"Je ne voudrais pas être un homme" est une comédie muette réalisée par Ernst LUBITSCH à la fin de la guerre. Beaucoup de ses premiers films réalisés en Allemagne ont été perdus. Et ceux qui ont été retrouvés sont globalement sous-estimés en raison de leur nature de divertissements aux effets faciles destinés à remonter le moral des allemands. Pourtant, je ne vois aucune rupture entre ce film et les comédies sophistiquées qu'il réalisera aux USA à partir des années 20. Bien au contraire, ce qui m'a frappé, ce sont les liens étroits avec la partie la plus connue de sa filmographie et celle de celui qui se considérait comme son héritier, Billy WILDER. L'héroïne, jouée par Ossi OSWALDA par son jeu truculent fait penser à Mary PICKFORD que Ernst LUBITSCH a dirigé à son arrivée aux USA. Sa quête d'émancipation et de rapports hommes-femmes égalitaires où circulerait librement le désir fait penser à "Sérénade à trois" (1933) d'autant qu'elle partage avec Miriam HOPKINS une extraordinaire vitalité et une spontanéité rafraîchissante. Enfin, le thème du travestissement recoupe d'autres films de Lubitsch sur le jeu des apparences ("To Be or Not to Be" (1942) par exemple) et contient une charge érotique que Billy WILDER a su utiliser dans plusieurs de ses films. Dans "Certains l'aiment chaud" (1959) évidemment mais aussi dans "Uniformes et jupon court" (1942) le travestissement permet de partager la même couchette alors que dans "La Garçonnière" (1960), Baxter se glisse dans un lit encore chaud des ébats de ses employeurs. Dans "Je ne voudrais pas être un homme", le tuteur de Ossi, un homme en apparence autoritaire, froid et rigide qui a été engagé pour la dresser se lâche complètement lors d'une soirée bien arrosée, se met à flirter avec Ossi travestie en homme qu'il ne reconnaît pas avant qu'un quiproquo ne fasse que chacun se retrouve dans le lit de l'autre. On pense évidemment à "Victor Victoria" (1982) qui reposait sur un quiproquo semblable d'autant qu'Ossi, même revêtue d'habits féminins boit, fume et joue au poker mais on est étonné par une telle liberté de ton dans un film de cette époque qui sous couvert de travestissement aborde frontalement l'homosexualité (les baisers d'Ossi et de son tuteur préfigure celui de Joséphine et Sugar dans "Certains l'aiment chaud") (1959) .
Comédie spirituelle et irrévérencieuse pré-code, "Sérénade à trois" raconte comme son titre l'indique la valse-hésitation d'une femme entre deux hommes, et même trois si l'on ajoute Max Plunkett (Edward Everett HORTON) qui représente le parti de la "raison" face aux deux artistes-bohème sans-le-sou que sont George (Gary COOPER) et Tom (Frederic MARCH). D'ailleurs sa phrase-fétiche est "L'immoralité peut être amusante, mais pas assez pour remplacer 100% de vertu et trois repas par jour". Effectivement Max est ennuyeux comme la pluie mais il a pour lui deux "pièges à filles": le prestige social et un compte en banque bien garni. Néanmoins ce n'est pas pour cela que Gilda (Miriam HOPKINS) est tentée par la situation qu'il lui propose mais pour échapper à l'insoluble casse-tête de devoir choisir entre George et Tom et de ne pas y arriver. Tour à tour, on les voit tester différentes configurations dont aucune ne s'avère durable: un "gentleman agreement" basé sur l'amour platonique sauf que comme le rappelle Gilda, elle