"Astéroid city", le dernier film de Wes ANDERSON comblera les afficionados du cinéaste. Ceux qui détestent son cinéma ne risquent pas de changer d'avis. Pour moi qui suis entre les deux, l'orientation prise depuis "The French Dispatch" (2018) me désole. Si son style, reconnaissable entre mille n'a quasiment pas évolué depuis ses débuts, ses premiers films assez inégaux comportaient cependant leurs moments réussis de fantaisie ou de poésie et une intrigue lisible. A partir de "A bord du Darjeeling Limited" (2007) et surtout de "Moonrise Kingdom" (2012), les mécaniques huilées de ses films déraillaient à un moment ou à un autre du récit pour laisser entrer l'imprévu que ce soit les débordements naturels ou ceux de l'émotion. Il parvenait même à partir de "The Grand Budapest Hotel" (2013) à donner une portée politique à ses films et offrait en prime un grand rôle à Ralph FIENNES qui comme Gene HACKMAN s'émancipait du cadre dans lequel il était construit. Mais depuis "The French Dispatch", non seulement on en revient aux belles mécaniques des débuts où rien ne dépasse mais en plus, Wes ANDERSON multiplie à l'intérieur de chacune d'elle les ramifications et imbrications scénaristiques qui les rendent illisibles en plus d'une inflation de stars de plus en plus indigeste. Ainsi "Astéroïd City" est construit sur une mise en abyme sans intérêt. La partie méta en noir et blanc qui dévoile les dessous de la pièce en train de se dérouler sous nos yeux est parfaitement inutile. Wes ANDERSON n'a pas inventé les relations entre théâtre et cinéma et cela a été fait tellement mieux ailleurs! Quant à la pièce elle-même, on ne sait pas très bien ce qu'elle veut nous dire tant elle est décousue. Plusieurs intrigues sont amorcées, aucune n'est véritablement explorée. Il y aurait eu en fait de quoi faire plusieurs films mais pour cela il aurait fallu choisir et c'est ce que semble ne pas avoir su ou voulu faire Wes ANDERSON. Le résultat est un défilement ininterrompu de personnages et de situations qui submerge le spectateur. Revenir à plus de simplicité et épurer le propos me semble être devenu une urgence sinon Wes Anderson va finir écrasé sous le poids non d'un astéroïde mais de ses propres films. Et perdre définitivement une partie de ses spectateurs, lassé de ces manifestations d'ego surdimensionné.
"Rushmore", le deuxième long-métrage de Wes ANDERSON est celui qui l'a fait connaître. Bien que l'on reconnaisse son style et ses thèmes de prédilection, ils ne phagocytent ni l'intrigue, ni le personnage principal comme cela peut être le cas parfois, le film tendant à devenir alors un album Panini comme dans le récent et décevant "The French Dispatch" (2018). L'unité de lieu étant la règle dans les films de Wes ANDERSON (train, maison de famille, sous-marin, plage, hôtel, île, siège de rédaction d'un journal) "Rushmore" est le nom d'une prestigieuse école privée dans laquelle Max (Jason SCHWARTZMAN dans son premier rôle) un adolescent décalé et hyperactif tente de s'y faire une place, multipliant les impostures. Pour commencer, il s'invente une origine sociale prestigieuse alors que son père (Seymour CASSEL) qui est veuf est un modeste coiffeur. Ensuite, il délaisse les études pour lesquelles il n'est pas doué (sauf en rêve!) au profit d'une impressionnante liste d'activités extra-scolaires (et donc autant de vignettes!) destinées à le valoriser. Enfin, il ne se lie qu'avec des gens plus jeunes ou plus vieux que lui ce qui finit par le faire dérailler. Il tombe en effet amoureux de l'institutrice (Olivia WILLIAMS) qui repousse ses avances insistantes mais pas celles de Herman Blume (Bill MURRAY dont c'était la première collaboration d'une longue série avec Wes ANDERSON). L'amitié que Max a noué avec le père d'élève chef d'entreprise dépressif quinquagénaire se transforme en guérilla et le jeune homme finit par être renvoyé de l'établissement. Un long purgatoire l'attend avant qu'il ne puisse retrouver un certain équilibre dans sa vie.
