Je ne compte plus combien de fois j'ai vu "Pour le pire et pour le meilleur", et toujours avec le même plaisir jubilatoire. L'intrigue peut sembler pourtant convenue ("l'habit ne fait pas le moine", "tout les sépare mais l'amour les réunit"), les personnages stéréotypés, bref sur le papier, on peut craindre le pire et pourtant c'est le meilleur qui sort du chapeau. Ca tient à quoi en fait? A des dialogues percutants, souvent acides et teintés d'humour noir, à des personnages fort bien écrits et surtout remarquablement interprétés, à l'énergie qui circule entre eux et qui galvanise le spectateur, au fait qu'on croit à l'alchimie qui se crée entre eux et qui les rapproche. Bref on se retrouve avec une comédie pétillante, rythmée, aux personnages excentriques et attachants dans la veine de ce que Hollywood a pu produire de meilleur au temps de son âge d'or. Car si Jack NICHOLSON fait une prestation royale (je dirais même plus, impériale!), il n'écrase pas ses partenaires qui parviennent à lui tenir tête, chacun à sa manière. Greg KINNEAR en connaît un rayon en matière de personnages décalés, lui qui a joué le père dans "Little miss Sunshine" (2005) et Helen HUNT était alors au sommet de sa gloire, s'illustrant aussi bien chez Robert ZEMECKIS que chez Woody ALLEN.
"Pour le pire et pour le meilleur" est l'histoire d'un asocial bourré de tocs au comportement exécrable qui cependant parvient à nouer des liens avec deux autres personnes aussi solitaires, marginales et "défectueuses" que lui: son voisin, un peintre homosexuel qui ne parvient pas à joindre les deux bouts et en prime se fait sauvagement agresser et sa serveuse attitrée, une mère célibataire qui peine également à gagner correctement sa vie et qui en prime est rongée par les problèmes de santé de son fils. Carol et Simon sont dépeints avec une sensibilité qui n'est jamais larmoyante car ils sont pleins de vie et heureux d'être ensemble tout en étant parfois irritants. Quant à Melvin, il est l'exemple même du personnage "attachiant" qui commet bourde sur bourde mais qui, lorsqu'il fait bien les choses, ne les fait pas à moitié. C'est même assez princier. C'est ce qui lui permet d'emporter le morceau car les liens qu'il parvient à nouer lui donnent envie comme il le dit lui-même de s'améliorer. Et on y croit d'autant mieux qu'il est porté par la prestation de Jack NICHOLSON. Comme le disait la critique de Télérama que j'ai lu je ne sais combien de fois, Nicholson est "Cabot comme nul n'oserait l'être. Cabot avec orgueil, avec ferveur, avec panache. Cabot -et c'est ça, le talent- avec une précision d'arpenteur, à la frontière exacte du rejet et de la sympathie, du ridicule et du grandiose." Moi j'appelle ça avoir du génie.
Cinquième adaptation de Shakespeare par Kenneth BRANAGH (après "Henry V" (1989), "Beaucoup de bruit pour rien" (1993), "Hamlet" (1996) et "Peines d'amour perdues") (2000), "Comme il vous plaira" n'est jamais sorti en salles en France contrairement à ses prédécesseurs ce qui explique en partie sa moindre notoriété. Mais en partie seulement. Cette comédie fondée sur les quiproquos et le travestissement est une oeuvre mineure de Shakespeare qui est donc très loin d'atteindre le niveau d'un "Beaucoup de bruit pour rien". De plus, comme dans d'autres films de Kenneth BRANAGH, l'intrigue est transposée dans un contexte différent de l'oeuvre d'origine (ici le Japon de la fin du XIX°) mais après un début assez énergique, le film s'enlise dans une série de dialogues assez rasants dans la forêt que ni la mise en scène, ni l'interprétation ne viennent relever. Le spectateur s'ennuie donc beaucoup devant tant de platitude, à peine relevée par quelques passages au début et à la fin où l'esthétique japonisante est très réussie (que ce soit au niveau des décors, des costumes ou des génériques reprenant l'esthétique de l'estampe). Je pense que Kenneth BRANAGH a voulu rendre hommage au "Ran" (1985) de Akira KUROSAWA, magnifique transposition du "Roi Lear" dans le contexte du Japon féodal. C'était une fausse bonne idée tant l'inverse ne fonctionne pas. Evidemment l'aspect factice de la transposition ressort d'autant plus que le casting est tout sauf japonais et que l'explication censée apporter un minimum de vraisemblance historique à ce cosmopolitisme ne correspond pas du tout à l'intrigue de Shakespeare (les héros ne sont pas des négociants venus commercer dans les ports francs mais des nobles qui se disputent un duché). Cette version de "Comme il vous plaira" est donc passablement à côté de la plaque en plus d'adapter une oeuvre parfaitement anecdotique.
