Deux ans ont passé depuis "Baisers volés". Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) a épousé Christine (Claude Jade) et a transposé son ancienne vie de bohème sur des métiers plus incongrus les uns que les autres: (teinturier d'oeillets, conducteur de maquettes) avant de succomber aux sirènes d'un exotisme de pacotille et de retourner à sa vie de jeune célibataire de "Antoine et Colette" (même chambre, même façade de cinéma avec cette fois du John Ford à l'affiche). En effet, fidèle à lui-même, Antoine est resté un éternel adulescent qui avoue benoîtement qu'il tombe amoureux des filles qui ont des parents gentils et qu'il adore les parents des autres (ce dont on s'était rendu compte dès "Antoine et Colette"). Christine, dont le rôle est considérablement développé est moins la femme que de son propre aveu la fille, la soeur, la mère. C'est vers elle qu'il se tourne quand il est en détresse lors d'une belle scène où il dévoile toute sa fragilité. On lui pardonne alors ses écarts de comportement. Le film couvre une période assez longue qui va des premiers pas de la vie de couple à une délicieuse comédie du remariage à la façon Truffaut*. Entre les deux, la naissance d'un enfant dont on se demande quel genre de père il aura. Les modèles américains ne sont pas loin, à commencer par Ernst Lubitsch qui donne le la à la relation entre Antoine et Christine. Mais on y trouve aussi des scènes burlesques à la Jacques Tati (avec même une scène où apparaît M. Hulot), des hommages aux compères de la nouvelle vague (Jean Eustache) et aux maîtres révérés (Jean Renoir) avec le paradoxe de la cour d'immeuble populaire où tout un petit monde pittoresque se croise mais où chacun est irrémédiablement seul. Toutes ces références opèrent un brouillage spatio-temporel qui font de ce film du début des années 70 un film ayant la patine d'une comédie franco-américaine des années 30.
* Et dont Ingmar Bergman s'inspirera pour son film "Scènes de la vie conjugale" (1972).
Près de dix ans se sont écoulés depuis "Les quatre cent coups" (1959) et six depuis "Antoine et Colette" (1962). Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) est désormais un jeune adulte qui se caractérise par son instabilité tant professionnelle qu'amoureuse*. "Baisers volés" prend la forme d'un conte initiatique quelque peu chaotique et parfois transgressif. Au début du film, Antoine Doinel n'a pas évolué depuis "Antoine et Colette". Il vit à l'hôtel, courtise une fille Christine (Claude Jade) qui accepte de le fréquenter mais repousse ses avances et est régulièrement invité par les parents de Christine qui semblent l'avoir adopté. Soit exactement le schéma de "Antoine et Colette". La brève rencontre avec Colette (Marie-France Pisier) qui s'est mariée et a eu un bébé avec l'homme qu'elle a choisi dans le volet précédent souligne par contraste le caractère d'éternel adolescent de Antoine Doinel. Le seul changement par rapport à "Antoine et Colette" est outre la couleur le fait qu'on y aborde de front la sexualité (on est en 1968). Une sexualité qui ne semble pas avoir beaucoup évolué non plus depuis le XIX° siècle avec la dichotomie vierge/putain. D'un côté la jeune fille de bonne famille que l'on fréquente depuis des années mais qui, cornaquée par les parents semble inapte au désir. De l'autre, le déchargement des pulsions dans des hôtels miteux auprès de filles qui le sont tout autant.
