Le clown Chocolat est la première star noire-africaine ayant percé en France au tournant de la Belle Epoque. Les traces iconographiques de sa notoriété dans les dessins de Henri Toulouse-Lautrec ou dans la campagne du chocolat Felix Potin ("battu et content") illustrent pour la plupart les stéréotypes racistes en vigueur à l'époque, Chocolat n'ayant été accepté que par son rôle de faire-valoir du clown blanc George Foottit avec lequel il a formé un duo a grand succès avant de chercher à se détacher en vain de cette image humiliante et de tomber dans l'oubli. Jusqu'aux travaux de l'historien Gérard Noiriel qui se sont conclus en 2012 avec la publication d'un livre lui étant consacré. C'est ce livre qui a servi de base au film réalisé par Roschdy ZEM, même si celui-ci a pris pas mal de libertés avec l'histoire, notamment la relation entre Chocolat (Omar SY) avec George Foottit qui était davantage basée sur la rivalité que sur l'amitié. Il n'en reste pas moins que les caractères bien dessinés des deux personnages et l'alchimie entre les acteurs font que leur duo est très intéressant à regarder de par leur dynamique complexe. Si Chocolat doit supporter de terribles blessures d'amour-propre, c'est lui qui attire la lumière (il est seul sur les affiches!), les femmes et qui flambe l'argent. Foottit est quant à lui hors de la scène renvoyé dans l'ombre où il rumine ses frustrations. J'ai découvert James THIERREE dont la ressemblance avec son grand-père Charles CHAPLIN est extrêmement frappante et qui a une présence indiscutable. Si le message est parfois trop appuyé (la séquence de la prison par exemple où Chocolat est maltraité n'a pas existé!), certaines séquences sont délicieuses comme celle, véridique du tournage d'un film des frères Lumière (joué par les frères Bruno PODALYDES et Denis PODALYDES) mettant en scène les deux clowns.
Dommage que sur la forme, le film soit si médiocre, nous embrouillant avec des allers-retours temporels inutiles et des reconstitutions malhabiles. Le sujet, lui, était passionnant, décortiquant une affaire retentissante vieille de 30 ans qui avait offert sur un plateau d'argent à la justice un coupable idéal, immigré, illettré et ne maîtrisant pas la langue française. D'autres affaires (celle de Patrick Dils, celle de Marc Machin) illustrent combien le fait d'être démuni socialement et intellectuellement pénalise dans un tribunal. Même dans "Anatomie d'une chute" (2022) qui se déroule dans un milieu aisé et lettré, le fait de ne pas bien maîtriser la langue française met Sandra en difficulté lors de son procès. Alors que dire d'un jardinier marocain employé chez des veuves fortunées sur la côte d'Azur! Non seulement ses multiples handicaps ont empêché Omar Raddad de se défendre, mais le film souligne assez bien combien l'enquête a été paresseuse, négligeant les pistes qui pouvaient conduire à des conclusions différentes.
Hélas, cinématographiquement, le film de Roschdy ZEM n'a qu'un seul intérêt: la prestation poignante de Sami BOUAJILA dans le rôle principal.