n'est pas un gentleman, la vie de couple avec l'un, une aventure avec l'autre et finalement pourquoi pas avec les deux? Ce sont les désirs de Gilda qui mènent la danse ce qui est en soi des plus piquants et d'ailleurs dans l'une des premières scènes du film, on la voit ridiculiser Napoléon en l'affublant de sous-vêtements de la marque dont elle fait la publicité. Napoléon qui dans son fameux code de 1804 plaçait la femme sous l'autorité de son mari "au nom de la famille et de sa stabilité". "Sérénade à trois" est au contraire fondé sur l'instabilité et le choix de la bohème est l'antithèse du mariage bourgeois incarné par Max. Le tout avec une suprême élégance. Jamais ce libertinage n'est montré comme graveleux ou scandaleux. Tout semble parfaitement naturel, pétillant, joyeux et quand les deux hommes sont en proie à la jalousie et en viennent au clash, ils le font avec panache grâce aux dialogues et aux idées de mise en scène de Ernst LUBITSCH. Ainsi est très souvent cité en exemple la scène où George déduit que Gilda a passé la nuit avec Tom du fait qu'il trouve ce dernier chez elle au petit matin habillé en smoking et qu'un plan nous montre (et à lui aussi) un petit déjeuner pour deux. Mais n'est jamais mentionné qu'il casse des objets et la savoureuse tirade de Tom qui s'ensuit "C'est une manière de gérer la situation. Commis rentre chez lui, trouve madame avec pensionnaire et casse vaisselle. Du burlesque pur. Mais il y a une autre manière. Artiste intelligent rentre à l'improviste, trouve ses amis infidèles. Les hommes pèsent entre adultes le pour et le contre de la situation. Comédie de haut niveau. Tout le monde apprécie". Et George de répliquer "Il y a une troisième manière. Je te casse les dents et je t'arrache la tête pour t'enseigner la bienséance". Ce à quoi Tom répond "Mélodrame bon marché. Très ennuyeux". La grande classe!
Bien évidemment François TRUFFAUT qui adorait le film s'en est inspiré pour "Jules et Jim" (1962) et son héritage se fait ressentir jusqu'à "Les Valseuses" (1974), notamment dans la scène finale et "Whatever Works" (2009) de Woody ALLEN qui recherche la configuration amoureuse la plus susceptible de rendre heureux même s'il faut pour cela être en dehors des clous.
Cette petite comédie musicale d'apparence désuète mais en réalité polissonne (on est encore dans la période pré-code) a d'abord un intérêt historique. Au début des années 30, Maurice CHEVALIER commençait une belle carrière d'acteur à Hollywood notamment sous la houlette de Ernst LUBITSCH qui le dirigea à cinq reprises en l'espace de six ans. On en voit d'ailleurs l'écho dans le film contemporain des Marx Brothers, "Monnaie de singe" (1931) quand les frères passagers clandestins dérobent un passeport à son nom et tentent de se faire passer pour lui en chantant (ou mimant pour Harpo) tour à tour avec un canotier sur la tête un extrait de "You brought a new kind of love to me". Maurice Chevalier avait d'ailleurs passé sa première soirée en Amérique à un de leurs spectacles de Broadway. Vingt-cinq ans plus tard, Billy WILDER qui avait commencé sa carrière comme scénariste notamment pour Ernst LUBITSCH et le considérait comme son mentor lui dédia tout particulièrement un film, "Ariane" (1957) avec Audrey HEPBURN dans le rôle-titre et pour jouer son père, il choisit Maurice CHEVALIER.