Voilà une histoire que même le plus aventureux des scénaristes n'aurait jamais osé imaginer à l'exception de son principal artisan: Volodymyr Zelensky. En 2015, il écrit, réalise, produit et joue le rôle principal de la série "Serviteur du peuple" qui raconte comment un professeur d'histoire est propulsé à la présidence de l'Ukraine à la suite d'un coup de gueule contre la corruption des élites de son pays filmé à son insu par ses élèves puis diffusé sur les réseaux sociaux. Vassili Goloborodko (nom du personnage joué par Zelensky) se lance alors dans un parcours de réformes semé d'embûches.
La suite appartient déjà à l'histoire. Suite au succès de la série, la fiction devient réalité puisque Volodymyr Zelensky se lance en politique et est élu président de l'Ukraine en 2019. Il reste cependant inconnu en dehors des frontières de son pays si bien que lorsque Arte achète les droits de diffusion de la première saison, celle-ci rencontre peu de succès, du moins jusqu'au 24 février 2022. Ce jour-là, le destin de Volodymyr Zelensky bascule à nouveau quand l'Ukraine est envahie par la Russie. En quelques jours, il acquiert une notoriété mondiale et la série se met à cartonner. Au 15 mars, elle totalise près de trois millions de vues.
Même sortie du contexte géopolitique actuel, la série reste digne d'intérêt. D'abord elle illustre les attentes des ukrainiens vis à vis de leur classe politique et pointe du doigt les dysfonctionnements liés aux ravages de la corruption: fonctionnaires non payés, épargnants non remboursés, routes non réparées, fuite des cerveaux à l'étranger, personnel des ministères pléthorique, datcha mégalo construite par l'ancien président Ianoukovitch (bien qu'inspirée de la sitcom, la série a été tournée dans les lieux authentiques du pouvoir ukrainien). L'ombre de la Russie (qui comme la Biélorussie est montrée comme un repoussoir alors que l'annonce erronée de l'entrée de l'Ukraine dans l'UE fait sauter de joie le président) se fait sentir au travers du poids des oligarques qui dans l'ombre tirent les ficelles et tentent de faire entrer "Vassia" dans le rang. Lequel leur résiste en campant un personnage intègre et candide tout droit sorti des films de Frank CAPRA ou de Charles CHAPLIN. Le ton de la série est en effet satirique et Volodymyr Zelensky qui s'est également illustré dans le domaine de la danse (il a participé à la version ukrainienne de "Danse avec les stars") y déploie une impressionnante énergie burlesque. Par conséquent la série dont le rythme est trépidant s'avère souvent hilarante en plus d'être instructive et prémonitoire.
