"Au nom du père" que je n'avais pas revu depuis très longtemps fait partie de ces films qui vous prennent aux tripes et ne vous lâchent plus jusqu'à la dernière seconde. Le titre a une double signification, politique et religieuse d'une part (des innocents crucifiés sur l'autel de la raison d'Etat), intime de l'autre (la relation très forte d'un père et d'un fils victimes de la même erreur judiciaire).
Le film raconte l'histoire vraie de Gerry Conlon qui parce qu'il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment et qu'il avait un profil de coupable idéal (irlandais et délinquant) se retrouve condamné avec une partie de sa famille à une lourde peine de prison pour un attentat qu'il n'a pas commis. Bien que se situant dans le contexte du conflit en Irlande du nord dans les années 70, le film est très actuel en ce qu'il expose les fragilités de toutes les démocraties confrontées au terrorisme. Face à la pression populaire qui exige des coupables et une politique sécuritaire, l'Etat réagit en prenant des mesures d'exception qui bafouent les libertés individuelles et facilitent les erreurs judiciaires (il est rappelé dans le film que les gardes à vue avaient été prolongées à sept jours sans la présence d'un avocat ce qui donnait aux policiers toute latitude pour abuser de leur pouvoir. C'est de cette manière qu'ils parviennent à extorquer de prétendus aveux à Gerry). Quant à la suite de l'affaire, c'est à dire la dissimulation de preuves pouvant innocenter Gerry et les siens et le refus de rouvrir le dossier en dépit de l'arrestation et des aveux du vrai coupable, elle relève d'un scandale d'Etat digne de l'Affaire Dreyfus. Pour des raisons d'efficacité narrative, la machine judiciaire est incarnée par un seul homme, Dixon (Corin REDGRAVE) mais Jim SHERIDAN rappelle à plusieurs reprises que s'il est mouillé jusqu'au cou dans cette sale affaire, il bénéficie de l'appui de tout l'appareil d'Etat. Par ailleurs, l'adversaire de l'Etat britannique, l'IRA n'est pas davantage épargné par le réalisateur, sa violence terroriste (y compris envers les siens lorsqu'ils compromettent ses actions) et ses méthodes mafieuses étant également soulignées. Ce qui est remarquable, c'est que cet affrontement à grande échelle se double de celui qui se joue entre un père et son fils qui en dépit de leur communauté de destin, de leur nature fondamentalement semblable et d'un amour filial très fort sont séparés par un abîme d'incompréhension. Gerry apparaît longtemps comme un adolescent rebelle et immature qui juge son père faible et sermonneur. Pourtant c'est la peur que l'on s'en prenne à lui qui le fait craquer et sa nature profondément non-violente le fera finalement revenir vers lui pour l'aider dans son combat judiciaire pour faire reconnaître leur innocence avec l'aide d'une avocate intègre pugnace, Gareth Peirce (Emma THOMPSON). Daniel DAY-LEWIS et Pete POSTLETHWAITE sont tous deux remarquables.
