi l'idée de révolution et tout ce qui s'apparente à une récupération politique. Il invite également à se libérer de la tyrannie sociale c'est à dire du jugement des autres pour cultiver son jardin selon ses propres envies, sans aucune fin utilitariste. C'est cela qui aujourd'hui me paraît le plus transgressif dans son film. Les idéologies ne font plus recette mais les valeurs du capitalisme sont toujours d'actualité. La réussite sociale est le seul critère considéré comme ayant une valeur (pour une union matrimoniale par exemple mais aussi dans le choix de ses études ou de ses relations). Elle passe par les signes extérieurs de richesse et de prestige. Quant aux activités artistiques, elles sont envisagées sous l'angle de la performance et dans un esprit de compétition féroce. Les émissions de télévision en font d'ailleurs un divertissement très prisé. Que ce soit autour de la danse, du chant ou de la cuisine, le jeu est le même : le mien est mieux que le tien. La perversité de nos sociétés est telle qu'elles nous enjoignent en même temps à être nous-mêmes, à nous développer personnellement, à nous exprimer et à être heureux. Mission impossible.
Pas de telle double contrainte chez Frank CAPRA. Son discours est clair. Il montre que la recherche du profit et de la réussite sociale est incompatible avec le bonheur. Le jour où le grand-père Vanderhof (Lionel BARRYMORE) le comprend il tourne le dos à la société pour faire ce qui lui plaît vraiment sans se soucier du regard des autres. Et il entraîne derrière lui sa famille et d'autres personnes lasses de n'être que des rouages d'un système absurde (c'est le sens du titre qui va bien au-delà du cliché selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur). Ils forment une communauté de hippies avant la lettre pour reprendre L'expression de Frank CAPRA fondée sur un hédonisme enfantin iconoclaste. Le fait de voir ces adultes plein de fantaisie passer leur temps à s'amuser est une vraie provocation. Je me souviens qu'à la première vision j'avais été agacée par le personnage d'Essie (Ann MILLER) qui se déplace en dansant de façon ridicule, avant de comprendre que c'était fait exprès : "je suis nulle mais ça me plaît et si ça vous dérange et bien je vous emmerde" (l'image du Frank CAPRA gentillet en prend un coup!), Dans le même ordre d'idées leur franchise fait des étincelles (au sens figuré mais aussi au sens propre). Il faut voir l'air ahuri et amusé de James STEWART (le fils Kirby) quand Vanderhof demande à quoi servent les impôts ou le changement d'expression du visage de Kirby senior (Edward ARNOLD) quand Penny (Spring BYINGTON), la mère d'Alice (Jean ARTHUR) dit à Mrs Kirby (Mary FORBES) que les sciences occultes sont de la charlatanerie.
Œuvre de jeunesse de Frank CAPRA réalisée un an avant le triomphe de "New York - Miami (1934)", "Lady for a day" est aussi sa première fable humaniste. Le conte de fées est 100% téléphoné et 100% invraisemblable : en gros tous les groupes sociaux de la ville (à l'exception notable des classes laborieuses) communient autour d'une vieille femme semi-clocharde qui se fait passer pour une aristocrate afin que sa fille élevée loin d'elle puisse épouser un prince. Apple Annie est un personnage christique comme dans toutes les fables de Frank CAPRA. Elle a le don de susciter l'altruisme chez tous ceux qui d'ordinaire en ont le moins. En effet contrairement aux autres films du cinéaste, les gangsters, les escrocs, les policiers et les politiques se transforment miraculeusement en bonnes fées. Cet élan de solidarité gratuit est filmé de manière revigorante si bien qu'on avale la grosse ficelle sans trop de problème. De plus Frank CAPRA montre un vrai talent dans sa manière de croquer toute une galerie de seconds rôles aussi typés qu'attachants. Et sa fable s'inscrit dans un contexte dramatique montré avec réalisme: celui de la grande Dépression. Là est l'ADN de ce cinéaste: embellir, enchanter pour mieux souligner le contraste avec une réalité souvent âpre.
S'il n'y avait les acteurs, tous très bons, cette relecture superficielle de "Cendrillon" tomberait dans l'oubli sitôt vue tant ses défauts sont criants. Un scénario mal fagoté qui sombre rapidement dans l'invraisemblable et la facilité, des personnages caricaturaux et une accumulation de clichés, le tout saupoudré d'un vernis snobinard qui rend l'ensemble encore plus ridicule. On dirait par moment du Woody Allen mal digéré. Anne (Toni COLLETTE) est une bourgeoise américaine parvenue forcément coincée et frustrée, sa bonne Maria (Rossy DE PALMA) est une espagnole forcément "caliente", les personnages masculins s'avérant quant à eux parfaitement inexistants.