Mais il est temps que tout cela change (outre le contexte de 1968, François Truffaut était impliqué dans un mouvement de soutien à Henri Langlois qui avait été limogé de la cinémathèque ce qui explique que le film s'ouvre justement sur l'entrée de la cinémathèque en grève). Tel Oedipe, Antoine Doinel en vient à tuer le père (le détective qui lui a fourni un emploi stable et s'appelle justement Henri) et coucher avec la mère (Fabienne Tabard à travers laquelle il trahit la déontologie du cabinet dans lequel l'a fait entrer Henri) pour au final parvenir enfin à susciter le désir de Christine qui profite de l'absence des parents pour le faire venir et coucher avec lui. Conséquence paradoxale, Doinel qui était jusque là inadapté se transforme en être socialisé prêt à se fondre dans la case du mariage bourgeois. Et ce en tuant ce qu'il y a de romanesque, passionné, exalté en lui, caractérisé par la lecture des romans de Balzac, en particulier "Le Lys dans la vallée" lecture projetée ensuite sur "l'apparition" magnétique de Fabienne Tabard, elle-même jouée par la non moins magnétique Delphine Seyrig. C'est d'ailleurs les scènes avec elle qui m'avaient le plus marquées au premier visionnage du film. Les expressions de son visage lorsqu'elle entend que Antoine est fou amoureux d'elle, la considère comme une femme exceptionnelle. Et puis son discours dans la chambre d'Antoine dans laquelle elle vient lui confirmer qu'elle est bien une femme qui "n'est pas au-dessus de ça" et non une "apparition". Cette folie, on la retrouve à la fin dans le discours du personnage mystérieux qui suit Christine comme une ombre et lui fait une déclaration incongrue alors même qu'elle projette de se marier avec Antoine. C'est la part irréductible de romanesque qui ressurgit dès que la triste réalité routinière menace de s'installer...
* En le revoyant, la filiation avec la trilogie de Cédric Klapisch mettant en scène Romain Duris dans le rôle de Xavier à plusieurs étapes de sa vie m'a paru évidente. Et très récemment le premier tome de la BD de Riad Sattouf intitulé "Le jeune Acteur" qui raconte le casting et le tournage de "Les Beaux Gosses" et donc la rencontre avec Vincent Lacoste qui était alors collégien établit un parallèle explicite avec la découverte de Jean-Pierre Léaud par François Truffaut. En effet Riad Sattouf a un projet au long cours impliquant de suivre celui avec lequel il a établi une relation quasi filiale jusqu'à l'âge de 76 ans!
Conçu à l'origine comme le segment parisien du film à sketches "L Amour à vingt ans" (1962), "Antoine et Colette" est aujourd'hui diffusé de façon indépendante comme le chaînon manquant de la saga de Antoine Doinel entre "Les Quatre cents coups" (1959) et "Baisers volés" (1968). En effet, il est la suite directe du premier long-métrage de François TRUFFAUT qui est souvent rappelé que ce soit par une affiche dans la chambre d'Antoine, la musique qui vient de temps en temps à nos oreilles, les façades de cinéma et même un court extrait quand lui et son ami René (Patrick AUFFAY qui reprend également son rôle) fumaient dans la chambre de ce dernier. Trois ans séparent seulement les deux films mais Antoine (et l'acteur qui l'incarne, Jean-Pierre LÉAUD devenu d'un des visages emblématiques de la nouvelle vague) a bien changé, du moins en apparence. Le film est en effet construit sur un paradoxe qui en fait tout son intérêt. Alors que la voix-off ne cesse d'affirmer qu'Antoine est devenu un adulte dont il a la plupart des attributs extérieurs, la rencontre amoureuse avec Colette (Marie-France PISIER, si jeune qu'elle en est à peine reconnaissable) ne se produit pas malgré tous les efforts de ce dernier. Colette le considère juste comme un ami ou un membre de la famille et lui préfère un homme plus aguerri. Car La véritable rencontre a lieu avec les parents de Colette (Rosy VARTE et François DARBON) qui semblent avoir adopté le jeune homme qui il faut le dire donne l'impression d'être à peine tombé du nid. Et c'est ainsi que sans avoir besoin de le souligner, François TRUFFAUT créé le lien le plus fort avec "Les Quatre cents coups" (1959) en faisant ressortir le manque parental qui empêche Antoine Doinel de devenir un homme et le relègue au statut peu enviable de petit garçon.