"Une heure près de toi" est un marivaudage dans lequel un couple marié, André et Colette Bertier (Jeanette MacDONALD qui avait déjà joué avec Maurice Chevalier dans la première comédie musicale de Lubitsch, "The Love Parade") (1929) cherche à entretenir la flamme du désir menacée par la routine conjugale. Après s'être fait passer pour un couple illégitime auprès de la police, il cède à l'attrait d'une aventure extra-conjugale. La mise en scène élégante et rythmée de Ernst LUBITSCH agence un savant quiproquo dans lequel Colette soupçonne la mauvaise personne alors que celle dont elle devrait se méfier a toute sa confiance puisqu'il s'agit de sa meilleure amie, Pitzi (Genevieve TOBIN). Celle-ci est en instance de divorce avec un mari pressé de s'en débarrasser et qui veut prendre le docteur Bertier à témoin de l'infidélité de sa femme. Colette de son côté est courtisée par Adolphe (Charles RUGGLES) et pourrait bien céder à ses avances pour se venger de son mari. Lequel, sommet d'immoralisme préfère prendre le public à témoin avec forces minauderies (et regards caméra appuyés) pour le rendre complice de son forfait. Certains ont vu dans ce film l'ancêtre de "Eyes wide shut" (1999) en tant que voyage initiatique d'un couple marié dans le monde des désirs débridés (et interdits). "Une heure près de toi" ne se contente pas d'évoquer l'adultère avec légèreté, il évoque d'autres désirs encore plus sulfureux tels que l'homosexualité (l'un des serviteurs d'Adolphe lui fait croire qu'il doit se déguiser pour aller à la soirée des Bertier juste pour le plaisir de le contempler en collants!) Le contraste entre le fond finalement assez osé et la forme désuète est l'un des charmes du film.
A noter que c'est à George CUKOR que Ernst Lubitsch avait d'abord confié la réalisation du film car il était pris sur un autre tournage mais sans doute insatisfait du résultat, il a repris le film en main, Cukor étant finalement crédité en tant qu'assistant-réalisateur. D'autre part une version française du film a existé (une pratique courante avant l'invention du doublage) mais a disparu.
Un film peut en cacher un autre. Je pensais au départ regarder un mélodrame de Frank Borzage, le spécialiste de l'amour fou sans me douter que j'allais regarder en fait une comédie sophistiquée de Ernst Lubitsch, officiellement producteur mais dont l'influence sur la mise en scène ne fait aucun doute. Tout le début est 100% lubitschien avec le montage d'un savoureux quiproquo par une croqueuse de perles (Marlène Dietrich) qui pour parfaire son joli tour de passe-passe à la douane se sert d'un pauvre quidam, genre grand dadais naïf (Gary Cooper évidemment) comme "mule", à l'insu de son plein gré. Le pauvre ingénieur américain Tom Bradley qui espérait passer des vacances tranquilles au soleil en faisant au passage la promotion des voitures de sa firme se retrouvé doublé puis dépouillé de son véhicule par l'escroqueuse qui est aussi chauffarde: de purs moments de screwball comédie. La façon dont il se laisse mener par le bout du nez par Madeleine est également assez irrésistible. Mais la suite m'a moins convaincue. Je l'ai trouvé plus convenue. La manipulatrice qui tombe amoureuse de sa proie, c'est du déjà vu, en mieux, ailleurs (dans "L'Extravagant M. Deeds" par exemple avec le même Gary Cooper qui date de la même année). On ne retrouve pas dans la romance naissante entre Tom et Madeleine le caractère sacré de l'amour que se portent les amants de Frank Borzage. Le film est trop léger pour ça. Il y a plutôt des allusions coquines... à la Lubitsch, une fois de plus (une difficulté suspecte à réveiller les deux tourtereaux qui certes dorment chacun dans leur chambre mais pensent à l'autre avec une expression de béatitude sur le visage). Quant à la fin, elle est moralisatrice et on finit par se demander si ce n'est pas "Tante Olga" (la meneuse du gang d'escrocs) qui a fait le bon choix en renonçant à l'amour et en conservant sa liberté plutôt que Madeleine obligée de courber l'échine devant tous ceux qu'elle a volé, cornaquée par Tom qui détient sa liberté conditionnelle dans une poche et sa licence de mariage dans l'autre.
