En dépit du grand prix obtenu à Cannes, "All we imagine as light" est bien parti pour rester un film confidentiel, peu distribué et projeté dans de petites salles. C'est avant tout un film d'atmosphère, construit sur un contraste entre l'effervescence de Mumbai et le calme apparent d'un village au bord de la mer. D'une nuit bleutée filmée à l'aube en caméra cachée à la façon d'un documentaire émergent trois femmes qui ont en commun d'avoir comme des centaines de milliers d'autres habitants de l'Inde quitté leur village pour une vie meilleure dans la métropole économique du pays. Une vie meilleure toute relative avec des maux communs aux autres grandes villes d'Asie: le surpeuplement, la promiscuité mais aussi la gentrification qui grignote l'espace de vie déjà restreint des classes populaires au profit des privilégiés. S'y ajoute la question du communautarisme qui aussi bien issu du système des castes que du modèle anglo-saxon fait cohabiter les groupes en leur interdisant de se mélanger. Ainsi que celle d'une condition féminine marquée par l'empêchement.
Le poids du patriarcat est en effet un autre thème majeur. Prabha, Ranu et Parvaty, les trois héroïnes du film travaillent dans le même hôpital. La troisième qui est la plus âgée est sur le point de se faire expulser de son logement qui va être rasé. La première et la deuxième qui sont colocataires ont beau travailler, elles sont victimes du poids des traditions et du machisme. Prabha a été mariée à un homme qui l'a délaissée pour partir travailler en Allemagne et s'interdit d'aimer à nouveau alors que Ranu est amoureuse d'un musulman qu'elle ne peut fréquenter que clandestinement. Elle rêve de se donner à lui mais cela aussi est impossible: ils n'ont nulle part où se réfugier, l'intimité leur est interdite.
Réunies à la ville, les trois femmes le sont aussi à la campagne lorsque Prabha et Ranu accompagnent Parvaty qui décide de retourner dans son village. Par rapport au tumulte de Mumbai, filmé comme un carrousel de lumières rouges et bleues, le village apparaît comme un havre de paix, propice à l'échappée onirique et spirituelle. Chacune d'elle semble y revivre et une lueur d'espoir jaillit enfin dans la prise de conscience de leur condition commune et de la nécessité de se serrer les coudes pour gagner en liberté. On assiste au triomphe du naturel sur l'ordre social mais celui-ci a été gagné de haute lutte et l'avenir de Prabha et Ranu reste en suspens. "All we imagine as light" est un film assez lent, voire languide et comme beaucoup de films d'auteur/d'autrices asiatiques, très esthétique mais il n'est ni abstrait, ni abscons. Contrairement aux films de Apichatpong WEERASETHAKUL ou à "L'Arbre aux papillons d'or" (2023), l'être humain reste au centre du récit. De même, la société dans laquelle il vit est montrée avec un réalisme documentaire.
"Joue-la comme Beckham" est une petite comédie britannique alerte et pleine d'énergie positive. Si l'histoire est cousue de fil blanc et ressemble à un conte de fées où tous les rêves se réalisent comme par magie, les personnages sont attachants car ils n'entrent pas dans les normes, formant une équipe informelle que l'on a envie de suivre. Jess (Parminder NAGRA) l'héroïne doit sans cesse trouver des subterfuges pour pratiquer son sport favori à l'insu de sa famille indienne attachée aux traditions qui désapprouve son activité. Sa coéquipière "Jules" (Keira KNIGHTLEY alors débutante) est traquée par sa mère, persuadée que son amour du foot dissimule des penchants homosexuels. Leur coach Joe (Jonathan RHYS MEYERS qui n'avait pas encore révélé la face obscure de son jeu avec "Match point") (2005) entraîne des filles et est rejeté par son père. Enfin Tony, le meilleur ami de Jess, indien comme elle fait croire à une idylle entre eux pour mieux dissimuler son homosexualité. Les quiproquos ne cessent ainsi de s'enchaîner autour des différences culturelles et des stéréotypes de genre. La réalisatrice, Gurinder CHADHA est elle-même anglo-indienne et cette double culture nourrit ses films, comme le savoureux "Bride And Prejudice" (2004) (en français "Coup de foudre à Bollywood"). C'est moins le foot que les couleurs, la musique, l'énergie des interprètes et la vivacité de la mise en scène qui nous entraîne et nous fait passer un moment très agréable.