Revoir (et écouter) "Marguerite", adaptation très libre de la vie de Florence Foster Jenkins par Xavier GIANNOLI (cantatrice américaine richissime chantant horriblement faux qui a peu de temps après fait l'objet d'un autre film par Stephen FREARS) fait réaliser à quel point il annonce "Illusions perdues" (2019) que ce soit au niveau des écrits journalistiques ou du personnage payé pour faire la claque. Les deux films dissèquent un monde du spectacle (social comme scénique, c'est du pareil au même et la mise en abyme est évidente) fait de mensonges et de dissimulations dans lequel la vérité des sentiments ne peut qu'être mise à mort comme le taureau dans une corrida. Le film joue donc avec les paradoxes. Marguerite Dumont a acheté le titre de son mari et chante comme une casserole mais elle s'avère d'une telle authenticité dans son besoin d'amour et de beauté qu'elle se laisse dévorer par ces passions qui lui sont inaccessibles. La tragique illusion qu'elle se fait de son talent et son besoin d'exister aux yeux de son mari servent de révélateur (de vérité) aux lâchetés, hypocrisies, calculs d'intérêts de son entourage qui ne cesse de lui renvoyer un miroir trompeur dans lequel elle se complait d'autant plus jusqu'à ce qu'elle se confonde tant avec lui que toute tentative de retour au réel ne peut que l'anéantir. Mais les prestations de Marguerite, filmées frontalement non pour se moquer d'elle mais pour provoquer le malaise ont aussi le pouvoir d'arracher les masques. Si Catherine FROT offre une prestation mémorable, le film est une galerie de portraits passionnants car tous plus ambivalents les uns que les autres. Le mari négligent (André MARCON) qui a épousé Marguerite pour sa fortune et la trompe se retrouve de plus en plus accablé par la honte et la culpabilité, observant cette femme s'enfoncer toujours plus loin dans sa folie sans parvenir à la protéger. Son domestique Madelbos (Denis MPUNGA) qui par ses talents de photographe la transforme en icône et l'histoire de sa vie en roman-photo brûle ensuite ce qu'il a adoré et la vampirise de son voyeurisme jusqu'à son dernier soupir. Son professeur (Michel FAU) ancienne gloire sur le déclin voit à travers elle un miroir de sa déchéance ce qui provoque en lui des bouffées de haine et d'amertume. Enfin les artistes-journalistes comme Lucien (Sylvain DIEUAIDE) qui espèrent se servir d'elle comme produit d'appel pour leurs happenings dadaïstes ou comme tiroir-caisse pour écouler leurs productions sont confrontés à leurs regrets d'avoir gâché leur amour et leur talent. Le miroir en effet fonctionne dans les deux sens et si Marguerite vit dans l'imposture, la société qui l'entoure n'est qu'une sinistre farce. Quand la vérité éclate, elle est dévastatrice.
Autant je suis restée un peu sur ma faim devant "Wendy & Lucy" (2008) et "First Cow" (2019) qui sont les deux films de Kelly REICHARDT que j'ai vu précédemment, autant celui-ci m'a emporté sans réserve, fait planer et procuré de grandes émotions. A quoi cela tient-il? Les ingrédients sont pourtant semblables. Un style minimaliste et épuré. Un rythme lent et contemplatif. Une intrigue qui tient sur un timbre-poste (deux amis qui se sont perdus de vus partent camper dans une forêt de l'Oregon). Des acteurs peu connus et anti glamour au possible (l'un est chauve et barbu, l'autre a le visage émacié et le nez tordu et aucun artifice ne vient redresser leur image). Mais il y a deux différences qui m'ont paru décisives par rapport aux deux autres films cités. L'enjeu d'abord. Dans "First Cow", il n'y en a aucun. Dès les premières images, le dénouement est révélé ce qui rend le flashback qui occupe l'essentiel du film assez dérisoire. De plus les deux personnages se ressemblent trop ce qui ôte tout sel à leur relation. Dans "Wendy & Lucy", la question de savoir si Wendy va ou non retrouver son chien ne tient pas non plus tellement en haleine. Alors que dans "Old Joy" il y a une vraie tension dramatique entre les deux protagonistes. Car plutôt que de montrer des marginaux dans leur bulle, elle adapte une nouvelle de Jonathan Raymond qui isole du monde le temps d'un week-end deux anciens amis qui ont suivi des chemins radicalement différents. L'un, Kurt est devenu un marginal quelque peu hédoniste, refusant les responsabilités de l'âge adulte et en décalage avec la civilisation moderne alors que l'autre, Mark a choisi la voie conformiste (mariage, boulot, enfant à naître, maison, chien etc.) Tout au long de leur périple, on observe leur difficile cohabitation. Aucune hostilité franche mais des regards et des petites phrases qui en disent plus long que des discours sur ce que chacun pense de l'autre et de ses choix de vie. En bon citoyen américain productiviste, Mark laisse filtrer des marques de mépris envers l'assisté qu'est Kurt alors que ce dernier manifeste sa désapprobation dès que le téléphone de Mark sonne, lui rappelant qu'il y a une femme entre eux.
