Film court (1h05) de Robert BRESSON qui frappe par sa concision mais aussi son extrême précision:
- Précision documentaire: le film est pour l'essentiel basé sur les minutes du procès de 1431 conservées à la BNF.
- Précision de la mise en scène: très épurée, celle-ci est pour l'essentiel une confrontation entre Jeanne d'Arc et l'évêque de Beauvais Pierre Cauchon, allié aux anglais qui veulent la mettre à mort. En dépit de son inculture, de sa peur de la mort et de sa solitude face à un aéropage d'hommes hostiles, Jeanne d'Arc tient tête à l'évêque et la mise en scène fait en sorte qu'ils soient sur un pied d'égalité. Le film acquiert de ce fait une dimension universelle et intemporelle: on y voit une jeune fille résister à toutes les pressions et accusations au nom de convictions profondes et inébranlables. Sa foi en Dieu et dans le roi Charles VII son lieutenant sur terre ébranle le pouvoir d'intermédiaire de l'Eglise et celui des anglais qui ont des prétentions dynastiques sur le trône de France. Autre temps, autres lieux, j'ai pensé à "Sophie Scholl - Les derniers jours" (2005) qui est également un mano à mano entre un représentant du pouvoir oppresseur et une résistante vouée à la mort mais qui triomphe par sa force morale.
- Précision des mots: dans une langue simple et directe, Jeanne déjoue les pièges tendus par Cauchon (principalement lorsqu'il tente de prouver son hérésie ou l'entraîner sur le terrain de la sorcellerie) pressé par les anglais d'en finir (le hors-champ sonore et visuel laisse entrevoir l'ambiance haineuse autour du procès). Cauchon la presse de questions courtes et incisives et elle lui répond du tac au tac sans se démonter et sans se laisser perturber par l'ambiance hostile à son égard.
- Précision des images enfin: comme nombre d'autres héroïnes bressonnienne, Jeanne est habitée par la grâce et celle-ci illumine son visage. Sa posture la fait d'ailleurs souvent ressembler à une icône alors que la scène de fin ressemble à une assomption: Jeanne s'évanouit en fumée plus qu'elle ne brûle et les colombes que l'on voir passer sont comme des témoignages de son salut.
"Jim Carrey, l'Amérique démasquée", livre de Adrien Dénouette qui est également le co-réalisateur du documentaire éponyme est une brillante analyse à la fois cinéphile, politique et sociologique qui met en relation la carrière de l'acteur et l'histoire des USA, principalement dans les années 90. Il apparaît que c'est dans cette décennie que l'acteur a pu percer, plus précisément entre la fin de la guerre froide et le 11 septembre 2001 car les USA n'avaient alors pas d'ennemi, donc pas besoin de super-héros testostéronés et de nationalisme belliqueux. La comédie à tendance cartoonesque trash tournant en dérision le politiquement correct a pu alors se frayer un chemin, portée notamment par les frères Farrelly et leur vedette, Jim Carrey. Rétrospectivement, on découvre combien celui-ci a longtemps été rejeté par l'industrie américaine à cause de son corps burlesque outrancier (et donc dérangeant) ce qui a conduit à forger sa personnalité artistique dans la marge, plus précisément au sein d'une émission subversive dont on découvre toute la portée: "In living Colour", créée en 1990 comme une sorte de "Saturday Night Live" afro-américain borderline. Jim Carrey qui est le seul blanc de l'émission se retrouve ainsi à tourner en dérision toutes les valeurs de l'Amérique blanche*. En 1992, l'émission jusque-là plutôt confidentielle se paye un énorme coup de projecteur publicitaire en détournant 22 millions de spectateurs de la mi-temps (ennuyeuse et ringarde) du super-bowl au profit d'un show parodique de ce même événement. L'auteur compare ce moment au deuxième court-métrage de Charles CHAPLIN "Charlot est content de lui" (1914) qui marque la première apparition du personnage du vagabond (Charlot en VF) qui ne cesse de se poster face caméra alors que l'équipe du tournage le repousse hors du cadre. Cette irruption façon "hold-up" de Jim CARREY dans le champ télévisuel mainstream explique aussi la place que la télévision occupe dans sa filmographie au travers d'une trilogie informelle composée de "Disjoncté" (1996), "The Truman Show" (1998) et "Man on the Moon" (1999). Mais avant cette reconnaissance des plus hautes sphères artistiques vis à vis de son talent, Jim CARREY a percé dans des comédies directement issues de l'esprit de "In Living Color" et qui a l'époque ont été méprisées pour leur caractère vulgaire et stupide (en apparence) avant qu'on ne découvre leur sens caché et le fait qu'elles faisaient un trait d'union entre deux communautés toujours marquées en esprit mais aussi dans les faits par les inégalités issues de la ségrégation raciale.