Si le portrait de Max sonne juste, c'est sans doute qu'il présente des similitudes avec Wes ANDERSON. En effet outre le fétichisme des uniformes, Max adore créer des microcosmes ce qui est une métaphore du cinéma et surtout du cinéma tel que l'envisage Wes ANDERSON, lui qui invente des mondes autarciques ressemblant à des maisons de poupées. De façon significative, Max est exclu de son établissement pour avoir voulu construire un aquarium sans autorisation sur un terrain de baseball. De façon tout aussi significative Max parvient à s'accomplir en écrivant et faisant représenter des pièces de théâtre, autre microcosme lui permettant de contrôler son environnement et de le mettre à distance. Ainsi dans sa pièce, sa gué-guerre avec Hernan Blume devient la guerre du Vietnam façon "Apocalypse Now" (1976) en modèle réduit avec dans l'un des rôles principaux, l'une des brutes qui le harcelait à Rushmore! La mise en abyme est évidente: l'école Rushmore apparaît dans l'introduction elle-même derrière des rideaux de théâtre que l'on ouvre.
Choisir la ville d'Angoulême comme cadre d'un film qui ressemble moins à un journal qu'à une bande-dessinée franco-belge rétro (ou à une revue type "le journal de Spirou"), c'est très bien vu ^^. D'ailleurs les passages animés dans la quatrième histoire font partie des moments les plus réussis du film. Et on reconnaît bien les obsessions du cinéaste, de la nostalgie d'un passé pittoresque fantasmé reconstitué avec le perfectionnisme d'un freak control à la Jean-Pierre JEUNET (voire par moments à la Jacques TATI avec un passage qui lorgne du côté de "Mon oncle") (1957) doublé d'un fanatique de la composition symétrique à son amour de la littérature avec un découpage en chapitres/histoires semblable à celui de "Royal Tenenbaums (The)" (2002). Néanmoins l'Angoulême du film s'appelle "Ennui-sur-Blasé" et a un petit air du Paris d'antan. Et ça aussi c'est bien vu. Je devrais dire "hélas". Car la nostalgie de Wes ANDERSON le fait rétropédaler à l'époque de ses films-bulles sur-signifiants mais trop repliés sur eux-mêmes pour se préoccuper d'aller toucher l'autre. Et à force de vouloir caser tous les membres de sa troupe (de plus en plus nombreux au fil des films) et tous ceux qui souhaitent figurer dans un "Wes Anderson", on n'est plus dans une BD et encore moins dans un journal mais dans le "who's who". On sort sans arrêt du film parce qu'on est distrait par telle ou telle célébrité qui apparaît dans un coin de l'image, souvent sans une ligne de dialogue d'ailleurs. Pour les célébrités en question (notamment françaises), c'est d'ailleurs une arme à double tranchant. D'un côté, tourner dans un Wes ANDERSON même à Angoulême, c'est comme décrocher la timbale dans "Midnight in Paris" (2011) de Woody ALLEN (qui ont en commun au niveau casting Owen WILSON et Léa SEYDOUX): c'est "the place to be". Et en même temps, tant de talents sous ou pas du tout exploités, ça finit par faire beaucoup de papier gâché. Certes, il y a ceux pour qui figurer dans un Wes ANDERSON n'est que la cerise sur un gâteau déjà bien garni (Hippolyte GIRARDOT, Cécile de FRANCE, Guillaume GALLIENNE, Christoph WALTZ etc.) Mais pour d'autres, cela aurait pu être un tremplin si leur rôle avait été un tant soit peu développé. Je pense en particulier à Elisabeth MOSS, à Denis MÉNOCHET ou encore à la formidable Lyna KHOUDRI qui bien qu'ayant un vrai rôle dans le film se retrouve dans le segment le plus faible, soit une redite du personnage contestataire de "L Île aux chiens" (2018). Or la contestation étudiante est antinomique d'un cinéma qui a tendance à étouffer les débordements. Les meilleurs films de Wes ANDERSON sont justement ceux où il s'y confronte d'ailleurs: débordement hormonal et de la nature dans "Moonrise Kingdom" (2012) ou de l'Histoire dans "The Grand Budapest Hotel" (2013) . Car c'est le dernier point que je voulais développer, l'intérêt des différentes histoires racontées est très inégal. Je ne suis d'ailleurs pas fan de ce format pour un long-métrage qui disperse l'information (justement). La partie la plus intéressante est sans doute la deuxième