J'aime bien le cinéma de Aki KAURISMÄKI dont les codes particuliers peuvent constituer un frein à l'adhésion du spectateur mais qui si on y entre a beaucoup à offrir. "L'autre côté de l'espoir" son dernier film en date est le deuxième volet d'une trilogie sur les migrants après "Le Havre" (2011) (on ne sait pas si il y en aura un troisième, Aki KAURISMÄKI ayant exprimé son souhait d'arrêter de faire des films). Fable humaniste comme l'était aussi "Le Havre" (2011), "L'autre côté de l'espoir" raconte la rencontre entre un migrant syrien débouté du droit d'asile et un finlandais quinquagénaire qui a décidé de refaire sa vie en tentant sa chance dans la restauration après avoir gagné au poker. Aki KAURISMÄKI conjugue avec bonheur réalisme social et politique (misère, violences racistes, témoignage frontal des horreurs de la guerre et de l'absurdité de la machine administrative) et décalage poétique créant un effet de distanciation salutaire (aspect rétro des décors dépouillés dont l'ameublement semble sorti de chez Emmaüs, minimalisme de personnages marqués physiquement mais peu bavards et peu expressifs, couleurs froides, mise en scène épurée, interludes musicaux rock et humour burlesque omniprésent désamorçant tout pathos)*. Le résultat est un film d'apparence froide mais généreux en réalité, mettant en avant la bienveillance et la solidarité des individus face à l'absurdité d'un système arbitraire dont Aki KAURISMÄKI se paye la tête (il affirme que la situation syrienne ne justifie pas la délivrance d'un titre de séjour alors que la scène suivante montre évidemment le contraire) et dont de simples citoyens finlandais déjouent les mécanismes à la manière des résistants de la seconde guerre mondiale mais sans avoir l'air d'y toucher (fabrication de faux papiers, aide à l'évasion, emploi au noir etc.) Quant aux tentatives de mutations mondialistes du restaurant vieillot racheté par le finlandais quinquagénaire, elles constituent les passages les plus drôles du film.
On distingue au moins deux grandes influences dans le cinéma de Aki KAURISMÄKI. L'une, américaine, vis à vis des grandes figures du burlesque muet (Charles CHAPLIN, figure du vagabond tutélaire de tous ses films et Buster KEATON pour le caractère impassible des personnages) et l'autre française, vis à vis du courant réaliste poétique à qui Aki KAURISMÄKI a rendu un hommage appuyé dans "Le Havre" (2011) (avec un personnage féminin appelé Arletty!) mais aussi vis à vis des polars minimalistes de Jean-Pierre MELVILLE et des films non moins dépouillés de Robert BRESSON.
Choisir la ville d'Angoulême comme cadre d'un film qui ressemble moins à un journal qu'à une bande-dessinée franco-belge rétro (ou à une revue type "le journal de Spirou"), c'est très bien vu ^^. D'ailleurs les passages animés dans la quatrième histoire font partie des moments les plus réussis du film. Et on reconnaît bien les obsessions du cinéaste, de la nostalgie d'un passé pittoresque fantasmé reconstitué avec le perfectionnisme d'un freak control à la Jean-Pierre JEUNET (voire par moments à la Jacques TATI avec un passage qui lorgne du côté de "Mon oncle") (1957) doublé d'un fanatique de la composition symétrique à son amour de la littérature avec un découpage en chapitres/histoires semblable à celui de "Royal Tenenbaums (The)" (2002). Néanmoins l'Angoulême du film s'appelle "Ennui-sur-Blasé" et a un petit air du Paris d'antan. Et ça aussi c'est bien vu. Je devrais dire "hélas". Car la nostalgie de Wes ANDERSON le fait rétropédaler à l'époque de ses films-bulles sur-signifiants mais trop repliés sur eux-mêmes pour se préoccuper d'aller toucher l'autre. Et à force de vouloir caser tous les membres de sa troupe (de plus en plus nombreux au fil des films) et tous ceux qui souhaitent figurer dans un "Wes Anderson", on n'est plus dans une BD et encore moins dans un journal mais dans le "who's who". On sort sans arrêt du film parce qu'on est distrait par telle ou telle célébrité qui apparaît dans un coin de l'image, souvent sans une ligne de dialogue d'ailleurs. Pour les célébrités en question (notamment