"Devdas" qui en 2002 a donné au public occidental l'occasion de découvrir le cinéma bollywoodien est une splendeur. Du grand spectacle à savourer sans modération. L'usine à rêves de Mumbai lui préfère les excès en tous genres, sollicitant les sens à l'extrême. "Devdas", ce sont 3h magiques dans un palais des 1001 nuits rempli d'acteurs et d'actrices à la beauté stupéfiante (Aishwarya RAI par exemple n'est rien de moins que la Miss Monde 1994!), d'or, de perles, de paillettes, de lumière, de cristaux, de voiles, de grelots, de couleurs, de parfums, de larmes, de danses et de chants absolument envoûtants. Je me souviens avoir découvert le film lors de l'exposition "Musique et cinéma" organisée à la Cité de la Musique à Paris en 2013. Au milieu d'extraits d'autres films, on pouvait voir l'ébouriffante séquence durant laquelle Paro (Aishwarya RAI) et Chandramukhi (Madhuri DIXIT) chantent et dansent sur "Dola re Dola" que j'ai revue depuis des dizaines de fois avec toujours le même émerveillement. Quant à l'histoire, mélodramatique à souhait (d'où le torrent de larmes que déversent les personnages), elle provient d'un classique de la littérature indienne datant de 1917 et adapté plusieurs fois au cinéma. On peut d'ailleurs voir sur les bonus du DVD une comparaison entre la fin choisie par le réalisateur de la version de 2002, Sanjay Leela BHANSALI et celle en noir et blanc de 1955. Derrière l'histoire d'amour impossible entre Paro et Devdas qui rappelle chez nous Roméo et Juliette (les castes se substituant aux rivalités claniques), le film se nourrit d'une symbolique traditionnelle porté par les couleurs, le rouge en particulier qui domine le film ainsi que par l'union de l'eau et du feu, deux éléments omniprésents. Quant aux danses qui sont si importantes dans le pouvoir d'envoûtement du film, elles puisent leurs chorégraphies dans des genres eux aussi traditionnels, disséqués là aussi dans les bonus du DVD qui décryptent notamment leur gestuelle. Tout comme les couleurs et la musique, elles permettent d'exprimer ce qui ne peut être montré frontalement, la passion physique en premier lieu.
"Le Lâche", c'est "Le Mépris" (1963) en version indienne. Les ingrédients ne sont pas tout à fait les mêmes cependant car plus encore que le mépris que lui inspire son ancien amant, c'est l'amertume qui semble dominer le coeur de Karuna (Madhabi MUKHERJEE, l'actrice de "Charulata" (1964) et de "La Grande ville") (1963). Mariée à un homme qu'elle n'aime manifestement pas mais qui la traite avec courtoisie, elle se retrouve par hasard obligée de cohabiter durant près de 24h avec Amit Roy (Soumitra CHATTERJEE) à qui son mari (qui ignore tout de leur ancienne liaison et ne voit manifestement rien) a donné l'hospitalité suite à une panne de voiture. Satyajit RAY filme alors deux personnes qui n'ont pas le même ressenti vis à vis de leur passé commun. Alors que chez Roy, c'est la nostalgie et les regrets qui dominent (flashbacks à l'appui) doublé de l'espoir de reconquérir le coeur de Karuna, celle-ci se montre froide, distante, piquante, ironique, amère et hermétique à tous ses arguments. Remarquable par sa concision, le film se termine sur une chute absolument glaçante qui confirme que le coeur de Karuna a été irrémédiablement brisé. Cette scène fait écho au couperet définitif par lequel dans le flashback de la rupture, Amit perd Karuna. Alors que celle-ci lui proposait alors de renoncer à son train de vie aisé pour vivre avec lui, Amit a réagi en hésitant et en lui demandant du temps. "Ce n'est pas de temps dont tu as besoin, mais d'autre chose" répond-elle, laissant le soin au spectateur de préciser dans sa tête de quoi il est question. Le sentiment qui domine est celui d'un énorme gâchis. Karuna et Amit en dépit de leurs différences sociales ont une sensibilité artistique commune (la première étudie aux beaux-arts, le second devient scénariste) qui finit par se perdre dans les sables. Karuna épouse un homme tout ce qu'il y a de plus trivial (c'est sans doute pour cela qu'il ne se doute de rien) alors que Amit considère son travail comme alimentaire. Bref, c'est la désillusion à tous les étages.