C'est lors de mon séjour à Cracovie en 2015 que j'ai pris toute la mesure de l'importance du film de Steven SPIELBERG. En effet la visite de l'ancien quartier juif de Kazimierz où a été tourné en partie "La liste de Schindler" a été l'occasion de rappeler le travail de mémoire effectué par Steven SPIELBERG car en 1993, la Pologne post-communiste avait oublié sa part d'identité juive, détruite par la Shoah puis dont la mémoire avait été occultée sous l'ère du bloc soviétique. Le quartier était à l'abandon et a été réhabilité pour les besoins du film même s'il n'a pas retrouvé sa vie d'avant (il ressemble plus à un décor pour touristes et à un mémorial avec ses synagogues et son cimetière qu'à un lieu de vie car officiellement il n'y a plus que quelques centaines de juifs à Cracovie). Avant la guerre, Kazimierz (du nom du roi de Pologne Casimir III qui avait accueilli les juifs en Pologne au XIV° siècle) regroupait la majeure partie des juifs de Cracovie qui représentaient environ 1/4 de sa population. Les nazis les forcèrent à se regrouper dans un minuscule ghetto de l'autre côté de la Vistule (le pont qui relie les deux parties de la ville est montré dans le film) dont il ne reste plus aujourd'hui que des pans de mur ainsi qu'une place devenue mémorial de la saignée démographique opérée par la Shoah (elle se nomme "place des chaises vides" avec 65 chaises en bronze en mémoire des disparus. Pour mémoire, c'est depuis cette place que Roman POLANSKI a réussi à s'échapper du ghetto). Cette place est bordée par une pharmacie goy qui joua un rôle important auprès des juifs du ghetto ce que Steven SPIELBERG montre dans une scène très forte où lors de la liquidation du ghetto le personnel infirmier fait mourir dignement les patients avant que les nazis ne viennent les massacrer. La ferveur de notre guide polonaise (dont on appris au courant du séjour qu'elle avait des origines juives cachées) vis à vis du film de Spielberg était telle que la visite de Cracovie a fini par se confondre avec celle des lieux de tournage de "La liste de Schindler" avec un passage par la colline depuis laquelle Oskar Schindler (Liam NEESON) observe la liquidation du ghetto et une vue rapide sur les locaux de son usine.
En plus de son importance capitale pour la résurgence de la mémoire juive à Cracovie (et non juive d'ailleurs, les acteurs allemands qui jouent les SS ont pu également à l'occasion du tournage régler leurs comptes avec le passé de leur famille), "La liste de Schindler" est l'un des meilleurs films de fiction (bien que basé sur des faits réels) qui existe sur la Shoah. Les critiques de Claude LANZMANN sur le fait qu'en se concentrant sur l'infime minorité des juifs qui ont été sauvés par des Justes, le film ne parlerait pas de ce qu'a été la Shoah sont démenties par des images qui comme dans "Shoah" (1985) ou dans "Le Pianiste" (2002) soulignent le vide créé par l'extermination nazie. Ce sont ces plans sur des rues désertes jonchées de valises abandonnées et de toutes sortes d'objets jetés par les nazis à la suite du pillage et du saccage des appartements du ghetto. Ce sont les piles d'objets volés dans les valises et les photos qui servent aujourd'hui de marqueurs mémoriels à Auschwitz et à Birkenau. Ce sont aussi ces images du descellement des pierres tombales pavant l'allée de l'entrée du camp de Plaszow où furent déportés les survivants sous la direction du terrifiant Amon Göth (Ralph FIENNES, remarquable) dont Steven SPIELBERG montre avec compassion (mais sans aucune complaisance) l'étendue de la folie et de la déchéance. Enfin lorsque les femmes de la "liste de Schindler" échappent à une mort programmée (et il ne faut pas prendre l'eau sortant des douches au sens littéral mais comme une métaphore de la vie que Schindler parvient à leur conserver tout comme la petite fille au manteau rouge est le symbole du peuple juif martyrisé), le réalisateur nous montre bien la file interminable de ceux qui n'ont pas eu leur chance et s'enfoncent dans les ténèbres du crématorium filmé comme un moloch avalant ses proies et les recrachant sous forme de fumée par la cheminée.
Enfin, "La liste de Schindler" pose la question de ce signifie être un Mensch (un être vraiment humain dans la culture juive), la même question que se posait Billy WILDER dans le contexte du capitalisme sauvage de "La Garçonnière" (1960). Dans les deux films, les personnages ne sont pas au départ ce que l'on peut appeler des hommes de bien, ce sont des hommes de compromissions, des opportunistes qui ont choisi la facilité par lâcheté, appât du gain ou fascination pour les cercles de pouvoir mais ils apprennent à le devenir au terme d'une prise de conscience qui les élève au-dessus de la fange dans laquelle ils sont plongés avec l'aide d'un "maïeuticien" de l'âme (Stern, alias Ben KINGSLEY pour Schindler et le docteur Dreyfuss pour Baxter). Significativement, Billy WILDER avait d'ailleurs contacté Steven SPIELBERG car bien qu'ayant pris sa retraite depuis une dizaine d'années il souhaitait réaliser le film (pour mémoire, sa mère était morte à Auschwitz). Mais le tournage était sur le point de commencer alors à titre de consolation, il a été le premier à qui Steven SPIELBERG a projeté le film terminé.