* Dans "Fous d Irène" (2000), les frères Farrelly font directement allusion à l'émission lorsqu'ils montrent Jim Carrey regarder des sketchs afro-américains assis sur un canapé entouré de trois enfants noirs.
Le contexte actuel m'a donné envie de regarder l'un des rares films de fiction ayant traité du conflit russo-ukrainien dans la région du Donbass avant que celui-ci ne devienne depuis février 2022 un conflit ouvert et direct. La région orientale de l'Ukraine qui est riche en charbon était déjà en proie depuis 2014 (par ailleurs année de l'annexion de la Crimée) à un conflit opposant l'Etat ukrainien (pro-occidental) à des séparatistes (de nationalité ukrainienne mais russophones et pro-russes) soutenus par la Russie. Ceux-ci avaient pris le contrôle d'une partie du territoire et fondé des républiques populaires non reconnues par la communauté internationale. Ce type de conflit est dit "de basse intensité" ou "hybride" parce que bien que prenant l'apparence d'une guerre civile, celle-ci est en réalité attisée voire provoquée par une ou plusieurs puissances étrangères et a pour motif plus ou moins inavoué la captation des ressources. Un schéma comparable est la sécession en 1960 du Katanga dans la République démocratique du Congo, la région la plus riche en ressources minières du pays sous l'impulsion d'un homme (Moïse Tshombe) soutenu par les occidentaux (belges, français, sud-africains notamment) ce qui plongea le pays tout juste indépendant dans le chaos. Or la question de l'allégeance de l'Ukraine "indépendante" (en réalité tiraillée entre l'occident et la Russie) était déjà au coeur du conflit du Donbass.
Tous ces enjeux ne sont hélas guère expliqués dans un film décousu tant dans sa forme (qui ne cesse de changer d'une séquence à l'autre entre passages en caméra portée et d'autres en plans-séquence fixes), dans son ton (entre documentaire et fiction du genre "tout ça n'est qu'une mise en scène" alors que pourtant le conflit est bien réel) que dans son contenu: 13 sketches censés nous donner un aperçu de la situation mais qui en réalité entretiennent la confusion car rien n'est expliqué sur les causes ni même les protagonistes du conflit. On passe sans arrêt du coq à l'âne et pour couronner le tout, ça n'est jamais drôle (car cela se veut satirique). Le manque minimal de pédagogie (et donc de lisibilité des enjeux) limite considérablement la portée du film tout comme son côté partial (le film prend position contre les pro-russes). Tout au plus comprend-on que la corruption est partagée des deux côtés, de même que le nationalisme et la diabolisation de l'ennemi qualifié de "fasciste" du côté pro-russe (ce qui correspond à la rhétorique du Kremlin) mais les séparatistes apparaissent surtout dans le film comme des sortes de petits seigneurs locaux avides de pouvoir et d'argent et qui s'appuient sur des mercenaires armés particulièrement brutaux (un schéma connu par la Russie dans les années 90 qui s'était balkanisée sous l'influence des oligarques au détriment du pouvoir central qui était lui-même profondément corrompu). Les civils locaux sont les principales victimes du conflit (rackettés, terrorisés, obligés de se terrer comme des rats pour échapper aux obus etc.)