"Les temps ont changé, les gens pensent autrement. Il faut accepter le changement. Le changement vient par nécessité." Cette phrase prononcée par Subrata (Anil CHATTERJEE) à son beau-père plus que réticent à l'idée de voir sa belle-fille travailler résume bien la philosophie des films de Satyajit RAY que j'ai pu voir. On y voit des gens s'accrocher à une illusion d'éternité figée alors que tout ne cesse de changer autour d'eux. Certains finissent par s'y résigner, d'autres s'y refusent et sont emportés par le vent de l'histoire en marche. Cette attitude n'est pas spécifiquement indienne, la difficulté à accepter le changement est universelle et c'est ce qui sans doute explique du moins en partie que les films de Satyajit RAY continuent à nous parler. Les difficultés économiques sont souvent le déclencheur du changement et "La Grande ville" en est le parfait exemple. Subrata avec son seul salaire doit faire vivre à Calcutta sa famille élargie de cinq personnes sans compter lui-même et il a bien du mal à joindre les deux bouts. Sa femme Arati (la charismatique Madhabi MUKHERJEE qui porte le film sur ses épaules), pourtant plutôt conservatrice lui propose de travailler pour améliorer leur situation, ce qu'il accepte. Ce choix contraint par la nécessité va pourtant bouleverser l'équilibre familial, leur couple et la vision qu'ils ont d'eux-mêmes et c'est cela que filme Satyajit RAY avec génie, transformant un drame social en film d'aventures à suspense avec multiples rebondissements et en fine étude de moeurs. Pendant qu'Arati découvre, non sans crainte le monde extérieur et ses nouvelles capacités, Subrata est accablé par la honte (car à cette époque, une femme qui travaillait c'était mal vu) et par la jalousie de voir sa femme s'affirmer en dehors du foyer. Le beau-père qui n'accepte pas l'argent de sa belle-fille s'humilie pourtant bien davantage en demandant l'aumône à ses anciens étudiants alors que le jeune fils de Subrata et Arati fait un très classique chantage affectif à sa mère (vite oublié devant les cadeaux qu'elle lui apporte). Outre ces perturbations familiales, Ray fait également le portrait d'un pays récemment indépendant ayant fait le choix du modèle capitaliste (qui ne s'était pas encore mondialisé) et de l'urbanisation. Si dans un premier temps, il en montre les aspects séduisants, il ne tarde pas à en dévoiler certains des effets pervers, que ce soit les bulles spéculatives non contrôlées ou les abus patronaux. Ces déboires rapprochent au final Subrata et Arati dans une refondation de leur relation de couple pleine de promesses. Un film aussi subtil que lumineux.
"Le salon de musique", l'un des films les plus connus en France de Satyajit RAY est une oeuvre à la fois crépusculaire et enivrante qui raconte les derniers feux d'un monde sur le point de disparaître: celui d'une aristocratie bengalie raffinée et cultivée mais vivant dans sa tour d'ivoire hors d'une réalité qu'elle méprise et qu'elle refuse de voir changer. Pourtant celle-ci vient frapper à sa porte, que ce soit sous la forme de crues et de tempêtes dévastatrices qui inondent les terres, ruinent les récoltes et n'emportent avec elles les espoirs d'avenir ou bien dans son versant social avec l'ascension fulgurante d'une bourgeoisie de parvenus individualistes marchant sans complexe sur ses plates-bandes. Le salon de musique devient le théâtre de tous ces enjeux. Un lieu sacralisé, hors du temps, dans lequel le maharajah épris de musique et de danse continue de donner des fêtes somptueuses dans lesquelles il humilie son grossier rival, y sacrifiant sa famille et sa fortune dans une fuite en avant mortifère qui ne peut avoir qu'une issue tragique. Satyajit RAY nous offre un portrait nuancé de cet homme épris de beauté et garant d'un ordre paternaliste protecteur mais aveuglé par l'orgueil qui contemple passivement sa propre déchéance en se raccrochant à des chimères telles que la croyance en la noblesse de son sang, lequel s'avère pourtant ressembler à celui de tout le monde. Le film est ponctué de séquences de musique classique indienne ainsi que d'une scène finale de danse allant sur un rythme crescendo évoquant le bouquet final d'un feu d'artifices juste avant le néant.