françaises), c'est d'ailleurs une arme à double tranchant. D'un côté, tourner dans un Wes ANDERSON même à Angoulême, c'est comme décrocher la timbale dans "Midnight in Paris" (2011) de Woody ALLEN (qui ont en commun au niveau casting Owen WILSON et Léa SEYDOUX): c'est "the place to be". Et en même temps, tant de talents sous ou pas du tout exploités, ça finit par faire beaucoup de papier gâché. Certes, il y a ceux pour qui figurer dans un Wes ANDERSON n'est que la cerise sur un gâteau déjà bien garni (Hippolyte GIRARDOT, Cécile de FRANCE, Guillaume GALLIENNE, Christoph WALTZ etc.) Mais pour d'autres, cela aurait pu être un tremplin si leur rôle avait été un tant soit peu développé. Je pense en particulier à Elisabeth MOSS, à Denis MÉNOCHET ou encore à la formidable Lyna KHOUDRI qui bien qu'ayant un vrai rôle dans le film se retrouve dans le segment le plus faible, soit une redite du personnage contestataire de "L Île aux chiens" (2018). Or la contestation étudiante est antinomique d'un cinéma qui a tendance à étouffer les débordements. Les meilleurs films de Wes ANDERSON sont justement ceux où il s'y confronte d'ailleurs: débordement hormonal et de la nature dans "Moonrise Kingdom" (2012) ou de l'Histoire dans "The Grand Budapest Hotel" (2013) . Car c'est le dernier point que je voulais développer, l'intérêt des différentes histoires racontées est très inégal. Je ne suis d'ailleurs pas fan de ce format pour un long-métrage qui disperse l'information (justement). La partie la plus intéressante est sans doute la deuxième histoire avec son peintre psychopathe incarcéré (Benicio DEL TORO) et sa muse gardienne (Léa SEYDOUX). Outre les quelques pointes d'humour bienvenues, on peut l'interpréter comme une réflexion sur l'art voire un autoportrait du réalisateur (style pictural perfectionniste et maladivement répétitif dans un cadre carcéral). La superposition de strates narratives est cependant un peu longuette par moments (les personnages joués par Adrien BRODY et Tilda SWINTON font doublon). J'ai aussi un faible pour la quatrième histoire. Pas seulement à cause des passages animés mais aussi parce que cela faisait longtemps que je n'avais pas vu au cinéma Jeffrey WRIGHT (dans le rôle du journaliste auteur du segment) et que j'adore cet acteur. Cela va avec le fait qu'il y a dans cet épisode (très culinaire) une sensualité qui fait défaut aux autres par le biais du goût, retranscrit visuellement par une image soudain saturée de couleurs qui tranche sur le reste. Le dialogue entre le chef cuisinier asiatique et le journaliste est d'ailleurs le seul qui ait un peu de relief émotionnel. Il renvoie au sentiment de déracinement qui existait dans le très beau "The Grand Budapest Hotel" (2013).
A l'occasion de sa disponibilité sur le site d'Arte, j'ai revu avec plaisir ce film qui a fait entrer Vincent LACOSTE dans la cour des grands et valu une juste reconnaissance à Reda KATEB. Car si le film fonctionne toujours aussi bien, c'est aussi grâce à ce formidable duo d'acteurs et à leurs rôles complémentaires: le jeune interne fils à papa un peu trop sûr de lui qui apprend le métier -et la modestie- en s'émancipant dans la douleur et son collègue algérien, plus âgé et expérimenté, plus humain et intuitif aussi mais discriminé sur à peu près tous les plans à cause de son statut qui l'oblige à effectuer un parcours du combattant pour obtenir des équivalences aux diplômes français et ainsi sortir de la précarité et de l'exploitation. A la qualité intrinsèque de ces deux personnages, de leur relation et de leur interprétation il faut ajouter bien sûr la connaissance approfondie que le réalisateur Thomas LILTI qui est aussi médecin a du monde de l'hôpital. La valeur documentaire de "Hippocrate" est incontestable, elle donne un état des lieux guère reluisant de la situation de l'hôpital public dans une société marchande qui sacrifie ses services publics sur l'autel de la rentabilité. Un objectif de rationalité comptable incompatible avec la nature humaine qui donne lieu à des situations dramatiques au confluent de l'économie, du social, du médical et de l'éthique.