Oeuvre de jeunesse de Ernst LUBITSCH tournée durant la période où il travaillait pour la UFA*, "Carmen" qui a bénéficié d'une belle restauration vaut surtout pour sa reconstitution soignée**, son rythme enlevé et l'interprétation de l'héroïne par la charismatique Pola NEGRI (actrice récurrente de Ernst LUBITSCH durant sa période allemande). Sa Carmen est particulièrement insolente et provocante. Les autres personnages sont en revanche bien falots, à commencer par le pathétique José (Harry LIEDTKE), espèce de chiffe molle (dans le film) qui reste complètement léthargique devant sa propre déchéance. On comprend que Carmen lui préfère le toréador Escamillo mais celui-ci n'est introduit que dans les dix dernières minutes du film ce qui est particulièrement décevant car le dénouement est bâclé. Quant à la réalisation, elle est professionnelle mais quelque peu impersonnelle. Elle ne porte pas encore la signature qui fera de Ernst LUBITSCH un des grands réalisateurs du cinéma mondial.
*Ernst LUBITSCH a réalisé une quarantaine de films en Allemagne entre 1915 et 1922 qui lui ont permis d'acquérir une certaine notoriété. "Carmen" y a d'ailleurs contribué (on voit d'ailleurs son visage au début du film en même temps que la présentation des acteurs principaux). Il a pu ensuite débuter sa carrière hollywoodienne à partir de 1923 avec le succès que l'on sait puisque ses films américains ont éclipsé le reste de sa filmographie.
** Le choix d'une oeuvre célèbre déjà plusieurs fois adaptée sur grand écran par des cinéastes américains et l'opulence des décors font comprendre que la UFA visait à l'époque à concurrencer les studios hollywoodiens avec des superproductions historiques (ou opératiques).
"Rosita, chanteuse des rues" est le premier film américain de Ernst LUBITSCH. Surnommé le "D.W. GRIFFITH allemand", il acquiert une célébrité internationale dès la fin des années 10. En 1923, il est invité aux USA par Mary PICKFORD qui vient de fonder sa propre société de production. Il est donc logique qu’il lui renvoie l’ascenseur en lui donnant le premier rôle de "Rosita". Adapté d’une pièce de théâtre, "Don César de Bazan" qui se déroule dans l’Espagne du XVII° siècle, "Rosita" est une délicieuse comédie romantique pleine de quiproquos et de rebondissements où les femmes, magnifiées par la caméra de Ernst LUBITSCH osent tenir tête au pouvoir masculin et affirmer leurs propres désirs. Une solidarité de fait se créée ainsi entre Rosita la chanteuse des rues et la femme du roi (Irene RICH) pour mettre au pas l’époux volage (Holbrook BLINN), une fripouille libidineuse au possible (dont l’aspect physique n’est pas sans rappeler Serge Lama jouant Napoléon ^^). On pense au "mariage de Figaro" de Beaumarchais qui se déroule aussi en Espagne et qui partage avec "Rosita" le même caractère pétillant et une intrigue assez similaire : un époux volage et lubrique, une épouse bien décidée à ne pas se laisser faire et qui devient de ce fait l’alliée d’une femme de condition inférieure convoitée par le mari mais qui est amoureuse d’un autre et défend bec et ongles son droit au bonheur. Même si Mary PICKFORD se plaignait du fait que Lubitsch préférait filmer des portes plutôt qu’elle-même, elle est fort bien servie par celui-ci dans son premier vrai rôle de femme et non dans plus dans celui d’une éternelle gamine. Et quelle femme! Fidèle à elle-même, elle en fait des tonnes mais son énergie et son exubérance vont bien avec son rôle piquant de chanteuse satiriste de de la cour, sa cible préférée étant bien entendu le roi à qui elle en fait voir de toutes les couleurs pour la plus grande jubilation du spectateur. La célèbre scène où elle pique des raisins dans la corbeille à fruits symbolise fort bien son appétit de la vie. Ernst LUBITSCH orchestre d’ailleurs admirablement sa relation avec Don Diego (George WALSH), la séparation et l’adversité ne faisant au final que les rapprocher toujours plus l’un de l’autre, au point d’oser suggérer des scènes d’intimité physique dans la prison en ombres chinoises. Et pour couronner le tout il lie cet intimisme avec a contrario de superbes scènes de foule (l’histoire se déroule pendant le carnaval de Séville), remarquablement filmées.