Romance feutrée dans une belle maison bourgeoise dont je n'ai pas oublié le couloir, orné de portes ouvertes et ouvragées, "Charulata" dépeint un triangle amoureux qui avance sans se voir et sans savoir. Une ironie suprême quand on voit combien la connaissance joue un rôle central dans leur vie. Le mari Bhupati (Shailen MUKHERJEE) tient un journal politique qui l'absorbe si complètement qu'il en délaisse sa femme et ne voit pas non plus les malversations de son beau-frère. Charulata (Madhabi MUKHERJEE) est une lectrice et une lettrée qui s'ennuie dans sa prison dorée et satisfait sans s'en rendre compte ses besoins libidineux à travers une paire de jumelles qui l'aident à observer le monde extérieur par le trou de la serrure. Et puis, il y a son jeune cousin Amal (Soumitra CHATTERJEE), féru de poésie qui vient séjourner chez eux. Bhupati y voit le moyen de combler les aspirations intellectuelles de sa femme sans comprendre que celle-ci par le truchement des jumelles peut observer sensuellement le beau jeune homme de dangereusement près. Ses émois se traduisent par les irruptions brusques du mouvement dans une vie figée. C'est donc Amal qui débarque avec le souffle du vent qui secoue la cage aux oiseaux pendue au-dessus de la coursive, c'est la scène dans laquelle il pousse la balançoire de Charulata dont on suit les balancements, hommage direct à"Une partie de campagne" (1946) de Jean RENOIR, mentor de Satyajit RAY. C'est aussi la scène dans laquelle il chante et brusquement, l'entraîne dans un mouvement de danse. C'est enfin après son départ, l'explosion de larmes de Charulata comme une digue qui cède et ouvre brusquement en grand les fenêtres, là encore sous la force du vent. A l'inverse, quand celle-ci retrouve son mari qui a fini mais un peu tard par tout comprendre, l'image se fige. Ce ne sont plus que des photogrammes privés de vie.
"Orgueil et Préjugés" à la sauce bollywoodienne revue et corrigée par Hollywood et la réalisatrice de "Joue-la comme Beckham" (2002) cela donne un film chatoyant et entraînant dans lequel on ne s'ennuie pas une seconde. Le livre de Jane Austen renommé en VO "Bride and Prejudice" est astucieusement transposé de nos jours entre personnes de la très bonne société certes mais issues de deux cultures différentes ce qui épice pas mal la sauce. Outre les chassés croisés dans les différents pays des protagonistes (l'Inde, le Royaume-Uni et les USA) on retrouve l'esprit melting-pot dans des chorégraphies qui évoquent autant Bollywood que Broadway. Les acteurs indiens sont globalement très bons avec une mention spéciale pour l'héroïne, Lalita. Aishwarya RAI est d'une beauté à couper le souffle (elle a été miss monde dix ans avant de jouer dans le film) et a beaucoup d'esprit et de caractère, bref elle est parfaite en Elizabeth indienne. L'autre acteur épatant, c'est Nitin Chandra Ganatra qui joue un M. Kohli (Mr. Collins) beaucoup plus sympathique que dans le roman, ridicule certes mais tendre. Il est clair que le film n'est pas une satire sociale comme peut l'être le roman d'origine, tout est fait pour faire rêver et divertir le spectateur à la manière des soap opera donc on ne parle pas des choses qui fâchent et on reste léger. Il n'empêche que le charme opère et que le film opte pour une direction clairement féministe. Les personnages masculins sont en effet pâlots à côté des filles de la famille Bakshi, y compris le pauvre Darcy joué par un bellâtre quelconque. C'est dommage mais le personnage est souvent sacrifié dans les adaptations au profit d'Elizabeth.