Car le deuxième aspect fondamentalement différent de "Old Joy" par rapport aux autre films de Kelly REICHARDT que j'ai pu voir est sa dimension érotique. Un érotisme qui fait penser à celui de "Lady Chatterley" (2006) et son homme des bois. Car une fois loin de toute civilisation (laquelle est longuement filmée sous ses aspects les plus toxiques, d'interminables sites industriels jusqu'au coeur d'une décharge sauvage en pleine forêt), les différences s'effacent comme par magie, le temps d'une communion mystique et charnelle avec la nature lorsque les deux hommes prennent un bain dans une source chaude et se dépouillent de leurs vêtements (c'est à dire symboliquement de leurs rôles sociaux). Une séquence de temps suspendu dans laquelle les sens sont exacerbés (la vue, les sons, en particulier celui de l'eau qui coule, le toucher avec le passage du massage, l'odorat et le goût avec l'absorption de substances planantes) qui invite à la rêverie et au lâcher-prise ce qu'un très beau plan sur la main de Mark en train de s'abandonner souligne. Un autre plan montre par un effet d'optique les pieds des deux hommes entrelacés comme s'ils étaient devenus amants. Bien entendu cet instant n'est qu'une parenthèse qui après avoir ouvert une brèche vers "un autre monde possible" se referme aussitôt avec le retour au bercail qui condamne la relation entre les deux hommes. Mark, chassé de l'Eden (ce qui amène à méditer sur le sens du titre) reprend son train-train habituel alors que Kurt qui est sur le point d'être expulsé est montré comme en voie de clochardisation.
Alors que j'ai aimé les films que Kenneth BRANAGH a réalisé à partir des romans de Agatha Christie et que je suis plutôt fan de ce réalisateur (même si je n'aime pas tous ses films), j'ai été en revanche déçue par "Belfast" que je trouve plutôt raté. Pourtant il s'agit d'un film intimiste puisqu'il a un caractère semi-autobiographique, Kenneth Branagh racontant comment sa famille a dû quitter Belfast en 1969 en pleine guerre civile alors qu'il n'était âgé que de 9 ans. Ce qui m'a gêné est le fait que jamais il ne trouve le ton juste pour décrire ce que c'est que d'être un enfant au milieu de la guerre. Il juxtapose donc maladroitement d'une part quelques scènes de guérilla urbaines assez spectaculaires dans lesquelles le petit "Buddy" (Jude Hill) se retrouve impliqué, ses parents tentant de le protéger tant bien que mal de la violence. Plutôt mal que bien d'ailleurs car eux-mêmes sont sommés de choisir leur camp sous peine de représailles alors que bien que protestants, ils refusent de prendre parti et que les pressions se font de plus en plus fortes jusqu'à ce qu'ils choisissent de partir en Angleterre. Cette douleur du déracinement est ce qui est le mieux traité dans le film au travers du choix d'une unité de lieu (une rue en T comme dans les courts-métrages de Chaplin) barrée des deux côtés et où vivent également les grands-parents de Buddy: un microcosme où tout le monde se connaît et qui distille une certaine chaleur humaine mais qui ressemble également à une prison ("La Complainte du sentier" (1955) traitait du même thème, un père désargenté obligé de partir travailler loin et ne pouvant plus protéger sa famille mais incapable de prendre la résolution de s'exiler avec elle).