Le grand projet eugéniste des nazis n'incluait pas seulement l'extermination des juifs mais également l'amélioration de la "race aryenne" jusqu'à un idéal de perfection et de pureté censé faire d'eux des dieux sur terre. En attendant ce jour les "fils du soleil" comme ils ne surnommaient devaient vivre en exil, cachés sous de fausses identités après leur défaite en 1945. L'Argentine fut l'une des terres d'accueil de ces nazis en fuite parmi lesquels se trouvait le terrifiant médecin d'Auschwitz, Josef Mengele. Lucía PUENZO a imaginé un épisode fictif de sa vie dans un roman qu'elle a ensuite porté à l'écran. Bien que la mise en scène soit un peu trop illustrative, le film ne manque pas d'intérêt. La première scène où le prédateur observe sa future proie suscite le malaise, de même que celles qui montrent ses carnets de croquis et l'atelier de fabrication de poupées en série qu'il finance, reflet de ses obsessions morbides "d'hygiène raciale". En dépit de son attitude franchement autoritaire et intrusive, ni Lilith qui souffre du harcèlement qu'elle subit à l'école à cause de sa petite taille, ni sa mère (qui est d'origine allemande et a grandi sous le nazisme) ne se méfient de lui. Elles l'accueillent plutôt comme leur bienfaiteur et subissent son emprise. Seul le père Enzo voit tout de suite que le personnage est louche et tente dès lors de l'empêcher d'utiliser sa fille puis ses fils jumeaux nouveaux nés comme cobayes de ses expériences. En arrière-plan de la petite histoire, la grande s'écrit avec l'enlèvement d'Eichmann par le Mossad et la traque infructueuse de Mengele qui réussit à s'enfuir pour le Paraguay puis le Brésil.
Le titre français évoque la chanson de Jean-Jacques GOLDMAN "Comme toi" ("Elle s'appelait Sarah, elle n'avait pas huit ans, sa vie c'était douceur, rêves et nuages blancs. Mais elle n'est pas née comme toi ici et maintenant".) Mais je préfère le titre en VO du roman de Tatiana de Rosnay "Sarah's key" dont le film de Gilles PAQUET-BRENNER est l'adaptation. Parce que tout est affaire de clé dans ce récit. Celle qui déverrouille le cadavre caché dans le placard, métaphore des secrets enfouis qui empêchent de vivre. C'est ce qui relie les deux parties du récit, celui d'un événement historique "traumatique" (la rafle du Vel d'Hiv en juillet 1942) devenu le symbole de la participation active de la France à la Shoah et celui de sa mémoire qui resurgit 60 ans après avoir été mise sous le boisseau. A l'échelle nationale, c'est même moins, le film rappelle le moment-clé que fut le discours commémoratif de Jacques Chirac en juillet 1995 reconnaissant la collaboration de l'Etat français aux crimes des nazis et montre le travail colossal mené par le Mémorial de la Shoah pour répertorier les 76 mille juifs déportés de France (moins de 2500 revinrent) et leur redonner une identité (mur des noms, pièce des photographies des 11 mille 400 enfants de moins de 16 ans déportés, listes diverses: convois, écoles, adresses personnelles, Justes de France).