J'évoquais dans un précédent avis consacré à "Des hommes" (2020) combien les films français sur la guerre d'Algérie étaient rares. Avec la sortie du deuxième film de Hélier CISTERNE, c'est sans doute (je l'espère) le signe que c'est en train de changer. "De nos frères blessés" est adapté du premier roman de Joseph Andras paru en 2016, inspiré d'une histoire vraie, celle de Fernand Iveton qui par son appartenance au parti communiste et par ses croyances en ses idéaux fit partie de cette frange de français minoritaires qui prirent parti pour les algériens musulmans et l'indépendance et en payèrent le prix fort. Le film montre en effet d'une manière très efficace l'une des conséquences de la disparition de l'Etat de droit au profit des "pouvoirs spéciaux" donnés à l'armée à partir de 1956 en Algérie: des règlements de compte camouflés sous des simulacres de procès. Pouvoirs conférés par un Etat, celui de la IV° République qui n'hésite pas à comparer le sort réservé à ceux qu'elle considère comme des traîtres aux "fusillés pour l'exemple" de la première guerre mondiale. Un homme est particulièrement montré du doigt: François Mitterrand, ministre de l'intérieur en 1954 (on lui doit la célèbre phrase "l'Algérie c'est la France") puis garde des Sceaux qui envoya des dizaines de personnes qui attendaient leur exécution dans les prisons algériennes à la guillotine en refusant la grâce dans 80% des cas*.
Or, la plupart de ces exécutés pour l'exemple étaient des insoumis mais pas des meurtriers. Et si Fernand Iveton (seul européen guillotiné pendant la guerre d'Algérie**) fut bien un poseur de bombe, il prit bien garde à choisir un lieu désaffecté dans le but de saboter des installations et non de faire un carnage. Le film retrace son parcours (en particulier sa haine des injustices et discriminations qu'il voyait tous les jours contre les musulmans qui travaillaient avec lui à l'usine de gaz d'Alger) ainsi que celui de sa femme d'origine polonaise qui avait fui le rideau de fer avec une partie de sa famille et n'avait donc pas la même vision du communisme que lui. Vincent LACOSTE et Vicky KRIEPS sont tous deux excellents et crédibles.
Outre son histoire forte et son interprétation solide, le film a été en partie tourné à Alger ce qui n'est absolument pas anecdotique. Rappelons qu'il a longtemps été impossible de tourner en Algérie notamment pour des raisons de sécurité (par exemple "Des hommes et des Dieux" (2010) a été tourné au Maroc). Il est donc émouvant de voir des scènes tournées dans la capitale algérienne, notamment son front de mer à l'architecture haussmanienne. D'autre part, le film établit une filiation avec "La Bataille d Alger" (1965), le film emblématique de Gillo PONTECORVO qui était lui-même proche du PCF, notamment dans la scène finale.
* Voir à ce sujet le livre "François Mitterrand et la guerre d'Algérie", écrit par Benjamin Stora et François Malye et publié en 2010, date à laquelle l'ouverture des archives de la Chancellerie permit de prouver qu'il avait refusé la grâce à Fernand Iveton. Avoir du sang sur les mains -même indirectement- a dû bien le hanter et peser dans sa décision d'abolir la peine de mort en 1981.
** Contrairement à Maurice Audin qui a donné son nom à une place du centre-ville d'Alger, Fernand Iveton a lui été totalement oublié.