histoire avec son peintre psychopathe incarcéré (Benicio DEL TORO) et sa muse gardienne (Léa SEYDOUX). Outre les quelques pointes d'humour bienvenues, on peut l'interpréter comme une réflexion sur l'art voire un autoportrait du réalisateur (style pictural perfectionniste et maladivement répétitif dans un cadre carcéral). La superposition de strates narratives est cependant un peu longuette par moments (les personnages joués par Adrien BRODY et Tilda SWINTON font doublon). J'ai aussi un faible pour la quatrième histoire. Pas seulement à cause des passages animés mais aussi parce que cela faisait longtemps que je n'avais pas vu au cinéma Jeffrey WRIGHT (dans le rôle du journaliste auteur du segment) et que j'adore cet acteur. Cela va avec le fait qu'il y a dans cet épisode (très culinaire) une sensualité qui fait défaut aux autres par le biais du goût, retranscrit visuellement par une image soudain saturée de couleurs qui tranche sur le reste. Le dialogue entre le chef cuisinier asiatique et le journaliste est d'ailleurs le seul qui ait un peu de relief émotionnel. Il renvoie au sentiment de déracinement qui existait dans le très beau "The Grand Budapest Hotel" (2013).
"La Famille Tenenbaum" est le troisième film de Wes ANDERSON et c'est celui qui lui a permis d'accéder à une reconnaissance internationale il y a tout juste vingt ans. Il est caractéristique du style de ce cinéaste singulier qui aime filmer comme on si l'on regardait un album d'images. Découpé en huit chapitres, le film s'attache à l'un des thèmes favoris du cinéaste, la famille dysfonctionnelle avec ses trois enfants dépressifs et névrosés, ex-génies englués dans un marasme tel qu'ils retournent se réfugier dans la maison de leur enfance. Leur apparence figée dans une panoplie infantile souligne leur incapacité à évoluer. Chas l'aîné (Ben STILLER dans un rôle décalé par rapport à son emploi habituel), ancien as de la finance traumatisé par un accident d'avion qui a coûté la vie à sa femme vit dans un état d'alerte permanent qui le rend complètement paranoïaque et qu'il répercute sur ses fils, semblables à lui en tous points et sommés d'agir comme si leur vie était en jeu à chaque instant. Ironiquement c'est lorsqu'il baisse sa garde que ceux-ci vont échapper à la mort grâce à l'intervention du père, Royal (Gene HACKMAN) qui tente de racheter des années et des années d'abandon du foyer conjugal et familial en transmettant un peu de légèreté et de folie à ses petits-fils. Margot (Gwyneth PALTROW) la fille adoptive douée pour écrire des pièces de théâtre s'est enfermée dans un culte du secret qu'elle cultive si bien que personne dans son entourage ne connaît son épais dossier, à commencer par son vieux mari, Raleigh (Bill MURRAY). Enfin Richie (Luke WILSON) est un ex-champion de tennis qui a complètement craqué le jour où il a découvert que sa soeur dont il est secrètement et obsessionnellement amoureux s'est mariée. Son régression est telle qu'il va aller jusqu'à offrir sa chambre à son père pour aller se replier sous une tente dans le salon.
Tout le talent du cinéaste est de nous présenter cette histoire comme un conte de fée désenchanté teinté d'ironie. Avec son esthétique de maison de poupée, son fétichisme du vêtement et de l'accessoire vus comme des déguisements (le tennisman, le cow-boy etc.), son style-vignettes, tout renvoie au monde de l'enfance mais ce sont bien des adultes en souffrance qui sont dépeints. L'élégance visuelle et sonore (la BO est fantastique et choisie avec autant de méticulosité que le reste), les traits d'humour pince-sans-rire et les quelques moments de bonheur servent à camoufler le fait que les personnages sont profondément seuls. Seuls dans le cadre comme dans la vie, le manque de communication étant le dénominateur commun de tous les membres de la famille. Les remords tardifs du père qui permet enfin à sa femme (Anjelica HUSTON) de refaire sa vie peuvent peut-être amorcer un espoir de changement. On peut cependant reprocher à ce film son excès de retenue qui le rend un peu trop froid et distancié par moments, défaut corrigé dans les films ultérieurs.