Mais le film n'étant pas un documentaire mais l'adaptation d'un roman, il articule la reconstitution des événements tragiques de juillet 1942 et leurs conséquences avec des destins particuliers. Sarah est donc une enfant fictive qui symbolise le sort des 4000 enfants arrêtés ce jour là, plus particulièrement le coeur de cible de la rafle qui étaient les juifs étrangers, polonais en premier lieu. Enfin jusqu'à un certain point puisqu'en parvenant à s'échapper avant d'être déportée, elle symbolise l'exception (aucun des enfants du Vel d'Hiv déporté n'est revenu, très peu ont pu s'enfuir du Vel d'Hiv et des camps de transit). Elle endosse alors un autre rôle, celui de la culpabilité du survivant qui se mure dans le silence et ne transmet pas son identité à sa descendance. De plus celle-ci rejaillit sur une famille française, les Tézac qui s'est embourgeoisée sur le dos des familles juives que l'on a délogé et spolié avant de les massacrer. Elle aussi se mure dans le silence et l'oubli. Jusqu'à ce qu'une journaliste américaine, Julia Jarmond mariée au fils Tézac ne mette les pieds dans le plat et ouvre grand le placard à secrets (le film la montre d'ailleurs ouvrant les rideaux d'un appartement que les policiers français referment en 1942). Un personnage extrêmement judicieux quand on sait que c'est un historien américain, Robert Paxton qui en 1973 a démantelé le mythe du double jeu du maréchal Pétain et mis en évidence que la collaboration était une initiative française. Plus récemment il a répondu à Eric Zemmour qui défendait la thèse (dans "Le Suicide français" paru en 2014) d'un maréchal sacrifiant les juifs étrangers pour mieux sauver les juifs français. La distanciation permise par la nationalité, un rapport différent à l'histoire (que l'on songe à la rapidité avec laquelle les américains ont évoqué le trauma de la guerre du Vietnam) et l'accès facilité aux archives allemandes sont autant de facteurs qui ont permis aux USA de jouer auprès de la France ce rôle d'historiens de la mémoire.
Le film de Gilles PAQUET-BRENNER, prenant et remarquablement interprété (mention spéciale à Mélusine MAYANCE et Kristin SCOTT THOMAS à qui le rôle de Julia va comme un gant mais aussi à Michel DUCHAUSSOY dans un rôle court mais marquant ou encore Niels ARESTRUP à contre-emploi) donne beaucoup de sensorialité (cris, aboiements de hauts-parleurs, chaleur étouffante, manque de sommeil, soif, fièvre, absence d'hygiène) à la reconstitution de la rafle vue à la hauteur d'une enfant qui ne comprend pas ce qui se passe et de ce fait commet une erreur fatale en ce qu'elle déplace le fardeau de la culpabilité des vrais coupables (les nazis et leurs complices français) sur ses épaules. Quant au travail de mémoire effectué par Julia, il est indissociable des enjeux autour de ce qui se passe dans son ventre: elle veut accoucher du secret alors que son mari fuyant (Frédéric Pierrot) préfère l'escamoter tandis que le fils de Sarah (Aidan Quinn) après le choc initial finit par l'intégrer à son histoire.
Le premier film de Maria de MEDEIROS est une reconstitution de la révolution des œillets du 25 avril 1974 au Portugal en forme d'hommage à ses principaux acteurs, les fameux "capitaines" du titre. La révolution a en effet été initiée par de jeunes officiers traumatisés par leur expérience des guerres coloniales en Afrique. L'Empire était un des piliers idéologiques de la dictature de Salazar (remplacé en 1968 par Caetano) qui s'épuisait à vouloir le conserver au prix de guerres sans issues, théâtres de terribles massacres de civils. Pour le jeune portugais qui souhaitait échapper à la conscription, il n'y avait qu'un seul choix possible: émigrer en France (ce qui est évoqué dans la scène d'ouverture où la fiancée du jeune soldat le supplie d'émigrer avec elle). C'est donc l'énergie du désespoir qui a poussé ces jeunes officiers à se révolter contre leur absence de perspectives d'avenir et contre leur instrumentalisation par un Etat criminel. Le film suggère que leur volonté de mener une révolution pacifique (la fleur au bout du fusil) émane d'un profond sentiment de culpabilité et du désir de se racheter. Une révolution qui n'aurait cependant été qu'un coup d'Etat (ce n'était d'ailleurs pas la première tentative) si la population civile n'était pas descendue dans la rue pour soutenir les militaires, exigeant notamment la libération de tous les prisonniers politiques. Les femmes en particulier jouent un rôle important et notamment les femmes de militaires. Maria de MEDEIROS joue ainsi Antonia, une enseignante dont le rôle semble avoir été déterminant dans l'engagement de son mari (Frédéric PIERROT).