"Caché" est un film passionnant de Michael HANEKE que je n'avais pas encore vu. Il est d'une profondeur vertigineuse tout en étant parfaitement accessible au plus grand nombre. Il s'agit en effet d'un thriller dans lequel le présentateur d'une émission littéraire qui fait penser à Bernard PIVOT cherche à découvrir l'identité de celui qui le harcèle. Mais l'enquête de Georges Laurent (Daniel AUTEUIL) pour résoudre l'énigme (premier sens du titre "Caché") n'est pas le vrai sujet du film, qui en "cache" un autre, celui du secret de famille des Laurent. Georges n'a pas la conscience tranquille, il a commis dans son enfance un acte profondément mauvais dont il n'a parlé ni à sa femme, ni à son fils mais qui revient le hanter sous la forme du harcèlement dont il se sent victime. Car au fur et à mesure que le puzzle se reconstitue à l'aide des indices mémoriels fournis par le harceleur (vidéos, dessins, cartes postales) et le réalisateur (flashbacks, récits), la frontière entre la victime et le bourreau se brouille puis s'inverse. Georges se positionne en effet comme "la victime de sa victime", le harcèlement n'étant que le reflet de son profond sentiment de culpabilité. Mais les faits enregistrés par les caméras (la film fonctionnant sur des mises en abyme -films dans le film- qui brouillent volontairement les pistes entre ce qui est filmé par le réalisateur et par le harceleur, comme s'ils ne faisaient qu'un) sont impitoyables pour Georges. Ils montrent un homme qui porte un masque, qui ment, qui se cache, qui fuit ou bien qui agresse. Alors qu'il se prétend harcelé par Majid (Maurice BÉNICHOU) et son fils, c'est lui qui au contraire les persécute et on constate d'ailleurs qu'il a le réflexe raciste bien chevillé au corps. Et puis il y a le gouffre social qui sépare Georges et Majid, gouffre qui aurait pu être comblé si Georges n'avait pas fait en sorte qu'il reste béant. Béant comme une blessure qui n'est pas seulement individuelle mais collective, les "événements" d'Algérie et en particulier ceux du 17 octobre 1961 ayant longtemps été cachés eux aussi. Mais les problèmes non résolus et informulés se transmettent aux générations suivantes et il est clair que la fin du film montre que Pierrot, le fils de Georges et le fils de Majid ont, eux, bien des choses à se dire*. Le spectateur ne peut les entendre, de même que Michael HANEKE laisse volontairement des trous dans le récit qui suggèrent que la femme de Georges (Juliette BINOCHE, parfaite de sobriété) et Pierrot ont eux aussi leurs petits secrets dans une famille gangrenée par le non-dit.
* L'entrée du collège de Pierrot où a été tournée la dernière scène qui donne une clé importante du film est en réalité celle du lycée Pierre-Gilles de Gennes (Paris 13) qui possède une architecture que je trouve personnellement assez oppressante, à l'image du film. Par ailleurs on notera le clin d'oeil significatif vis à vis de François Mitterrand, ministre de l'intérieur au moment du déclenchement de la guerre d'Algérie dont la fille longtemps cachée, Mazarine apparaît dans l'émission de Georges Laurent.
"Un fils du sud" est l'adaptation de l'autobiographie de Bob Zellner par le monteur de la plupart des films de Spike LEE, Barry Alexander BROWN. Spike Lee a d'ailleurs co-produit le film.
Bob Zellner est un militant américain des droits civiques né en 1939 en Alabama d'une famille d'origine allemande dont la plupart ont été membres du Ku Klux Klan. Néanmoins si son grand-père est montré comme un homme particulièrement radicalisé, son père, pasteur méthodiste a rompu avec le Klan. Bob Zellner qui était étudiant au début des années 60 découvre rapidement que l'inaction est une position intenable revenant à cautionner le système inique mis en place par le KKK et va donc cependant beaucoup plus loin en devenant le premier blanc à occuper le poste de secrétaire du SNCC (le comité de coordination non-violent des étudiants, un des principaux organismes du mouvement afro-américain pour les droits civiques). On le voit également à de multiples reprises transgresser les lois du Klan, la ségrégation étant montrée comme une idéologie clanique imposée aux Etats du sud par une organisation toute-puissante pratiquant la terreur et bénéficiant de nombreuses complicités dans les autorités locales et la police, favorisée alors par la non-implication de l'Etat fédéral). Outre sa rencontre avec des figures très connues du mouvement militant pour les droits civiques comme Rosa Parks, on en apprend beaucoup sur les Freedom rides, ces convois mixtes qui traversaient les Etats sudistes ségrégationnistes et dont les militants étaient soumis aux pires violences de la part de suprémacistes blancs enragés. On voit également comment la tactique de la non-violence pratiquée par les militants (et fruit d'un réel entraînement, la nature humaine n'étant pas faite pour supporter les agressions sans réagir) s'avère payante en renvoyant la violence du côté des bourreaux. Bob dont la vie est bouleversée par son engagement (il est exclu de l'université, sa petite amie le quitte) doit affronter à plusieurs reprises les membres de sa communauté qui l'accusent de trahison alors qu'il est accueilli dans un premier temps avec beaucoup de défiance par la communauté noire, leurs organisations étant infiltrées par des espions à la solde du Klan.