Si l'on creuse un peu sous le vernis de comédie et de satire sociale, le fond de l'affaire est carrément sordide. Maria sert de monnaie d'échange dans une négociation visant à convaincre David, un marchand d'art américain (Michael SMILEY) d'acheter à Anne et son mari Bob (Harvey KEITEL) une toile du Caravage dont l'authenticité n'est pas absolument vérifiée. Maria est également le support des fantasmes de ce marchand imbu de lui-même (il la prend pour une aristocrate), de la maîtresse de maison (qui se déguise en soubrette pour exciter son mari tenté par l'adultère puis cherche à le tromper) et du beau-fils (Tom HUGHES) qui écrit une histoire sur elle. Une fois la transaction effectuée, il n'y a plus qu'à sacrifier la bonne avec l'assentiment général. La scène de fin où Maria quitte ses maîtres avec une Rossy de Palma magnifiée par la caméra laisse perplexe: s'agit-il de filmer une martyre ou la libération d'une femme exploitée et humiliée tout au long du film? Vu que le scénario ne creuse pas la question (ni celle-là, ni aucune autre d'ailleurs, il s'agit seulement de se divertir), on en restera aux suppositions.
Grand film sur la manipulation des masses, "L'Homme de la rue" devrait être étudié dans toutes les écoles tant il est éclairant sur la fragilité de nos sociétés démocratiques contemporaines. Les ingrédients qui ont fait basculer une partie du monde dans le totalitarisme et la seconde guerre mondiale (époque de la réalisation du film) sont en effet plus que jamais d'actualité: rôle clé des médias, du spectacle et de la communication (et toutes ses dérives, du sensationnalisme aux fake news), politique politicienne, corruption, populisme, extrémisme sur fond de crise économique, sociale et morale.
Contrairement à la plupart de ses autres films, Capra ne fait ici aucun compromis. Il n'y a pas de chevalier blanc à se mettre sous la dent même si l'humanisme profond du réalisateur nourri de valeurs chrétiennes tempère ce pessimisme radical. Le fait que John Willoughby (Gary COOPER) "l'interprète" et Ann Mitchell (Barbara STANWYCK) le "cerveau" finissent par croire à la créature qu'ils ont créé de toutes pièces (le fameux John Doe, porte-parole de la colère et des espérances du peuple) ne change rien au fait qu'il s'agit d'un coup monté qu'ils cautionnent et alimentent. Ils manipulent la foule et se font manipuler eux-mêmes par les journalistes et les politiciens qui espèrent en retirer un bénéfice personnel. On ne perd jamais le vue les avantages matériels qu'ils en retirent ce qui porte un sacré coup à leur sincérité vis à vis des idéaux qu'ils sont censés défendre et dans lesquels ils finissent d'ailleurs par se perdre (Willoughby finit par être dévoré par son personnage alors que son pygmalion tombe amoureuse sa créature dans une configuration pas si éloignée du "Vertigo (1958)" de Alfred HITCHCOCK).
Le dispositif que Capra met en place oblige le spectateur à faire preuve d'esprit critique. Si le discours prononcé par John Willoughby à la radio est avalé tel quel par la foule crédule, il n'en va pas de même du spectateur. D'abord parce que nous savons que Willoughby joue un rôle (Capra fait également de son film une réflexion sur le pouvoir du cinéma à créer l'illusion et à manipuler les foules). Ensuite parce qu'il nous dévoile les coulisses de l'opération en nous offrant d'autres points de vue. A un extrême, celui du politicien D.B Norton (Edward ARNOLD) propriétaire du journal où travaille Ann Mitchell et financeur des comités John Doe qui se frotte les mains en songeant à la façon dont il va pouvoir utiliser ce mouvement d'opinion pour se hisser au pouvoir. Et à l'autre l'extrême, celui de l'ami de Willoughby, le Colonel (Walter BRENNAN), un marginal libertaire en rupture avec les valeurs de la société américaine auteur d'une tirade sur l'aliénation par la consommation d'une incroyable justesse. Par conséquent il voit clair dans le jeu de chacun dès le départ et ne souhaite qu'une chose: fuir, tant qu'il est encore temps.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.