Cependant le film de Maria de MEDEIROS en dépit de sa sincérité manque de maîtrise tant sur la forme que sur le fond si bien que l'ensemble paraît assez abstrait et confus. Le gouvernement semble se réduire à quelques hommes (Caetano, le frère d'Antonia qui est ministre, le chef de la police politique et une poignée de sbires), tout comme les militaires semblent assez peu nombreux alors que les différents acteurs du mouvement révolutionnaire (notamment le MFA et le général Spinola) sont mal caractérisés. Un peu plus de profondeur politique aurait été bienvenu afin de dépasser le niveau des belles mais naïves images d'Epinal.
Quatre ans après la fin de la sixième et dernière saison de la série britannique, Julian FELLOWES son auteur ajoute encore une pierre à l'édifice avec ce long-métrage de deux heures qui ressemble beaucoup aux épisodes de prestige "Christmas spécial" qui clôturaient chaque saison. L'intrigue se situe en 1927, environ un ou deux ans après les derniers événements de la saison 6 et tourne autour de la venue du couple royal ce qui provoque un branle-bas de combat du sous-sol jusqu'au plafond du château de Downton Abbey. La lutte qui se joue downstairs entre la domesticité snobinarde de Buckingham Palace et celle de Downton Abbey est très amusante. On retrouve avec bonheur les personnages attachants et hauts en couleur qui ont fait les beaux jours de la série de Carson, le majordome retraité ultra guindé qui reprend du service (Jim CARTER) à Thomas Barrow (Rob JAMES-COLLIER), son successeur qui doit vivre son homosexualité dans la clandestinité, celle-ci étant alors pénalisée en Angleterre. Upstairs, c'est comme toujours Lady Violet et son impériale interprète, Maggie SMITH qui se taille la part du lion, chacune de ses répliques ciselée par le talent d'écriture de Julian FELLOWES faisant mouche. A ses éternelles joutes avec Lady Isobel (Penelope WILTON) s'ajoutent celles qui l'opposent à sa cousine Lady Bagshaw (Imelda STAUNTON, épouse à la ville de Jim CARTER) qui gravite dans le cercle du couple royal. Lady Violet fait rire mais elle fait aussi pleurer lors d'une très belle scène finale avec sa petite-fille, Lady Mary (Michelle DOCKERY) dans laquelle elle évoque sans tabou sa fin prochaine et l'avenir du domaine.
Mais en dépit de ses qualités d'écriture et d'interprétation ainsi que la magnificence de ses décors et costumes, le discours du film, à l'image de l'évolution de la série est de plus en plus anecdotique et ouvertement réactionnaire. "Downton Abbey" (2010) a toujours fonctionné comme une utopie, celle de la négation de la lutte des classes par la recherche d'une harmonie dans la hiérarchie sociale. Cependant les trois premières saisons (dont je reste une inconditionnelle) analysaient de façon très fine les répercussions des évolutions politiques, économiques, sociales et culturelles sur son petit microcosme (révolutions industrielles, montée en puissance de la bourgeoisie et des classes moyennes, première guerre mondiale, indépendance irlandaise, émancipation des femmes etc.) Les trois saisons suivantes manquaient en revanche de substance, le départ d'acteurs emblématiques de la série n'ayant pas été compensé de façon satisfaisante. Le film quant à lui tourne carrément à la glorification de la monarchie et le désir de Julian FELLOWES d'éviter à tout prix les conflits (est-ce en raison du climat lié au Brexit?) transforme Tom Branson, l'ex-chauffeur républicain irlandais joué par Allen LEECH en chien de garde des altesses royales et de leurs intérêts. Qui sont aussi désormais les siens (on apprend à la fin qu'il va avoir son propre domaine, couronnement de son ascension sociale express). On croit halluciner lorsque sur ses conseils, la fille de sa Majesté décide de rester avec son imbuvable mari pour ne pas abîmer l'institution. Effrayant!