Dommage qu'un sujet aussi intéressant soit traité de manière aussi plate d'autant que le film souffre également d'une interprétation au rabais. L'acteur qui joue Bob Zellner (Lucas TILL, nouveau visage de Mac Gyver dans le reboot de la série culte des années 80 et qui s'est également illustré dans des X-Men) est aussi expressif qu'une brique et aurait tout à fait pu figurer au casting des jeunes acteurs-mannequins interchangeables de "Mort sur le Nil" (2019).
"Roma", titre trompeur n'a aucun rapport avec la capitale de l'Italie. Il s'agit du quartier de Mexico où a grandi Alfonso CUARÓN qui restitue donc une partie de son enfance avec une beauté et une inventivité qui forcent l'admiration. Sous ses allures de simple chronique familiale, le film ne cesse en effet de gagner en intensité au fil des minutes pour aboutir à un final bouleversant. Final qui répond d'ailleurs à un générique particulièrement génial qui sous sa simplicité apparente est d'une grande richesse. Le plan-séquence montre en plongée un sol dallé et mouillé et on entend en hors-champ que celui-ci est en train d'être lavé à grande eau ce qui introduit sous forme métaphorique le paradoxe d'un personnage principal invisible car triplement discriminé: en tant que femme, domestique et d'origine indigène. Parallèlement le flux et le reflux de l'eau savonneuse fait penser à l'immensité de la mer où se dénoue l'intrigue du film mais s'oppose aussi en tous points à la fixité et la géométrie du sol de même qu'elle reflète le ciel dans lequel passe un avion: on a donc la juxtaposition de trois des quatre éléments de l'univers (le feu surgira plus tard dans le film) et de pôles contraires, terre/ciel, propre/sale, mouvement/fixité. Des pôles qui seront ensuite développés.
Dans "Roma", ce n'est pas en effet le cinéaste qui est au centre de l'histoire mais la domestique de la maison où il a grandi, Cléo dont on suit la vie quotidienne. Résidant dans la maison de ses employeurs, elle est considérée comme en faisant partie intégrante. On le voit à plusieurs reprises: quand Sofia la maîtresse de maison apprend la grossesse de Cléo et qu'elle l'emmène à l'hôpital se faire examiner, quand elle la prend avec eux en vacances ou encore quand la mère de Sofia va dans un grand magasin acheter un berceau pour le bébé à naître. Par ailleurs Cléo aime les enfants de Sofia comme s'ils étaient les siens ce que la scène finale prouve de façon éclatante. Néanmoins, la distance sociale se fait sentir à travers le fait que Cléo réside dans un logement à part avec une autre domestique, qu'on leur rationne l'électricité mais surtout par le fait que lorsque Sofia est émotionnellement débordée, elle a tendance à passer ses nerfs sur elle.
Malgré cela, la véritable fracture est surtout entre les femmes et les hommes. Alors que les femmes sont montrées comme solidaires, manifestant une sororité qui dépasse parfois les clivages ethniques et sociaux, les hommes sont à l'inverse absents ou menaçants. La présentation du mari de Sofia est volontairement inhumaine puisque la mise en scène l'efface au profit de sa voiture qui a bien du mal à s'encastrer dans la maison. Ce mari ectoplasmique qui n'existe qu'au travers de ses machines finira par disparaître tout à fait du paysage. Outre les difficultés de la voiture à entrer au garage, le dysfonctionnement de cette famille se traduit par le fait qu'en dépit des domestiques, le désordre et la saleté règnent dans leur grande et belle maison et lorsque quelque chose est cassé, il n'est pas réparé. Quant à l'amant de Cléo, présenté dans un premier temps comme plutôt sympathique, il s'avère d'abord lâche, puis odieux puis enfin dangereux. La scène où on le voit s'entraîner avec d'autres camarades aux arts martiaux a des relents néo-fascistes qui ne laissent aucun doute sur sa véritable nature de tueur*. Et au cas où on n'aurait pas compris, tous les combattants se figent dans une posture statuaire pendant que l'avion du générique traverse de nouveau le ciel.