Hélas, imaginant sans doute que conserver cette tonalité grave et amère tout le long du film ne cadrerait pas avec la vision qu'il se fait de la chronique enfantine, il ne cesse de recouvrir cette tension sous un déluge de mièvrerie. Les scènes anecdotiques à l'humour gnan-gnan s'enchaînent (que j'ai trouvé fort ennuyeuses) où l'on voit la bouille presque toujours inaltérablement joyeuse du petit Buddy raconter à sa mamie (Judi DENCH) qu'il est amoureux de sa petite voisine et à son papy (Ciarán HINDS) qu'il veut améliorer ses résultats pour se rapprocher d'elle en classe. Tout ce petit monde part se régaler au cinéma ou au théâtre dans des spectacles colorés (qui ont inspiré le Kenneth Branagh adulte, le film étant bourré de clins d'oeils à ses films) alors que la vie réelle est filmée en noir et blanc mais semble tout aussi théâtralisée. Le tout est emballé façon juke-box dans une bande-son insupportable qui vient ponctuer la fin de quasiment chaque séquence. Bref comme ses parents, Kenneth BRANAGH n'a pas voulu trancher entre la réalité de la guerre vécue à hauteur d'enfant façon "Hope and glory" (1987) et un passé idéalisé et fantasmé façon "Le Petit Nicolas" (2008). Résultat, ça fait toc.
"La vie de bohème" est l'adaptation toute personnelle par Aki KAURISMÄKI du livre "Scènes de la vie de bohème" de Henry Murger publié en 1851 dont la postérité est surtout due à la popularité de l'opéra de Puccini (ce qui explique sans doute que Aki Kaurismäki ait inséré dans son film une scène où les compagnes des artistes, Mimi et Musette vont à l'opéra, même si c'est pour y écouter du Mozart et faire dire à leurs homme que l'opéra est mort). On peut y ajouter également les allusions explicites à des poètes français ayant vécu ou célébré la vie de bohème (Baudelaire et Rimbaud en premier lieu).
Henry Murger disait que la bohème était impossible en dehors de Paris. Pourtant, il a bien fallu que Aki KAURISMÄKI délocalise son film en banlieue (plus précisément à Malakoff) afin de donner à son film l'esthétique des années cinquante qu'il affectionne particulièrement. Hommage à la France et aux cinéastes français qui l'ont inspiré (René CLAIR, Marcel CARNÉ, Jacques BECKER etc.) "La vie de bohème" est ainsi un étonnant mélange spatio-temporel (comme le sera vingt ans plus tard "Le Havre" (2011)) traitant de problématiques contemporaines à travers un filtre résolument nostalgique et réunissant un casting franco-finlandais dans lequel on distingue André WILMS et Evelyne DIDI que l'on retrouve tous deux dans "Le Havre" (2011). André WILMS dont c'était la première collaboration avec le cinéaste finlandais y interprète d'ailleurs le même personnage, Marcel Marx, un écrivain-philosophe désargenté qui se reconvertira ensuite dans le cirage de chaussures. Les thématiques de l'immigration et de la maladie sont communes au deux films (au travers de son ami peintre Rodolfo et sa compagne Mimi dans "La vie de bohème"). Autre acteur commun, Jean-Pierre LÉAUD qui joue le rôle d'un collectionneur (dans "Le Havre" il se fera délateur). L'humour absurde débité sur un ton pince-sans-rire est savoureux (le "C'est ma mère" dit par un Rodolfo albanais joué par l'acteur finlandais Matti PELLONPÄÄ devant son autoportrait vaut bien Marcel Marx se dépeignant en albinos africain dans "Le Havre") rehaussant un mélodrame résolument mélancolique et sans perspectives autre que la survie au jour le jour mais qui célèbre l'amitié, la solidarité et l'idéalisme un peu fou de ces artistes qui comme le chantait si bien Anne Sylvestre "passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté".