Bien que pouvant être vu et apprécié en lui-même, "Hôtel Chevalier" est le prologue du long-métrage de Wes Anderson sorti la même année, "A Bord du Darjeeling Limited". Il a pour personnage principal l'un des trois frères Whitman, Jack (Jason Schwartzman) qui fait une escale à Paris dans un hôtel de luxe (l'hôtel Raphael renommé "Chevalier" dans le film) quelques semaines avant de s'embarquer à bord du fameux périple en train qui constitue la colonne vertébrale du long-métrage de Wes Anderson. On reconnaît notamment sa valise qui fait partie de la même gamme que celle de ses frères. Mais à ses côtés, un autre personnage joue un rôle important alors qu'il est à peine montré dans le long-métrage, c'est son ex(?) petite amie, jouée par Natalie Portman qui vient lui rendre visite pour peut-être tenter de réparer les pots (les ponts?) cassés entre eux.
"Hôtel Chevalier" a beaucoup fait parler de lui à sa sortie parce que Natalie Portman y joue en partie dénudée. Cela n'a cependant rien de gratuit car la beauté plastique de l'actrice ne fait pas oublier les bleus qui recouvrent son corps et qui parlent d'eux-même, tout comme la fin où Jack lui fait contempler la "vue" qu'il a de Paris depuis sa fenêtre avant qu'un mouvement de caméra nous révèle que celle-ci est complètement bouchée. On peut également souligner le fait que Jack commande des plats auxquels il ne touche pas, déshabille son amie tout aussi appétissante mais ne fait pas l'amour avec elle ou encore regarde "Stalag 17" à la TV, un film de Billy Wilder ayant pour cadre un camp de prisonnier. Cette atmosphère d'impuissance dépressive s'allie à un écrin magnifique que ce soit au niveau des lumières et des couleurs (le blues du dehors contrastant avec la dominante curry de la chambre qui annonce le but du voyage à venir) ou de la balade entêtante et très élégante qui accompagne la plus grande partie du film, "Where Do You Go To (My Lovely)" de Peter Starstedt qui fait écho aux plats en français commandés par Jack.
Il y a selon moi deux périodes dans la filmographie de Wes ANDERSON: une première période très détachée et une seconde période beaucoup plus impliquée (tant émotionnellement que politiquement). "A bord du Darjeeling Limited" appartient à sa première période. C'est une sorte de "roman familial" à huis-clos comme dans "La Famille Tenenbaum" (2002). Un album Panini plutôt qu'un roman d'ailleurs sauf qu'au lieu de lire les vignettes dans le sens vertical, on les lit ici dans le sens horizontal étant donné que la majeure partie du film se déroule à bord d'un train. Celui-ci comme dans "La Vie aquatique" (2003) joue le rôle d'une bulle qui isole les protagonistes de l'extérieur, une Inde vue surtout à travers un prisme exotique. Il y a cependant un moment dans ce film qui laisse pressentir l'évolution du cinéma de Wes ANDERSON. C'est celui où, après s'être fait éjecter du train, les trois frères Whitman, Francis (Owen WILSON), Peter (Adrien BRODY) et Jack (Jason SCHWARTZMAN) rencontrent leurs "miroirs" indiens en fâcheuse posture et tentent de venir à leur secours. Alors seulement ils semblent sortir de leur neurasthénie, se jettent à l'eau, risquent leur peau et en ressortent passablement secoués, surtout Peter, le futur père qui n'a pas réussi à sauver l'un des garçons et est couvert de sang. Pour une fois on a l'impression que Wes ANDERSON accepte de se confronter à un sentiment (la douleur) même si ça ne dure pas. Il faut dire que le court-métrage qui sert de prélude, "Hôtel Chevalier" laisse lui aussi affleurer des sentiments et des émotions, mélancolie, douleur, impasse existentielle (la vue bouchée, les bleus sur le corps). L'aspect distancié du film, son humour pince-sans-rire sert à éviter de trop faire ressentir à quel point les frères sont dépressifs. Mais à force de détachement et de pseudo indifférence, le tout sur un rythme nonchalant (le film se traîne parfois), on finit par se lasser quelque peu même si on a compris que l'enjeu du voyage consiste à laisser la figure mortifère du père derrière soi (Bill MURRAY, sa voiture en panne et sa ligne de lourds bagages lestés encore par le présent de l'ex petite amie de Jack, jouée par Natalie PORTMAN) pour pouvoir enfin avancer dans la vie.