Car l'un des thèmes majeurs qui traverse le film est celui de la vie et de la mort. Ce clivage ne traverse pas seulement les femmes et les hommes. Il touche Cléo au travers de son rapport paradoxal à la maternité**. Là encore, la mise en scène à l'intérieur des plans joue un rôle essentiel. Une scène de tremblement de terre dans une maternité se termine par un présage funeste. Une scène au premier plan d'accouchement se transforme à l'arrière-plan en cérémonie funèbre. Une scène de noyade se transforme en scène de sauvetage et de renaissance par un travelling qui les relie intimement. Si les enfants sont abandonnés voire reniés par leurs géniteurs, ils sont protégés par leurs mères, qu'elle soit biologique ou non. C'est donc un message d'amour à celles qui l'ont élevé et plus particulièrement à la plus humble d'entre elles que Alfonso CUARÓN dédie le film.
Ajoutons que "Roma" a fait sensation en étant le premier film produit par Netflix a avoir été primé. Bien sûr, un film aussi abouti aurait mérité de sortir en salles. Mais sans Netflix, il n'aurait tout simplement pas existé. Quel producteur américain mainstream aurait pris le risque de financer un film en noir et blanc en langue espagnole et indigène?
* La scène nous prépare à découvrir son rôle actif pendant le massacre de Corpus Christi en 1971, une journée durant lequel plus de cent étudiants qui manifestaient en faveur de la démocratisation du pays furent massacrés par des paramilitaires au service de l'Etat mexicain et formés par la CIA.
** Un thème qui semble particulièrement lui tenir à coeur, sauf qu'il l'avait jusque là traité dans des films de science-fiction (le futur) et non dans une chronique historico-biographique (le passé).
Les films français traitant de la sale guerre d'Algérie sont plus nombreux qu'on ne le pense mais beaucoup ont traité la question de façon allusive ou indirecte (notamment dans les films de la nouvelle vague contemporains des "événements", je pense à "Le Petit soldat" (1960), "Cléo de 5 à 7" (1961), "Les Parapluies de Cherbourg" (1964), "Muriel ou le temps d un retour" (1962), "Adieu Philippine" (1963). Il existe également un certain nombre de documentaires assez remarquables. En revanche les films de fiction récents sont peu nombreux ("L Ennemi intime" (2007), "Hors La Loi") (2010) et se situent à l'époque des événements. Bien peu à ma connaissance évoquent les conséquences à long terme de cette guerre qui n'a pas voulu dire son nom jusqu'en 1999 alors qu'elle pèse de tout son poids sur notre société post-coloniale qui fait cohabiter soixante ans après d'anciens appelés, pieds-noirs, harkis, indépendantistes et toute leur descendance (thème qui imprègne par exemple "Parlez-moi de la pluie") (2007). C'est donc tout l'intérêt de "Des hommes", l'adaptation cinématographique du roman de Laurent Mauvignier que de faire des allers-retours spatio-temporels et d'offrir une pluralité de points de vue pour montrer comment un passé non digéré continue à faire des ravages dans le présent. Malheureusement, Lucas BELVAUX n'est pas Alain RESNAIS. Ce dernier pouvait manier des dispositifs narratifs aussi complexes que celui de "Hiroshima mon amour" (1958) qui m'a fait penser à "Des hommes". Mais Lucas Belvaux ne maîtrise pas aussi bien la polyphonie et le patchwork. En résulte un film assez confus dont les pièces et les morceaux ne s'ajustent pas bien. Si le début est assez saisissant avec la métaphore du monstre (incarné par le Gargantua Gérard DEPARDIEU) qui incarne toute la mauvaise conscience "d'un village français", la suite est nettement plus laborieuse avec des personnages d'appelés que l'on a du mal à distinguer les uns des autres, des destins trop vite laissés de côté et un Jean-Pierre DARROUSSIN plus ectoplasmique que véritablement douloureux tout comme sa cousine Solange (Catherine FROT). Le film ne tranche pas assez dans le vif. Il aurait gagné à se concentrer davantage sur l'histoire familiale de Bernard et à développer le présent tant l'écart de talent est grand entre les acteurs expérimentés nommés ci-dessus et leurs avatars censés les incarner jeunes.