A noter que le film a bénéficié d’une restauration en 2017 par le MOMA qui a également complété les intertitres manquants. Il est disponible jusqu’en août sur Arte replay.
Ceux qui croient encore que la frontière entre tragédie et comédie est étanche devraient se jeter sans plus attendre (contrairement au ciel ^^) sur le chef-d'œuvre de Ernst LUBITSCH afin de prendre une bonne leçon de "politesse du désespoir" pour reprendre la définition de Chris MARKER. Car tout comme le "Le Dictateur" (1940) de Charles CHAPLIN, "To be or not to be" a été réalisé pendant la seconde guerre mondiale. Dans un film en forme de mise en abyme où le simulacre est roi (des acteurs interprètent des acteurs qui interprètent des nazis) la frontière entre "Hamlet" la tragédie et "Gestapo" la comédie qu'interprète alternativement la troupe (du moins avant la censure), réalité et représentation, mensonge et vérité s'efface. En résulte un brillant jeu de dupes et de massacre qui n'épargne ni les nazis, ni des acteurs qui "ont fait subir à Shakespeare ce que les nazis ont fait subir à la Pologne" ^^. Il est jubilatoire de voir les premiers se faire berner par les seconds mais en arrière-plan, tout aussi jubilatoire de voir les égos hypertrophiés des interprètes au talent plus ou moins discutable se dégonfler à l'épreuve du réel. Le personnage clé de ce point de vue est Joseph Tura (Jack BENNY). Il se rêve en Hamlet et se réveille en potentiel cornard, sa femme Maria (Carole LOMBARD) recevant en coulisses les faveurs de fringants jeunes militaires pendant qu'il déclame le célèbre monologue du héros de Shakespeare. La tragédie se mue alors en vaudeville d'autant plus tordant que Ernst LUBITSCH y va au bazooka avec les métaphores sexuelles guerrières ce que n'oublieront ni Stanley KUBRICK et son "Docteur Folamour" (1963) ni Steven SPIELBERG dans son "1941" (1979) où on s'envoie joyeusement en l'air dans un avion capable de lâcher "3 tonnes de bombes toutes les deux minutes" (voir également le film de Alain RESNAIS "Les Herbes Folles" (2008) pour un trip aérien toute braguette ouverte). Mazette, quel exploit! Heureusement Joseph a l'occasion d'échapper au rôle peu enviable du mari cocu pour celui du redoutable "camp de concentration Ehrhardt" dont un passage documentariste du film nous montre sans filtre comique l'étendue de la tyrannie. Mais Joseph Tura qui a montré ses limites en Hamlet est incapable d'incarner le rôle et se fait démasquer aussitôt par l'agent des nazis, Siletski (Stanley RIDGES). Un moment qui marque l'irruption d'un réel dramatique au milieu de ce théâtre bouffon maquillé en QG de la Gestapo. Et le fait que Siletski soit presque aussitôt tué par l'aviateur Sobinski (Robert STACK) incarnation de la puissance virile de la Résistance enfonce le clou. C'est donc seulement après avoir vécu cette épreuve que Joseph Tura parvient enfin à être convaincant dans un autre rôle que le sien, celui de Siletski dans le registre de la comédie d'espionnage puisqu'il réussit un numéro d'illusionnisme digne du gang des postiches ^^. Au tour des nazis d'être ridicules, le véritable Ehrhardt (Sig RUMAN) s'avérant très doué dans le registre.