"L'île aux chiens" est le deuxième film d'animation en stop motion de Wes Anderson après "Fantastic M. Fox". Mais 10 ans ont passé et Anderson a étendu et approfondi son univers. Je suis d'accord avec l'article de Robin Canonne publié le 12/04 dans le Figaro.fr: "On pouvait reprocher aux premiers films de Wes Anderson une certaine froideur. Depuis Moonrise Kingdom, le réalisateur a semble-t-il trouvé cette petite chose qui manquait à son cinéma." Comme le résume Jérôme d'Estais pour la Septième Obsession, ce "conte ancien et moderne, éternel, dresse un pont entre le cinéma insulaire d'Anderson qui menaçait un jour d'être englouti et le monde extérieur, celui d'un public ébloui et reconnaissant".
"L'île aux chiens" est une fable politique mordante doublé d'un récit d'aventures SF prenant et d'un hommage éblouissant au Japon. Les amoureux de cette culture (dont je fait partie) seront comblés. Les tambours japonais, le sumo, les haïkus, les estampes, le théâtre kabuki, le cinéma de Kurosawa, le wasabi et les sushis, les cerisiers en fleurs ainsi que la langue sont particulièrement mis à l'honneur. La BO d'Alexandre Desplat s'avère particulièrement inspirée et le doublage (dont le casting en VO et en VF a été choisi par Wes Anderson) est particulièrement soigné. Les chiens s'expriment dans la langue du spectateur et les hommes en japonais (le plus souvent non traduit). L'animation est somptueuse, les plans sont riches visuellement et fourmillent de détails. Cependant, le film n'est pas avare de moments contemplatifs sortis tout droit de l'œuvre de Miyazaki (qui est à l'animation ce que Kurosawa est au live: un géant du cinéma). Il a fallu deux ans pour réaliser le film et le perfectionnisme maniaque de Wes Anderson se ressent partout. Mais l'exigence est la marque des grands.
Le Japon de Wes Anderson est à la fois éternel et dystopique. Rétrofuturiste en somme. Le Japon contemporain se devine dans l'importance accordé aux drones et aux robots canins mais aussi dans les déchets de l'île-poubelle. Le parc d'attraction désaffecté fait penser au "Voyage de Chihiro" et les centrales nucléaires éventrées à la catastrophe de Fukushima. Quant aux déchets compactés, ils rappellent les cubes de "Wall-E" et son vibrant plaidoyer écologiste. Car l'île-poubelle est aujourd'hui une vision post-apocalyptique terriblement réelle. Même s'il s'agit aussi de rendre hommage à "Akira". Le laboratoire caché de l'île où les chiens avant d'être pestiférés étaient soumis à des expériences fait penser à l'œuvre d'Otomo et ses cobayes humains.
Il en va de même de la fable politique du film. Elle évoque aussi bien le nazisme (qui avant d'exterminer les juifs songeait à les déporter sur l'île de Madagascar) que les politiques actuelles d'exclusion et de parcage des migrants dans des conditions inhumaines. L'île de Megasaki est dirigée par un tyran qui manipule la population à coups de propagande, de censure et d'élections truquées. Celui-ci désigne à la foule un bouc-émissaire qu'il a lui-même créé (le chien contaminé par ses soins) et qui est porteur de tous les maux. Cet ennemi sanitaire est banni, déporté, enfermé, soumis à des conditions de vie misérables dans l'attente d'être exterminé. Les "dissidents" sont officiellement tolérés mais en réalité persécutés et assassinés. Les élites sont corrompues ou éliminées. Seuls quelques jeunes refusent d'admettre la disparition du meilleur ami de l'homme (c'est à dire leur propre deshumanisation) et décident de résister. Le principal d'entre eux est le neveu adoptif du maire de Megazaki qui part en expédition sur l'ile-poubelle afin de retrouver son chien, aidé par cinq de ses congénères, quatre anciens chiens domestiques et un chien errant quelque peu asocial et décalé mais qui va s'avérer être central dans l'intrigue.