Tempo allegro, c'est le rythme Jean-Paul RAPPENEAU. Cette mise en scène du mouvement atteint déjà dans son deuxième film "Les mariés de l'an II" une sorte de perfection. Il n'y a en effet pas un seul temps mort dans ce film bondissant, virevoltant, rempli de vivacité mais où l'on sent que chaque scène est réglée au millimètre près. La rareté de ses films en témoigne: Jean-Paul RAPPENEAU est un perfectionniste. Son film est très influencé par le cinéma américain, en particulier le western de Anthony MANN et la comédie du remariage de Howard HAWKS et Ernst LUBITSCH. C'est sans doute ce qui explique que le début du film se situe aux Etats-Unis qui était alors un Etat tout neuf. Mais l'essentiel de l'intrigue se déroule en France sous la Révolution dont les multiples rebondissements fournissent un matériau de choix pour réaliser une comédie d'aventures. Il est particulièrement amusant de voir comment sans se prendre au sérieux, le scénario joue avec les différents camps qui s'affrontent avec au beau milieu de la mêlée, les incessantes chamailleries d'un couple d'éternels gamins dont l'énergie à se brouiller et se rabibocher semble inépuisable. Comme chez Philippe de BROCA (pour qui Jean-Paul RAPPENEAU a d'ailleurs travaillé), Jean-Paul BELMONDO est au meilleur de sa forme, plein d'élégance et de panache. Marlène JOBERT est délicieuse en femme-enfant espiègle. Et autour d'eux, gravitent toute une série de seconds, troisièmes et quatrièmes rôles qui nous régalent, du Chouan joué par Sami FREY jusqu'au au père Gosselin, un des derniers rôles de Pierre BRASSEUR sans parler du soldat anonyme derrière lequel on reconnaît Patrick DEWAERE alors parfaitement inconnu ^^. Même la voix off est célèbre (c'est celle de Jean-Pierre MARIELLE). Et puis Jean-Paul RAPPENEAU est assisté par une brochettes de talents tels que Michel LEGRAND à la musique (l'alchimie avec Jean-Paul RAPPENEAU est parfaite) et Claude SAUTET au scénario (que l'on attendait pas forcément dans ce registre).
"La Boulangère de Monceau" est le premier des six contes moraux que Éric ROHMER a tourné entre 1962 et 1972. C'est un court-métrage qui pose le canevas sur lequel le cinéaste brodera des variations de plus en plus complexes au fil des cinq films suivants. Comme ceux qui le suivront, le personnage principal est un jeune homme plutôt imbu de sa personne et qui adore s'écouter parler (et penser) tant il est bourré de certitudes. C'est pourquoi il a souvent un plan de carrière et une stratégie matrimoniale prête à l'emploi. Bref, c'est la tête à claques parfaite. Mais un petit grain de sel vient faire (momentanément) dérailler la machine bien huilée sous la forme d'une ou plusieurs "tentatrices" qui n'appartiennent pas au même milieu social ou bien n'ont pas le même âge ou bien les mêmes moeurs que lui. Elles dévoilent sa profonde lâcheté devant le "tourbillon de la vie" avec lequel il préfère jouer plutôt que de s'y abandonner avant de reprendre le contrôle de sa vie, confirmant qu'il est bien une nature morte.