Hommage au centenaire du septième art (surtout français et américain mais avec des incursions dans le cinéma italien et japonais), "Les 101 Nuits" est un assez ahurissant catalogue de références et de cameos en forme de who's who. Tout le ban et l'arrière-ban du cinéma français accompagné de quelques stars américaines est convoqué au chevet de Simon Cinéma (Michel Piccoli), un très riche vieux monsieur croulant mythomane censé personnifier le cinéma qui vit dans un château à St-Rémy les Chevreuse (bien relié par le RER B à la rue Daguerre où vivait Agnès Varda depuis les années 50) avec sa domesticité dont un majordome qui rappelle un certain Erich von Stroheim. Si l'approche éclatée et surréaliste (avec des clins d'oeil appuyés à Luis Bunuel) amuse au départ, si le film contient son lot de moments savoureux, son étirement sur 1h41 finit par lasser tant le procédé fondé sur une accumulation-collection de vignettes décousues paraît répétitif et vain. Les stars sont là en tant que signes et symboles, parfois au sens littéral (les frères Lumière sont représentés entourés d'ampoules!) et le film se voulant en surface festif et ludique, les analyses filmiques sont forcément ultra-survolées même si ça fait toujours plaisir de revoir ou d'évoquer des moments iconiques comme le plan-séquence inaugural de "La Soif du mal", le match des séducteurs Michel Piccoli versus Marcello Mastroianni via la comparaison entre les scènes de baignoire tirées des films "Le Mépris" et "Huit 1/2", celui des plus belles morts à l'écran de Gérard Depardieu ou la scène finale de "King-Kong". Et puis, Agnès Varda ne pouvait évidemment pas le savoir en 1995 mais le choix de donner le rôle de la cinéphile censé entretenir la mémoire de Simon Cinéma à Julie Gayet et de l'apparier de façon gémellaire (ils ont le même prénom à l'écran) à son fils, Mathieu Demy qui joue le réalisateur d'un premier film ne peut que faire sourire étant donné que Julie Gayet est aujourd'hui systématiquement associée à un autre genre d'acteur ^^^^. Plus gênant, leur jeu consternant (celui de Julie Gayet personnifie le cliché de la "blonde idiote" alors qu'elle est censée être une intellectuelle ah ah ah) et leur malhonnêteté (ils veulent s'emparer de l'héritage de Simon Cinéma en lui présentant un faux héritier) donne une vision assez nihiliste de l'avenir du cinéma, hanté comme toujours chez Varda par la figure de la grande faucheuse (laquelle prend les traits de Romane Bohringer). Cette finalement pas si joyeuse féérie pour initiés-érudits (contradiction inhérente à Agnès Varda) qui sombre parfois dans le ridicule (Des pointures comme Alain Delon, Jean-Paul Belmondo ou Robert de Niro ne sont franchement pas bien servis) aurait mérité d'être plus structurée et moins inégale.