Lubitsch est surtout connu en France pour ses comédies sophistiquées et piquantes situées dans des milieux aisés, dilettantes et oisifs (comme "Haute pègre (1932)", "La Huitième femme de Barbe Bleue (1938)", "Le Ciel peut attendre (1943)", "Sérénade à trois (1933)" etc.) Mais c'est à une autre veine, plus sociale et humaniste qu'appartient "The shop around the corner" qui après une discrète sortie en 1945 fut invisible en France jusqu'en 1986 avant de connaître un triomphe lors de sa ressortie (sous son titre original) au cinéma "Action Christine" à Paris.
"The shop around the corner" (l'ayant moi-même découvert sous son titre en VO j'ai beaucoup de mal à employer le titre français "Rendez-vous") est l'adaptation d'une pièce de théâtre de Miklós László, "Parfumerie". Cette origine théâtrale est très palpable dans le film (unité de lieu, décors de cartons pâte) car c'est l'univers dont Lubitsch est issu et qu'il maîtrise sur le bout des doigts avec notamment un sens du rythme imparable et des dialogues parfaitement ciselés. Il lui rendra d'ailleurs un hommage éclatant deux ans plus tard avec l'un de ses films les plus célèbres "Jeux dangereux (1942)" qui lui aussi est plus connu sous son titre original "To be or not to be (1942)".
D'autre part le film se déroule dans un milieu beaucoup plus modeste que celui que Lubitsch a l'habitude de montrer, celui d'une boutique de maroquinerie à Budapest où cohabitent un patron dépressif et des employés précarisés par la peur du chômage et de la misère. Une misère qui n'est pas seulement matérielle mais aussi sentimentale. Lubitsch délaisse le cynisme qu'il emploie lorsqu'il dépeint la haute société pour un humanisme proche du style de Frank CAPRA. La comparaison est d'autant plus pertinente que Lubitsch emprunte pour le rôle majeur d'Alfred Krulik, James STEWART dans un rôle très proche de ceux dans lesquels il a joué pour Frank CAPRA .
La boutique de Hugo Matuschek (Frank MORGAN) où se déroule l'histoire apparaît comme un refuge. Elle abrite une petite communauté soudée et chaleureuse, capable de surmonter les épreuves grâce à l'entraide entre ses membres. Seul celui qui sème la discorde (Joseph SCHILDKRAUT) finit par être impitoyablement chassé. Epreuves externes mais surtout internes car les personnages principaux, complexes et nuancés ont une tendance autodestructrice assez affirmée. Le quiproquo qui occupe une place centrale dans le film n'est qu'un paravent comique qui dissimule la difficulté à entrer en contact et communiquer. La relation filiale entre Matuschek et Krulik ainsi que la relation amoureuse entre Krulik et Klara Novak (Margaret SULLAVAN) se construisent dans la douleur, l'humour n'étant que la politesse du désespoir.
"L'homme que j'ai tué" réalisé au début des années 30 est un film peu connu de Lubitsch car il s'agit d'un drame et non de l'une de ces comédies sophistiquées dont il avait le secret et qui ont fait sa gloire. Pourtant c'est une œuvre remarquable que la relecture d'Ozon avec "Frantz" en 2015 a permis de redécouvrir.
Adaptation d'une pièce de théâtre de Maurice Rostand, "L'homme que j'ai tué" est un film profondément antimilitariste, humaniste et pacifiste. Source d'inspiration française permettant à un réalisateur d'origine allemande d'interroger ses racines. L'ouverture, géniale, superpose bruits de bottes et coups de canon célébrant le premier anniversaire de l'armistice de 1918 aux stigmates et aux cris des soldats mutilés dans leur chair et dans leur âme. Cette charge virulente contre des sociétés qui glorifient la puissance de destruction continue tout au long du film. Allemagne et France sont renvoyées dos à dos. C'est le héros, Paul, révolté par le discours du prêtre qui l'absoud de sa responsabilité puisqu'il n'a fait "que son devoir" en tuant un Allemand. C'est le père de Walter, mis au ban de la communauté parce qu'il a accueilli Paul, qui condamne un à un tous les pères et professeurs qui ont envoyé leurs enfants à la mort tout en se réjouissant d'en avoir fait des tueurs.