Quel film improbable que cet "Onoda, 10 000 nuits dans la jungle"! Improbable car réalisé par un français alors que mettant en scène une histoire japonaise avec des acteurs japonais, parlant japonais et se déroulant dans une île des Philippines. Tout aussi improbable est pour un film français le choix de s'attaquer au film de guerre mâtiné d'un récit de survie d'une durée de 2h40 qui fait forcément penser aux fresques réalisées par les américains sauf qu'il choisit d'être anti-spectaculaire au possible. Improbable aussi par ce que ce film nous raconte et qui est pourtant tiré d'une histoire vraie. Une réalité qui dépasse la fiction à savoir l'histoire du dernier soldat japonais de la seconde guerre mondiale qui n'a rendu les armes qu'en 1974, soit près de trente ans après la fin du conflit. Si le film ne ne m'a pas séduit, sans doute parce que les personnages mis en scène (de bons petits soldats imperméables au doute) me sont profondément antipathiques et que le réalisateur ne leur donne guère de relief en édulcorant les faits (les tueries de la réalité historique se réduisent à deux meurtres en état de légitime défense, le racisme japonais vis à vis des autres asiatiques n'est jamais évoqué, la sexualité de ces hommes est à peine effleurée comme si c'était un tabou) il n'en reste pas moins qu'il soulève nombre de questionnements pertinents. Il montre en particulier jusqu'où peut aller l'aveuglement lié à l'endoctrinement, à la soumission et au fanatisme (dans le langage manipulateur de l'armée, cela s'appelle du "courage", du "dévouement", de la "loyauté", de la "fidélité", de "l'honneur" etc.) "Onoda, 10 000 nuits dans la jungle" aurait pu s'appeler "Onoda, 30 ans de déni" tant le délire qui s'empare du personnage et de ses compagnons (dont le nombre se réduit comme peau de chagrin au fil du temps jusqu'à ce qu'il se retrouve seul) défie l'entendement. La façon dont ils interprètent les informations venues du monde réel pour les tordre à l'aune de leur propre récit fictif délirant (à savoir une uchronie dans laquelle le Japon serait vainqueur et toute la géopolitique mondiale bouleversée à l'aune de cette victoire) laisse sans voix et a bien évidemment des résonances dans notre actualité. Mais un autre type de questionnement qui vient à l'esprit concerne l'irresponsabilité du Japon vis à vis de ces soldats laissés à l'abandon, véritables dangers publics pour les populations locales. Là encore, c'est révélateur du mépris que l'archipel nippon entretient vis à vis de son ancienne "sphère de co-prospérité" (terme employé dans le film qui désignait l'Empire que le Japon avait conquis en Asie entre le début des années 30 et 1945). Il est évident que cela n'aurait jamais pu se produire dans un pays développé: ces hommes auraient été arrêtés depuis longtemps. Car le plus improbable peut-être de toutes les improbabilités de ce film est le fait que ce soit un étudiant japonais qui retrouve Onoda et aille chercher son ancien supérieur pour obliger ce dernier (qui avait opportunément "tout oublié" de l'endoctrinement qu'il avait fait subir à son élève zélé, devenant un simple libraire plus blanc que neige) à le démobiliser. Néanmoins il manque à ce film indéniablement original dans le cinéma français un véritable point de vue sur la guerre et la violence, comme chez Kubrick, Spielberg ou Cimino
Film historique peu connu en France évoquant un épisode de la guerre lui-même peu connu, "Rosenstrasse" ("La rue des roses" en français) est construit sur des va et vient entre passé et présent. Hannah, la fille de Ruth, une survivante de la Shoah installée à New-York veut comprendre pourquoi sa mère s'oppose à son mariage avec Luis, un latino-américain et pourquoi elle refuse de lui parler de son passé. Elle découvre par une relation familiale l'existence d'une femme, Lena Fischer, issue d'une famille d'aristocrates allemands qui jadis, sauva Ruth à Berlin lorsqu'elle était enfant en se battant au côté de centaines d'autres femmes aryennes pour faire libérer leurs maris juifs qui avaient été arrêtés par la Gestapo en 1943 et étaient parqués dans un immeuble de la Rosenstrasse dans l'attente de leur déportation.