La devise du film, "Le souvenir du bonheur c'est peut-être encore du bonheur" fait écho à la célèbre phrase du premier film de Jacques Demy où Lola disait que "Vouloir le bonheur c'est peut-être déjà le bonheur". Deuxième des trois films que Agnès Varda a consacré à la mémoire de son époux Jacques Demy disparu en 1990 après "Jacquot de Nantes" (1991) et avant "L'univers de Jacques Demy" (1995), "Les Demoiselles ont eu 25 ans" se réfère au film le plus heureux (à tous les sens du terme) du cinéaste, "Les Demoiselles de Rochefort" tourné en 1966. A l'occasion des 25 ans de la sortie du film, la ville de Rochefort a organisé une fête en son honneur qui a permis à Agnès Varda de retrouver d'anciens figurants (motards, élèves, passants) et de leur demander quelle empreinte le film a laissé sur eux. Elle interroge également les membres de l'équipe toujours en vie en 1992 et s'étant déplacé à Rochefort comme Catherine Deneuve (visiblement très émue de revenir sur les traces de sa sœur disparue de laquelle elle s'était rapprochée pendant le tournage), Jacques Perrin ou Michel Legrand. A ce travail d'investigation, elle mêle des séquences de making-of qu'elle avait réalisées pendant le tournage du film en 1966 et où ceux qui avaient déjà disparus en 1992 (Jacques Demy mais aussi Françoise Dorléac) réapparaissent miraculeusement avant que leur mémoire ne soit honorée par les plaques de rue que la ville inaugure en 1992. Passé et présent, histoire et mémoire se mêlent donc inextricablement le temps d'un documentaire hybride (comme Agnès Varda) à la fois rayonnant et nostalgique.
Dans "La Question humaine" qui traite de façon magistrale des liens historiques et idéologiques entre le nazisme et le néolibéralisme, le spectateur est confronté à une série d'images et de mots (ceux du présent) qui appellent d'autres images et d'autres mots (ceux du passé). Des numéros qui défilent, la fumée qui sort des cheminées de l'usine pétrochimique allemande SC Farb dont le nom renvoie à IG Farben (BASF+Bayer+Agfa) bien connue pour avoir employé pendant la guerre des déportés au sein même du camp d'Auschwitz III-Monowitz-Buna (dont Primo Levi qui était chimiste de profession), le nom du directeur-général mis sous surveillance, Mathias Jüst (Michael Lonsdale) qui renvoie à "Jude" (juif), la mise en scène des golden boys comme un corps uniforme de "chevaliers d'entreprise" renvoyant aux "chevaliers de Walpurgis" par lesquels se définissaient les SS ou encore le terme "d'unité" pour qualifier le personnel de l'entreprise (qui renvoie aux "stücke" par lesquels les nazis qualifiaient les déportés). L'histoire des dirigeants eux-mêmes est inextricablement liée au nazisme entre Karl Rose (Jean-Pierre Kalfon) enfant du Lebensborn élevé par des nazis et finançant secrètement un mouvement néo-nazi et Mathias Jüst, enfant de nazi portant le lourd fardeau des agissements de son père et dont la dépression est au cœur du film, parallèlement à la douloureuse prise de conscience par le DRH de l'entreprise, Simon Kessler (Mathieu Amalric) du véritable sens de sa fonction. La souffrance de Jüst qui s'exprime dans son rapport à la musique ("tension extrême", "exigence maniaque", "besoin de maîtrise qui fait fuir la musique", "perfectionnisme" dissimulant "une effroyable peur du vide" et impossibilité de l'écouter sans avoir la sensation d'une lame qui lui "déchire le corps") mais aussi dans son impossibilité d'être père (très symboliquement, lui et sa femme jouée par Edith Scob ont perdu leur bébé et ont muséifié sa chambre) contamine le personnage joué par Mathieu Amalric qui pourrait être son fils. Ce bon petit soldat zélé du capitalisme tient à distance sa part d'humanité symbolisée par Louisa (Laetitia Spigarelli), sa petite amie semblable à un oiseau fragile à la voix d'or. Plusieurs styles de musique s'opposent dans le film: celle de Simon, très froide et mécanique se manifeste sous forme de rave party techno dans des hangars désaffectés où il défoule les pulsions qu'il réprime la journée. Celle qui fait souffrir Jüst relève de la musique de chambre et celle de Louisa est fondée sur l'organe vocal. Plus le film avance, plus le comportement de Simon se dérègle, plus il doute, plus son travail le dégoûte. L'un de ceux qu'il a fait licencier (comme par hasard le seul vrai musicien de l'entreprise) se venge en établissant de troublants parallèle entre le langage d'entreprise qu'il emploie systématiquement dans ses rapports et celui des nazis évoquant les gazages de la Shoah en termes purement abstraits et techniques. Cette démonstration brillante de la manipulation du langage à des fins de propagande n'a rien à envier à l'analyse de George Orwell sur la novlangue. A la fin le technicien modèle n'est plus aux yeux de son entreprise qu'un objet cassé bon à jeter comme lui-même amputait sans état d'âme les "membres malades" du corps de l'entreprise au temps de son "efficacité maximale". Le remarquable livre de François Emmanuel dont le film est l'adaptation se termine d'ailleurs sur cette phrase "Je crois qu'il me plaît d'être ainsi relégué aux marges du monde".