Comment captiver un large auditoire tout en proposant un spectacle de qualité? En élargissant son horizon pardi! C'est le pari gagné de Louis GARREL qui en sortant de son étroite zone de confort nous régale d'un film vraiment réjouissant dont le scénario ciselé a été fort justement récompensé aux César de même que la prestation énergique de Noémie MERLANT elle aussi trop souvent cantonnée à un cinéma de niche. "L'Innocent" est une comédie policière qui réussit à mêler une histoire familiale intimiste (et partiellement autobiographique) à une intrigue de braquage ultra-référencée, celle du dernier coup qui ne se passe pas comme prévu. Si l'ex-taulard Michel (Roschdy ZEM) se prends les pieds dans ses mensonges et met en péril son couple en revanche pour son beau-fils, Abel (Louis GARREL), sa présence est le coup de fouet qui lui manquait pour reprendre sa vie en mains. Plein de méfiance vis à vis de ce beau-père dont s'est amourachée sa mère Sylvie lors des cours de théâtre qu'elle donne en prison (Anouk GRINBERG qu'on se réjouit de voir enfin au premier plan), Abel qui est aussi réservé et inquiet que Sylvie est exubérante et confiante décide d'enquêter sur Michel. Bien qu'il ne soit pas très doué, il finit par découvrir au cours d'une scène digne d'un film d'espionnage (et en split-screen!) que celui-ci prépare bien un braquage. Mais Michel finit par lui jurer que c'est pour le bonheur de sa mère et qu'il n'y a aucun risque. Et comme Abel ne veut pas briser le coeur de sa mère, il se décide à aider son beau-père, moins secondé que supplanté par son explosive amie Clémence (Noémie MERLANT). Et c'est ainsi que se met en place le bouquet final qui voit se dérouler dans le dos du chauffeur l'équivalent de "L'Ultime razzia" (1956) pendant que Abel et Clémence jouent pour distraire le chauffeur une variante de "Quand Harry rencontre Sally" (1989). Jean-Paul (Jean-Claude PAUTOT), le collègue braqueur de Michel n'a-t-il pas dit que ce que le public recherchait, c'était "du cul et de la violence"? Mais la réalité va très vite dépasser la fiction, pour le plus grand plaisir du spectateur, le vrai, celui qui est derrière l'écran. Il y a en effet beaucoup de mises en abyme dans le film et la scène dans laquelle Abel et Clémence répètent leurs rôles semble jouer avec l'image que l'on se fait des acteurs, de Louis GARREL en particulier qui manifeste une certaine autodérision bienvenue. Un virage vers l'élargissement de sa palette et de son auditoire confirmé en 2023 avec sa prestation dans l'excellent "Les Trois Mousquetaires - D'Artagnan" (2022).
"Ma Saison préférée" est un film étrange et quelque peu "bâtard". D'ailleurs une scène résume assez bien le film tout entier: celle dans laquelle Berthe (Marthe VILLALONGA) qui cueille des cerises dans son jardin a une attaque et s'évanouit. André TÉCHINÉ filme d'abord en plongée la terre, les feuilles tombées au sol près de la vieille femme puis il lui fait ouvrir les yeux et contempler le ciel et les branches du cerisier en contre-plongée. On peut rajouter une troisième dimension qui est le temps: des plans sur de vieilles photos en noir et blanc que l'on devine être celles de Marthe VILLALONGA jeune qui voit ainsi son passé défiler. Le film navigue ainsi entre les vestiges d'un passé révolu idéalisé (les photos de jeunesse, l'évocation nostalgique des souvenirs, la maison de la mère, le temps qui passe et découpe le film en quatre temps, allusion aux saisons du titre), un présent solidement ancré dans une réalité sociale, familiale et territoriale qui est la principale force du film et ce qui semble relever du domaine du fantasme, qui est sa principale faiblesse. André TÉCHINÉ filme admirablement bien sa région d'origine (qui est aussi la mienne donc je peux d'autant plus apprécier que je connais bien la plupart des endroits où a été tourné le film*) et analyse avec un esprit pénétrant l'ambivalence de rapports familiaux dans lesquels chacun peut se reconnaître. Une mère inculte mais instinctive qui s'est sacrifiée pour la réussite sociale de ses enfants dans le monde "moderne" et en paye le prix (une fin de vie de décrépitude tristement solitaire), un frère, Antoine (Daniel AUTEUIL) et une soeur, Emilie (Catherine DENEUVE) fusionnels (le générique de début effectue un travelling sur une peinture qui montre des bébés siamois) qui en dépit de leur brillante réussite sociale (lui est neurologue, elle notaire) ne sont jamais parvenus à s'épanouir dans leur vie d'adulte. Antoine qui semble bloqué dans une éternelle adolescence (il rejette les montres, casse les horloges par procuration) vit seul et a un comportement assez immature. On comprend qu'il éprouve pour sa soeur une passion incestueuse assez proche de celle que Tony Montana éprouvait pour la sienne. Il ne va pas jusqu'à tuer son mari Bruno (Jean-Pierre BOUVIER) mais leur relation est électrique. Emilie paraît entourée mais est tout aussi seule. Son couple est en crise et sa relation avec ses enfants est tout aussi lointaine qu'elle ne l'est de sa mère (la culpabilité en moins). Catherine DENEUVE est l'interprète idéale de ce type de personnage bourgeois ayant une façade respectable mais rongé de doutes intérieurement.