"Le Monde d'Apu" est le troisième et dernier volet de la "trilogie d'Apu" commencée avec "La Complainte du sentier" (1955) qui évoquait l'enfance d'Apu et poursuivie avec "L Invaincu" (1956) qui racontait son adolescence. Dans "Le Monde d'Apu", celui-ci est devenu un jeune homme (interprété par Soumitra CHATTERJEE dont c'est le premier film et qui inaugure ainsi une fructueuse collaboration de plus de trente ans avec Satyajit RAY) qui vit modestement à Calcutta tout près de la gare. Le motif du train, récurrent dans la trilogie illustre ici le tiraillement d'Apu entre ses origines paysannes dans l'Inde ancestrale qu'il a fui et une vie citadine marquée par la précarité. Apu a en effet du mal à joindre les deux bouts. Il est trop qualifié pour les emplois qu'on lui propose mais il ne parvient pas pour autant à vivre de sa plume. L'invitation à assister au mariage de la cousine d'un ami dans l'Inde rurale marque un tournant dans sa vie. Ce retour aux sources magnifié par de superbes et paisibles paysages fluviaux se solde par la rencontre avec Aparna (Sharmila TAGORE qui n'était alors âgée que de treize ans) au bras de laquelle il repart après s'être plié à des traditions qu'il avait pourtant fui. Un choix cependant heureux puisque le couple vit dans la félicité d'un amour partagé extrêmement bien mis en valeur par le réalisateur qui s'avère cependant tragiquement bref. Le destin semble s'acharner sur Apu qui ne peut décidément pas se stabiliser, sa vie se transformant en une longue errance stérile voire autodestructrice (son roman jeté dans la nature et son fils laissé à l'abandon). Une fois encore, c'est en retournant à ses origines qu'Apu peut renouer avec la paix de l'âme et devenir pleinement adulte. La fin est proprement bouleversante, la mise en scène de Satyajit RAY rehaussant les enjeux humains ce qui permet de refermer la trilogie sur un moment d'émotion rare.
"L'Invaincu" est la suite de "La Complainte du sentier" (1955). Elle n'était pas prévue à l'origine mais le succès du premier film conduisit Satyajit RAY à réaliser une trilogie se faisant le miroir des transformations de la société indienne. Dans cet opus de transition, on voit en effet la famille d'Apu continuer à se déliter sous le poids du passé, de l'ignorance et du déracinement. Leur déménagement dans la ville sainte de Bénarès, baignée par les eaux du Gange ne leur apporte pas les bienfaits attendus. La symbolique de l'eau sacrée qui s'avère être un poison mortel est de ce point de vue lourde de sens et souligne l'obscurantisme religieux. Et le retour à la campagne s'avère être un recul dans l'ambiance du premier film avec le poids de la famille et des traditions qu'il faut perpétuer.
Mais Apu ne veut plus de ce destin qui, il le pressent, va le conduire à sa perte comme pour sa soeur et son père. Il ne veut plus rester en dehors de l'histoire en marche, symbolisée par la train. L'école et les opportunités qu'elle offre sera sa planche de salut, lui permettant de s'échapper à Calcutta pour y faire des études et s'inventer une autre vie, tracer son propre chemin plutôt que de suivre le sentier du premier film. Mais ce faisant, il laisse sa mère en arrière qui accablée par ses malheurs successifs n'a plus que lui au monde et dépérit en constatant qu'il lui échappe. C'est ce choix douloureux et le déchirement qui en résulte qui constitue le coeur battant du film. En montant à la ville, en se séparant de sa famille et en refusant de reprendre le métier de son père, Apu s'occidentalise, au grand dam du public indien de l'époque que ce comportement individualiste (qui est aussi un réflexe de survie) a pu choquer. Ajoutons que s'il est moins stupéfiant de beauté que "La Complainte du sentier" (1955), "L'invaincu" n'est pas avare de fulgurances poétiques que ce soit la fascination que la vie grouillante au bord du Gange filmée dans un style néoréaliste peut exercer sur le spectateur, l'envol de corbeaux au moment de la mort du père où ces plans terribles sur le visage douloureux de la mère qui contemple l'aube de la vie de son fils et les lucioles de son crépuscule à elle. L'interprétation de Karuna Banerjee est si possible encore plus poignante que dans le premier film.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.