Bien entendu "La Boulangère de Monceau" n'est qu'une esquisse de cette intrigue, tant le manque de moyens se fait ressentir à l'image (qui présente un cadre particulièrement étriqué) mais sa simplicité et sa concision rendent les enjeux limpides. La boulangère est clairement présentée comme le "bouche-trou" du séducteur entre deux laps de temps durant lesquels il drague le véritable objet de son désir, Sylvie, une jeune fille "digne de lui" (entendez par là issue de la bourgeoisie) mais qu'il est trop mou pour rechercher lorsqu'il ne la rencontre plus dans la rue. Seul le hasard pallie le manque de volonté du héros qui considère la boulangère comme une facilité étant donné qu'elle ne bouge pas de sa place et qu'il n'a pas besoin de se casser la tête pour aller la trouver. C'est donc une stratégie assez minable qui nous est présentée et on s'amuse de voir l'ami de Éric ROHMER, Barbet SCHROEDER tiré à quatre épingles très loin des films hippies qu'il réalisera pourtant seulement quelques années plus tard.
"Gribiche" est un conte moral très touchant, merveilleusement interprété, mis en scène, éclairé et photographié (tous aspects particulièrement bien mis en valeur par la restauration de la cinémathèque). C'est le premier film que Jacques FEYDER a tourné pour les studios Albatros qui a employé tout ce que le cinéma français pouvait compter de jeunes talents dans les années vingt. C'est aussi le premier rôle important de Françoise ROSAY, l'épouse de Jacques FEYDER dans un rôle qui lui va comme un gant: celui de la dame patronnesse, bourgeoise américaine richissime qui se consacre à des oeuvres de charité mais découvre à ses dépends qu'elle ne peut acheter le bonheur d'autrui. En l'occurence celui de Gribiche, jeune garçon qu'elle a décidé d'adopter après qu'il lui ait rendu son sac à main qu'elle avait perdu dans un grand magasin. Celui-ci accepte pour soulager sa mère et se retrouve dans une luxueuse cage dorée meublée et décorée avec le plus grand soin (c'est un festival art déco) dans lequel chaque moment de sa vie est réglé comme du papier à musique. Jacques FEYDER utilise le comique de répétition pour montrer les excès hygiénistes de Mme Maranet et aussi comment celle-ci déforme de plus en plus le récit de sa rencontre avec Gribiche auprès de ses amis, celui-ci devenant larmoyant et misérabiliste. Or si Gribiche est issu d'un milieu populaire, sa mère ne vit pas dans la misère. Loin de la veuve de guerre éplorée de l'image d'Epinal, c'est une une bonne vivante qui aime rire, paresser au lit, aller au restaurant, à la fête foraine et au bal sans parler du fait qu'elle est amoureuse du contremaître. Des lieux bondés, grouillant de vie que les chefs opérateurs de Jacques FEYDER ont réussi à capturer sur le vif, y compris en extérieur nuit sans aucun éclairage artificiel ce qui pour l'époque était un tour de force. Par contraste, la grande maison de Mme Maranet avec ses immenses pièces et sa grande hauteur sous plafond apparaît terriblement vide et on y voit le pauvre gamin y dépérir d'ennui et par manque de chaleur humaine. Dans le rôle de Gribiche, Jean FOREST qui était alors âgé de 13 ans en était déjà à sa troisième collaboration avec Jacques FEYDER qui l'avait casté dans la rue trois ans auparavant. Malheureusement, cet enfant-acteur surdoué n'a pas réussi à percer véritablement une fois devenu adulte au temps du cinéma parlant.