"Avant 1914 (...) il n'y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières (...) C'est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie: la haine ou tout au moins, la crainte de l'autre. Partout on se défendait contre l'étranger, partout on l'écartait." (Stéphan Zweig, Le monde d'hier, référence revendiquée ainsi que le reste de son œuvre par Wes Anderson comme source d'inspiration majeure pour "The Grand Budapest Hôtel.")
M. Gustave (Ralph Fiennes) un "homme d'hier", concierge au Grand Budapest Hôtel dans les années 30 refuse d'admettre que son monde s'est écroulé. Face aux distinctions de classe, à la montée du nationalisme et de la violence totalitaire, il tente de dresser les remparts dérisoires de ses manières dinstinguées, symbolisées par son parfum, "l'air de panache". Mais dans Le monde d'hier, Zweig constate avec désespoir l'échec de la civilisation (échec prédit par son ami Freud) face à la barbarie. M. Gustave ne peut pas gagner face à des soldats armés jusqu'aux dents qui persécutent son protégé d'origine immigrée, Zéro Mustapha dont les papiers ne sont pas en règle. L'ironie de l'histoire étant que Zéro Mustapha prendra la place de son mentor et deviendra à son tour un homme d'hier, tentant de préserver un peu du lustre passé de l'hôtel, dépouillé de son luxe et vidé de ses clients sous l'ère soviétique.
M. Gustave/Zéro Mustapha, c'est en quelque sorte Wes Anderson lui-même. Son film traverse toutes les guerres d'anéantissement du XXeme siècle et se situe dans l'un de ses épicentres: l'Europe centrale et orientale, entre "Rhin et Danube". Mais il tente de s'en protéger par toutes sortes d'illusions: décor d'opérette, style de vignettes de BD ligne claire à la Hergé (on est pas loin de la Syldavie), effets cartoon à gogo, situations décalées et burlesques, tout est fait pour nous distraire et nous faire oublier la noirceur du propos. Jusqu'à ce que les personnages finissent assassinés ou meurent sans descendance, Et qu'il ne reste plus rien de l'hôtel, lui aussi anéanti. Alors on se rappelle le sort de l'un des plus grands écrivains du XXeme siècle qui vécut et s'épanouit dans une Vienne cosmopolite avant de voir son monde s'écrouler sous la botte nazie et qui finit suicidé quelque part à Petropolis en 1942. Sans descendance.
Dans le folklore occidental, le renard personnifie la ruse et la malice ce qui en fait un personnage ambivalent à la fois héroïque et fourbe. Il s'inscrit dans longue tradition littéraire du Roman de Renart qui lui donne son nom (exit le goupil) et ses caractéristiques aux fables de La Fontaine et à Machiavel (le prince doit se faire à la fois renard et lion c'est à dire combiner la force et la ruse). Le film de Wes Anderson, cinéaste de la transmission s'inscrit parfaitement dans cette filiation. Adapté du livre de Roald Dahl, Fantastique maître Renard, il rend également hommage au pionnier de l'animation en volume, le cinéaste Ladislas Starewitch qui réalisa une adaptation du Roman de Renart avec cette technique en 1937. Comme tous les films d'Anderson, Fantastic Mr. Fox puise ses sources dans le pouvoir d'émerveillement du monde de l'enfance, la ligne claire des vignettes de BD ou des livre d'images mais les thèmes abordés sont plutôt adultes et mélancoliques et le style, empreint d'ironie et de second degré. Anderson complexifie le personnage de Mr. Fox par rapport à l'oeuvre de Dahl pour en faire un de ces pères fantasques et irresponsables dont il a le secret dans la lignée des Royal Tanenbaum et autres Steve Zissou. Trahissant la promesse faite à sa femme, Fox qui est mal à l'aise dans sa peau d'adulte trop grande pour lui reprend sa vie ado de rapines et met en danger sa famille et sa communauté. D'autre part il n'hésite pas à marginaliser son fils, lui préférant le neveu de sa femme plus charismatique et plus doué. Fox est courageux mais il est aussi vaniteux, prenant la pose en sifflant et claquant sa langue de façon ridicule. Anderson s'offre au passage une belle satire du monde contemporain en multipliant les allusions ironiques (achat d'un logement, méditation transcendantale, comparaison du prestige des cartes de crédit, aliments de grande distribution transformés ou reconstitués par l'industrie agro-alimentaire, publicités, jeux vidéos, TV etc.) Il multiplie également les passages parodiant d'autres genres de cinéma: cinéma d'animation en volume de Nick Park (Chicken Run surtout mais aussi une touche de Wallace et Gromit), films de casse type Ocean's 11,12,13... (avec la voix de Clooney en prime qui double Mr. Fox en VO), films d'art martiaux avec le rat, western dans la scène de l'embuscade, film de guerre (la salle d'opérations des animaux) etc.