Mais si l'analyse de ces trois personnages (Antoine, Emilie et leur mère Berthe) est remarquable, il n'en va pas de même avec les enfants d'Emilie et leur entourage, peu et mal utilisés (de plus était-ce une si bonne idée que cela de donner ces rôles à Chiara MASTROIANNI, la fille de Catherine DENEUVE et Carmen CHAPLIN, la petite-fille de Charles CHAPLIN dont le questionnement sur la sororité appartient à un tout autre plan que celui auquel le spectateur peut s'identifier). Enfin les passages relevant du fantasme sont pour la plupart très maladroitement amenés. Si la chute d'Antoine du balcon fait écho à celle de sa mère sous le cerisier et à la défenestration imaginaire de sa soeur, le passage où un jeune homme sorti de nulle part et qui ne prononce pas un mot poursuit Emilie de ses assiduités est grotesque. De même, le plan sur Ingrid CAVEN se mettant à chanter paraît gratuit à qui ne comprend pas la référence et la fin apparaît bien convenue et décevante.
* La scène de l'enterrement à Puycheval offre un aperçu des panoramas de coteaux que l'on peut admirer dans toute la région (à Cordes-sur-Ciel par exemple) alors qu'à l'image d'autres natifs du coin, les frères Larrieu, André TÉCHINÉ filme la place du Capitole et les bords de la Garonne à Toulouse, depuis l'appartement d'Antoine (là où Claude Nougaro s'en est offert un, une fois devenu célèbre).
Sur le plan strictement cinématographique, "Chouchou" est franchement mauvais, entre son scénario torché à la va-vite, ses personnages secondaires parfois caricaturaux au possible, sa mise en scène approximative, sa photographie très banale. Bref tout cela forme un emballage grossier au milieu duquel se trouve tout de même une petite perle: Chouchou lui-même. Le film n'existe en effet que par la performance de son acteur principal, Gad ELMALEH qui est parvenu à faire connaître à un public plus large que celui de ses one-man-show son personnage attachant et extravagant de travesti maghrébin au langage aussi approximatif qu'imagé. Chouchou est un univers à lui tout seul que son interprète parvient à faire exister "de la tête aux pieds" et qui s'avère à la fois très drôle, plein de délicatesse, et d'une sensualité troublante, notamment lors de son numéro de cabaret sur le "Ah si j'étais un homme" de Diane Tell. D'autre part le caractère candide de Chouchou et l'univers de conte de fées qui l'entoure (avec Catherine FROT et le regretté Claude BRASSEUR dans le rôle des bonnes fées et Alain CHABAT dans celui du prince charmant) permettent d'échapper à ce que le récit aurait pu avoir de graveleux et sont sans doute pour beaucoup dans l'adhésion d'un large public à un personnage qui n'a pourtant rien de mainstream. Comme si d'un coup de baguette magique, le racisme, l'homophobie et la transphobie* avaient disparu miraculeusement du paysage. C'est toujours bon à prendre.
* Chouchou est à la fois homosexuel et transgenre puisqu'il se sent naturellement femme. Cependant l'orientation sexuelle et le sentiment d'appartenance à un genre sont deux choses distinctes. Dans le manga "Family Compo" par exemple qui vient d'être réédité et que j'aime particulièrement, l'auteur, Tsukasa Hojo (plus connu en France pour "City Hunter" alias "Nicky Larson" sous nos contrées) raconte l'histoire d'une famille dont les parents sont hétérosexuels mais ont inversé les rôles de genre, la mère ayant un sexe masculin et le père, un sexe féminin. Ils ont un enfant dont on ne connaît pas le genre avec certitude, celui-ci jouant à brouiller les pistes, au grand dam de l'adolescent qui est amoureux de lui/elle.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.