J'ai fait une très belle découverte avec ce "Madame Hyde" alors que je ne connaissais pas les films de Serge BOZON, que le monde de l'enseignement est souvent caricaturé dans le cinéma français donc les films sur ce sujet ne m'attirent pas et que les acteurs du film ne sont habituellement pas ma tasse de thé. Mais le fait qu'ils jouent tous à contre-emploi les sort de leur zone de confort et donne soudain du relief à leur personnalité et à leur jeu. Et ce dès le début. On voit d'abord la chevelure en gros plan de Isabelle HUPPERT qui nous tourne le dos et se tient devant son lycée technique. Face à elle et semblant la dominer de loin depuis son bureau, Romain DURIS dans le rôle du proviseur la fixe avec un sourire sardonique avant de fermer brusquement le store. Sans aucun dialogue, juste avec cette "mise en espace" et ces gros plans sur des détails saillants, Serge BOZON esquisse des personnalités et aussi des rapports de force au sein d'un établissement scolaire qui vont à l'encontre de l'image que l'on a de ces deux acteurs (la dominatrice tout en contrôle et le jeune rebelle). On a donc d'un côté Marie, une professeure de physique-chimie (dès que Isabelle HUPPERT joue Maris Curie, j'adore!) effacée qui ne cesse de se faire humilier. De l'autre ses "bourreaux" qui incarnent dans leur grande majorité divers types de mâles dominants (ou plutôt jouant à l'être) depuis le proviseur qui se prend pour un manager gérant une entreprise jusqu'aux élèves, des ados de cité issus de l'immigration qui rivalisent de vulgarité et la chahutent dans sa classe. Sauf que les apparences sont trompeuses et que la fixation sur la chevelure de feu de Isabelle HUPPERT (le même plan de dos est réitéré lorsqu'on la découvre en situation de cours) n'est absolument pas fortuite. Car le film qui se situe à la frontière de plusieurs genres offre une traversée des miroirs à travers une relecture très personnelle du roman de Stevenson, "L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde". Comme dans "Melancholia" (2011) sur lequel j'ai écrit un avis récemment, Marie "Géquil" (oui, c'est son nom-référence dans le film!) possède une puissance cachée qui réside dans sa connexion aux astres (en l'occurence, celle de la lune rousse of course!) et se révèle après qu'elle ait été frappée par la foudre. Ce feu qui court désormais sous sa peau et s'embrase la nuit, la transformant en torche vivante (et très dangereuse) lui permet peu à peu d'imposer sa vision du monde, en opposition frontale avec celle de ceux qui la dominaient jusque là et qui consiste à faire exploser les hiérarchies, les cases et les filières. Un élève en particulier qu'elle présentait d'emblée comme un double d'elle-même mais qui la rejetait devient son miroir, Malik qui cumule handicap social et handicap physique (son déambulateur symbolise à lui tout seul une petite cage). De cette rencontre, il sortira transformé (et marqué) à jamais! Le film est tout entier construit sur des dédoublements et des renversements de situation et de perspectives (y compris à travers des métaphores de géométrie) qui le rendent très intéressant. Ainsi pour sortir de leur cage, les élèves de la classe technologique sont invités à en construire une (de Faraday) afin de montrer qu'un "travail personnel encadré" n'est pas réservé qu'à une élite. Le proviseur est un personnage burlesque dont le discours est systématiquement ridiculisé et qui finit par avouer que son rêve secret est d'être homme au foyer, comme le mari de Marie Géquil. Car le dernier acteur à contre-emploi du film est José GARCIA qui joue un époux confiné dans l'espace domestique doux et tendre, tout entier dévoué à la réussite de sa femme (comme quoi, Isabelle HUPPERT n'est pas si à contre-emploi que cela finalement, en tout cas c'est plus subtil qu'une simple opposition binaire). Evidemment il s'appelle Pierre, en référence à Pierre Curie qui considérait sa femme comme son égale et avait oeuvré pour qu'elle reçoive le Nobel à ses côtés. Enfin, autre dédoublement et pas des moindres, Marie Géquil la scientifique se transforme la nuit en Madame Hyde la sorcière mais l'une n'est rien sans l'autre et il est intéressant de voir que ce qui habituellement se repousse (comme le positif et le négatif dont le film accro aux métaphores électriques est friand) peut se combiner. Même si l'expérience d'enseignement novatrice de Géquil/Hyde ne peut que déraper avec une fin en forme d'allusion à "Au revoir les enfants" (1987) qui peut aussi faire penser au "Le Cercle des poètes disparus" (1989).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.