"Que la fête commence", le deuxième film de Bertrand Tavernier a révélé son talent pour insuffler vie et sens à la reconstitution historique, l'un de ses genres de prédilection. En effet celle-ci n'a rien d'académique avec ce portrait aussi truculent qu'effrayant d'une monarchie française en état de décomposition avancée qui annonce déjà la révolution française de 1789. Le film se situe pendant la Régence de Philippe d'Orléans quatre ans après la mort de Louis XIV en 1719. Le pays est lessivé par les guerres incessantes menées par le roi-soleil, la banqueroute des finances publiques et s'apprête à connaître une nouvelle épidémie de peste noire. Après la période bigote de la fin du règne de Louis XIV marquée par la domination de Mme de Maintenon, la cour est passée à l'autre extrême et mène une vie de débauche pudiquement dissimulée derrière une formule qui est passée à la postérité, celle des "petits soupers" du Régent. Le film réussit à remarquablement traduire cette atmosphère de décadence. L'une des premières scènes montre l'autopsie de "Joufflotte", la fille préférée du Régent (des rumeurs prétendaient qu'elle entretenait une relation incestueuse avec lui) dont les excès en tous genres (nourriture, alcool, sexe et grossesses à répétition) ont délabré le corps de l'intérieur. Après cette entrée en matière putride, le film continue avec le portrait du Régent auquel Philippe Noiret prête sa truculence mais aussi sa bonhommie. Philippe d'Orléans apparaît comme un homme éclairé et bienveillant mais trop fragile pour supporter le fardeau du pouvoir. Il fuit donc dans la débauche, laquelle au fil du temps dissimule de moins en moins ses profondes angoisses. Comme le lui dit très justement l'une de ses compagnes, la jeune prostituée Emilie (formidable Christine Pascal qui transcende son rôle), "vous n'aimez pas la débauche, vous aimez le bruit qu'elle fait". La scène où il cherche à se faire amputer d'une main à laquelle il prête une gangrène imaginaire est de ce point de vue très révélatrice et l'on peut presque humer l'odeur qui se dégage de ces lieux de plaisir en réalité surchargés et étouffants. Orléans est par ailleurs influencé par un mauvais génie en la personne de son conseiller et ancien précepteur, l'abbé Dubois (Jean Rochefort) surnommé "le maquereau", compagnon de débauche aux mœurs pédophiles, intrigant sans scrupules pétri d'ambition aussi fougueux qu'injurieux mais affecté lui aussi par un mal intérieur qui se manifeste sous la forme de maux d'estomac récurrents.
La Régence est par ailleurs une période de transition délicate où l'affaiblissement du pouvoir royal donne aux autonomistes des ailes pour tenter de prendre le large. C'est ainsi que le nobliau joué par Jean-Pierre Marielle, sorte de Don Quichotte breton fomente un complot dérisoire pour proclamer l'indépendance de la Bretagne. Bien que la distribution du film réunisse pour la première fois trois acteurs mythiques du cinéma français par ailleurs amis à la ville, ils ne jouent pas ensemble comme il le feront vingt ans plus tard dans "Les Grands Ducs" de Patrice Leconte. Jean-Pierre Marielle n'a en effet aucune scène commune avec Philippe Noiret et peu de scènes avec Jean Rochefort.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.