Une décennie avant Michel HAZANAVICIUS et Pablo BERGER, Aki KAURISMÄKI a eu l'idée de réaliser "le dernier film muet du XX° siècle". Tous les éléments formels y sont: noir et blanc de rigueur, jeu et mise en scène expressionniste, cartons et musique remplaçant la parole, format court, intrigue "primitive" qui renvoie à de nombreux grands classiques, en premier lieu D.W. GRIFFITH et F.W. MURNAU (on pense à "L Aurore" (1926) sauf que c'est la fermière qui est ici séduite par un homme de la ville). Cependant, ce n'est pas pour autant un pastiche se contentant de recycler les codes du passé. D'abord parce que la bande-son variée et moderne est en complet décalage avec les images désuètes. D'ailleurs on retrouve l'une des signatures du cinéaste finlandais avec un extrait de concert lorsque l'un des personnages chante en français "Le Temps des cerises" pour suggérer le grand bain de sang à venir. Ensuite parce que les clins d'oeil vont bien au-delà de la période du muet. C'est comme si Aki KAURISMÄKI parvenait à harmoniser le début de "Angèle" (1934) et la fin de "Taxi Driver" (1976) avec un passage progressif d'une histoire "de terroir" ancrée dans une ruralité (presque) intemporelle à un univers urbain de film noir à l'américaine en version stylisée. On peut ajouter aussi l'allusion aux mélodrames de Douglas SIRK qui avait commencé sa carrière en Allemagne sous le nom de Sierk, nom qui est apposé sur la plaque d'immatriculation du véhicule du séducteur-proxénète (André WILMS dont c'était déjà la troisième collaboration avec le cinéaste finlandais). Quant à l'épouse naïve du fermier qui se laisse séduire par les mirages de la vi(lle), elle est interprétée par Kati OUTINEN, l'actrice fétiche du réalisateur.
Il n'y a selon moi que deux ou trois choses à sauver dans ce film: la musique, les paysages (très bien photographiés) ... et la bibliothèque de Ingmar Bergman. Pour le reste, il s'agit d'un exercice de style calibré pour plaire à la critique cannoise c'est à dire à une élite bourgeoise internationale ayant par le passé déjà sacré un film qui tournait autour du réalisateur suédois ("Les meilleures intentions" de Bille August en 1992). Mais pour vraiment le connaître, mieux vaut passer son chemin que de regarder ce film prétentieux et creux qui n'est même pas capable de restituer correctement ce qui fait le génie du réalisateur. On a droit au contraire à une vision caricaturale, sinistre et nombriliste qui évacue la part de magie et d'enfance de son oeuvre ("La Flûte enchantée" et "Fanny et Alexandre" en étant les plus beaux exemples) et plus généralement, tout son versant lumineux (la comédie "Sourires d'une nuit d'été" n'est même pas évoquée sans parler des baladins, comédiens et jeunes menant la vie de bohème pleins de joie de vivre qui peuplent nombre de ses films. Quant à "Scènes de la vie conjugale", le film le réduit à un cliché, celui des divorces que celui-ci aurait entraîné alors qu'il est bien plus complexe que cela). Et si le but était de faire de l'ironie sur le culte du cinéaste, c'est raté: Ingmar Bergman n'est certainement pas quelqu'un qui génère un tourisme de masse!
L'aspect inauthentique du prétendu hommage à Ingmar Bergman (hormis la beauté des lieux qui l'ont inspiré) est ce qui m'a le plus agacé tant il sent la posture à plein nez. Si on l'enlève, il n'y a plus grand-chose à se mettre sous la dent. Le couple de scénaristes américains interprétés par Tim Roth et Vicky Krieps est lui aussi l'objet d'une enfilade de clichés (paraît-ils, autobiographiques. Mais on ne fait pas des films que pour soi ou pour l'entre-soi, surtout que ni Mia Hansen-Love, ni Olivier Assayas son ancien compagnon ne sont Ingmar Bergman): la différence d'âge déjà entre les deux (la deuxième pourrait être la fille du premier), leur très vague crise conjugale à peine effleurée, leurs scénarios bidons (comme l'est celui du film qui ouvre des pistes sans les explorer). De celui de monsieur, on ne saura absolument rien sinon qu'il contient des dessins copiés sur le Kamasutra (ou inspirés de Sade?) Quant à celui de madame, il fait l'objet d'une double mise en abyme totalement inutile au vu de la vacuité de son sujet (un couple qui se sépare, se retrouve, se sépare à nouveau etc. joués par Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie, ce dernier tout aussi monolithique que dans "Oslo 31 août" de Joachim Trier) Tout cela se termine en queue de poisson, logique puisqu'il n'y avait rien à dire.