Peu de films de ces cinq dernières années m'ont autant éblouie et touchée que Moonrise Kingdom. A l'image de son titre, le film est un conte initiatique d'une grande poésie. L'action est située dans les années 60 sur une île de la Nouvelle-Angleterre à la veille d'une formidable tempête. Dans ce lieu presque coupé du monde, deux univers coexistent mais ne se mélangent pas. D'un côté celui des adultes qui incarnent presque tous des figures d'autorité (policier, avocat, chef scout...) est carré, clos et cartésien. Il est matérialisé par la visite de la maison des Bishop pièce par pièce puis par celle du camp scout qui reprend la même esthétique et la même mise en scène en forme d'inventaire méticuleux permis par des travellings horizontaux ou verticaux. Mais cette impression de maîtrise et d'ordonnance géométrique est contredite par la taille et l'aspect de leurs habitations qui ressemblent à des miniatures. De fait les adultes du film s'avèrent absents, tragiquement impuissants, démissionnaires, mous, défaitistes et incapables d'habiter leur fonction. C'est pourquoi devant le désert parental, les enfants ont développé leur propre univers en forme de fusée ou de bateau, arrondi, ouvert sur l'extérieur et l'imaginaire. Le refuge de Suzy au sommet de sa maison ressemble à un phare, la découpe de la tente qui permet à Sam de s'enfuir ressemble à un hublot, l'improbable cabane perchée des scouts semble tutoyer les étoiles, et surtout La crique où les enfants abritent leur amour et qui porte un nom sans âme est rebaptisée par eux "Moonrise Kingdom". Cette même crique arrondie que Sam continue à peindre dans le salon carré des parents de Suzy. Ces enfants qui symbolisent la vie et la lumière, qui incarnent les animaux de l'arche de noé, qui prennent toutes les initiatives, qui bouillonnent d'énergie sont menacés de dévitalisation par la coercition qui s'exerce sur eux. Leur soif de liberté ne peut s'exprimer que par la transgression. Sam et Suzy que leur sensibilité aigue, leur précocité et leurs problèmes familiaux rendent particulièrement inadaptés et vulnérables sont en première ligne. Suzy est cataloguée comme étant une enfant perturbée alors que Sam est promis aux séances d'électrochoc voire à la lobotomie. Seule la tempête libératrice qui éclate à la fin du film (une sorte de mai 1968 avant la lettre?) et renverse tout sur son passage peut rebattre les cartes. Le tout avec l'aide d'un adulte qui finit par sortir de son apathie, le capitaine Sharp (Bruce Willis dans un de ses meilleurs rôles). Sharp est une version adulte d'un Sam à qui on aurait brisé les ailes. Sa rencontre avec celui-ci, son désir de le protéger et de protéger sa relation avec Suzy va le reconnecter à la vie.
Le style vignettes colorées et surchargées de détails de Wes Anderson reconnaissable entre tous est ici mis au service d'une histoire haletante et de personnages forts et émouvants. L'hommage à Kubrick y est particulièrement appuyé des poses de Lolita de Suzy aux débordements liquides sur fond de décors géométriques qui étaient le leitmotiv de Shining. La bande-son tout aussi travaillée que l'image est également très belle et en harmonie avec l'histoire racontée (la famille, l'arche...)
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.