Face à ce système perverti (Lubitsch souligne particulièrement le ressentiment allemand, condition d'une nouvelle guerre dont il ausculte les prémices "9 millions de morts et déjà on parle d'une autre guerre qui en fera 90 millions") les réponses ne peuvent être qu'individuelles. Paul refuse la culture de la déresponsabilisation et de l'oubli qu'on veut lui imposer. En tuant, il a été amputé d'une partie de lui-même (celui qu'il a tué aurait pu être son frère jumeau) et il refuse de se laisser déposséder de ce qui lui reste d'humanité. Sa démarche consistant à remplacer le défunt auprès de sa famille est une manière de se racheter par le don de soi (un aspect christique fortement souligné) Elsa, la fiancée de Walter lui dit d'ailleurs que leurs personnes comptent peu au regard de l'acte du pardon et du rachat. La scène de fin, sublime, permet la communion de toutes ces âmes meurtries.
Dès les premières images, la satire politique est en marche. Trois agents du ministère soviétique du commerce, Iranoff, Buljanoff et Kopalski (aux visages évoquant Lénine, Staline et Trotski) se laissent tenter par un séjour dans la suite royale (cherchez l'erreur) d'un grand hôtel parisien. Officiellement il s'agit de profiter du coffre de la suite pour déposer en lieu sûr les bijoux confisqués à l'aristocratie russe et que les trois hommes sont venus vendre. Officieusement, les trois hommes en profitent pour prendre du bon temps. Lubistch joue avec les clichés de la vie parisienne où tout n'est que luxe, calme et volupté. Il faut dire que par contraste la vie en URSS montrée à la fin du film est rabat-joie au possible: pénuries, appartements partagés et surpeuplés, surveillance permanente, censure. Quant à l'idéologie communiste et aux purges staliniennes, elles donnent lieu à des dialogues étincelants signés par le duo Wilder-Brackett comme " Quelles sont les nouvelles de Moscou ? - Bonnes, excellentes : les derniers procès ont été une vraie réussite : il y aura moins de Russes mais ils seront meilleurs!" Ou " Le camarade Cazabine ? Non, je suis désolé, il nous a quitté il y a six mois, il a été rappelé en Russie pour enquête. Vous aurez plus de détails avec sa veuve." Ou encore "Puis-je avoir vos bagages, Madame ? - Pourquoi ? - C'est un porteur, il veut les porter - Pourquoi ? Pourquoi voudriez-vous porter les bagages des autres ? - Mais c'est mon métier, Madame - Ce n'est pas un métier, c'est une injustice sociale - Ça dépend du pourboire." Le capitalisme corrupteur et exploiteur en prend en effet lui aussi pour son grade comme le montrent les dernières images du film.
Evidemment la satire politique n'est que le hors-d'œuvre. Le plat de résistance, c'est la comédie sentimentale avec l'entrée en scène de Garbo. Elle incarne Nina Ivanovna Yakouchova dite Ninotchka, une soviet psychorigide endoctrinée au point de parler comme une machine à slogans qui va se laisser griser par les charmes insoupçonnés du capitalisme. Lequel est incarné par un aristocrate jouisseur et décadent, amant de la comtesse Swana dont les bijoux font partie du lot confisqué pendant la révolution russe. Garbo dont c'est la première comédie et l'avant-dernier film même si ce n'est pas le premier où elle rit(contrairement à ce qu'affirmait une publicité mensongère) peut ainsi jouer du contraste entre son apparence glacée et une vraie fantaisie révélée par la caméra de Lubitsch dont la capacité à mélanger harmonieusement le léger et le grave se vérifie parfaitement ici.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.