Le dernier des six contes moraux est le seul que je n'avais jamais vu. Et c'est à mon avis l'un des plus beaux. Avec un titre quelque peu trompeur qui m'a fait penser aux films que réalisait Agnès Varda dans les années 60 "Cléo de 5 à 7" et "Le Bonheur". "Cléo de 5 à 7" parce qu'en le lisant, on pense inévitablement à un adultère. Et "le Bonheur", parce que "L'amour l'après-midi" présente une configuration semblable quoique dans un milieu social différent. Un homme qui a tout pour être heureux mais qui se sent enfermé dans sa routine professionnelle et conjugale s'évade en imagination: d'abord par les livres, puis en regardant les autres femmes (dont toutes celles des précédents "Contes moraux" dont il rêve qu'elles tombent dans ses bras -enfin, presque toutes-). Jusqu'à ce qu'une possibilité d'aventure très concrète ne se propose lorsqu'une ancienne amie refait surface dans sa vie, bien décidée à le séduire. Mais la suite est différente du film de Agnès Varda. En effet, Chloé (et pas Cléo ^^) représente tout ce que Frédéric n'est pas: elle est libérée, instable, fantasque, aventureuse. Elle a de quoi le fasciner et il est inévitablement tenté d'autant qu'elle sait y faire pour susciter et entretenir son désir. Pourtant, et c'est là que réside toute la richesse du film, la manière dont Chloé lui assigne une identité de bourgeois conformiste ayant besoin d'aller voir ailleurs, la façon dont elle planifie à l'avance son rôle sans lui demander son avis (elle compte se servir de lui comme amant et géniteur en l'excluant par ailleurs de sa vie) finit par ressembler à sa vie conjugale marquée par l'absence de communication entre lui et sa femme. Et on le voit très bien par le fait que plus les choses se précisent entre Frédéric et Chloé et plus le cadre les entourant devient étroit et étouffant. Si bien que lorsque Frédéric se dérobe in extremis, on peut voir cette fuite montrée en plongée le long des escaliers qu'il dévale à toute vitesse de deux façons: soit comme une lâcheté, celle de n'avoir pas été jusqu'au bout de son désir et de ce fait, d'être condamné à nourrir des regrets. Soit au contraire comme un moyen d'échapper à l'emprise qu'elle exerçait sur lui. En se refusant au dernier moment, Frédéric reprend le contrôle de sa vie et de lui-même. Il rejette la proposition de Chloé qui le traitait de bourgeois mais lui proposait une double vie tout aussi voire encore plus conformiste. Il préfère rester intègre et tenter de concilier en une seule personne les caractéristiques de l'épouse et celles de l'amante tout en se donnant la possibilité de continuer une double vie, en rêve...
"L'amour l'après-midi" est un film dont le charme réside aussi dans la mesure où bien que se déroulant dans la grisaille parisienne, il est encore bien plus érotique que "Le genou de Claire". D'abord parce que Chloé (Zouzou) dévoile beaucoup plus de son anatomie (mais avec élégance: la manière dont elle pose avec puis sans serviette fait penser à la Vénus de Milo puis à un tableau d'Ingres). Et ensuite parce que Frédéric (et l'acteur qui l'interprète, Bernard Verley) est le moins antipathique des personnages masculins des "Six contes moraux". Certes, il s'illusionne en paroles comme les autres mais il est plus du genre à rêver en solitaire qu'à s'écouter parler devant un auditoire faire-valoir. Sa douceur toute féminine est à la fois rafraichissante et sensuelle. Il a de nombreux gestes tendres envers Chloé mais aussi sa femme. On le voit faire du shopping à plusieurs reprises, se laissant notamment conseiller par une vendeuse qui lui fait essayer une chemise plus seyante que ce qu'il porte habituellement. Bien que cadre, il se comporte avec ses secrétaires comme si elles étaient ses égales, n'hésitant pas à prendre leur place au besoin et ne cherchant pas à les séduire (alors qu'elles sont pourtant jolies, sexy et que la promiscuité du bureau est propice aux rapprochement des corps tout comme la cabine d'essayage du magasin où il se retrouve avec la vendeuse lorsqu'elle lui ajuste la chemise).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.