Si le film est un peu inégal (la partie historique est bien plus intéressante que celle du présent, plutôt convenue et peu approfondie), il révèle une nouvelle facette de la résistance interne au troisième Reich tout en soulignant combien celui-ci n'était pas infaillible en dépit de sa brutalité. En effet pour pouvoir agir à l'extérieur en déployant toute son efficacité, le régime avait besoin d'une cohésion interne qu'il obtenait par la propagande, la terreur mais aussi l'adhésion à l'idéologie impliquant l'anéantissement des populations considérées comme exogènes à la communauté de sang allemand, à commencer par les juifs, bouc-émissaire (ou "ennemi imaginaire") absolu du régime. Or en 1943 le front extérieur se lézarde sérieusement avec la défaite de Stalingrad qui signe le début de la fin du troisième Reich. Et le front intérieur menace de rompre lui aussi. D'une part parce que le fossé entre la propagande de l'invincibilité et la réalité de la défaite doublée d'une boucherie fauchant toute la jeunesse allemande ne pouvait plus être totalement occultée. Et de l'autre parce que les lois de Nuremberg de 1935 qui avaient interdit les mariages entre juifs et aryens afin de souder la communauté allemande soi-disant "de race supérieure" contre le judéo-bolchévisme se heurtait à des décennies d'intégration et d'assimilation des juifs au reste de la société allemande se traduisant par de nombreux "mischehen" (mariages mixtes) et enfants "mischlinge" (métis), un tissu social qu'il n'était pas possible de défaire ou de détruire du jour au lendemain. Le film montre tout l'éventail de pressions menées par les autorités du III° Reich sur les conjoints aryens pour obtenir qu'ils divorcent: persécutions (les aryens devaient partager le sort de leur conjoint juif s'ils voulaient rester avec lui c'est à dire perdre leur travail et leurs biens, vivre dans les résidences réservées aux juifs etc.), insultes, intimidations, menaces etc. Le film montre également que les femmes résistèrent mieux que les hommes qui souvent, abandonnèrent leur conjointe juive et leurs enfants métis comme ce fut le cas du père de Ruth, les condamnant ainsi à la mort. En revanche l'exemple de la Rosenstrasse montre que les autorités nazies se sentirent obligées de reculer lorsqu'elle ne purent dissoudre ces liens qui menaçaient de révéler au grand jour leur entreprise d'extermination et provoquer des remous dans toute la société. Preuve qu'en dépit de l'extrême brutalité du régime, celui-ci avait peur de l'opinion, aussi muselée fut-elle, les femmes de la Rosenstrasse obtinrent satisfaction et 98% des juifs allemands qui survécurent à la guerre furent protégés par un conjoint aryen. C'est la preuve éclatante que même face au pire, il était encore possible d'agir et d'infléchir le destin. Margarethe von Trotta rend ainsi hommage au courage et à la détermination de ces femmes que la puissance de leurs liens affectifs transformèrent en héroïnes alors qu'elle souligne parallèlement la lâcheté de nombreux hommes que ce soit le père de Ruth ou celui de Lena. Mais pas tous: le frère de Lena rescapé mutilé de Stalingrad (et donc "déradicalisé") est de son côté tandis qu'un père juif vient se jeter dans la gueule du loup pour aider sa fille, arrêtée avant lui tandis que sa femme aryenne reste de l'autre côté de la barrière.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.