Le clown Chocolat est la première star noire-africaine ayant percé en France au tournant de la Belle Epoque. Les traces iconographiques de sa notoriété dans les dessins de Henri Toulouse-Lautrec ou dans la campagne du chocolat Felix Potin ("battu et content") illustrent pour la plupart les stéréotypes racistes en vigueur à l'époque, Chocolat n'ayant été accepté que par son rôle de faire-valoir du clown blanc George Foottit avec lequel il a formé un duo a grand succès avant de chercher à se détacher en vain de cette image humiliante et de tomber dans l'oubli. Jusqu'aux travaux de l'historien Gérard Noiriel qui se sont conclus en 2012 avec la publication d'un livre lui étant consacré. C'est ce livre qui a servi de base au film réalisé par Roschdy ZEM, même si celui-ci a pris pas mal de libertés avec l'histoire, notamment la relation entre Chocolat (Omar SY) avec George Foottit qui était davantage basée sur la rivalité que sur l'amitié. Il n'en reste pas moins que les caractères bien dessinés des deux personnages et l'alchimie entre les acteurs font que leur duo est très intéressant à regarder de par leur dynamique complexe. Si Chocolat doit supporter de terribles blessures d'amour-propre, c'est lui qui attire la lumière (il est seul sur les affiches!), les femmes et qui flambe l'argent. Foottit est quant à lui hors de la scène renvoyé dans l'ombre où il rumine ses frustrations. J'ai découvert James THIERREE dont la ressemblance avec son grand-père Charles CHAPLIN est extrêmement frappante et qui a une présence indiscutable. Si le message est parfois trop appuyé (la séquence de la prison par exemple où Chocolat est maltraité n'a pas existé!), certaines séquences sont délicieuses comme celle, véridique du tournage d'un film des frères Lumière (joué par les frères Bruno PODALYDES et Denis PODALYDES) mettant en scène les deux clowns.
"Les Carnets de Siegfried" est le dernier film de Terence DAVIES, décédé en octobre 2023. Comme Roman POLANSKI dans "Le Pianiste" (2002), il s'abrite derrière l'histoire d'un autre artiste pour mieux parler de lui. Cet autre c'est Siegfried Sassoon (Jack LOWDEN), un poète britannique inconnu chez nous mais en porte à faux avec la société de son temps sur au moins deux plans: la première guerre mondiale qui le priva d'êtres chers et qui fit de lui un pacifiste prêt à mourir pour sa cause et une homosexualité torturée. Ce n'est pas par hasard que la rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou s'intitule "Le temps retrouvé". Car dans le film, les ellipses temporelles sont légion et se manifestent de multiples façons, du montage d'images d'archives pour les souvenirs de la première guerre au morphing pour le vieillissement des personnages: celui de Siegfried qui s'accompagne d'un travelling circulaire est particulièrement saisissant. Ainsi selon les méandres du récit fondé sur l'association d'idées et les réminiscences, on retourne en arrière ou bien on franchit plusieurs décennies pour atterrir dans des séquences conçues comme autant de tableaux. Par ailleurs la musique est indissociable des films de Terence DAVIES et constitue, de même que la poésie, un puissant moyen d'expression des êtres opprimés et traumatisés auxquels il s'identifie. Comme dans son magnifique "Distant Voices" (1988), ceux-ci créent de la beauté pour faire rempart à la violence qui leur est faite. Enfin "Les Carnets de Siegfried" se caractérisent par l'utilisation d'une ironie qui fait mouche et qui elle aussi fait partie des ressources salvatrices que possédait ce grand réalisateur, aussi discret qu'élégant.
Le film est petit mais l'histoire est grande et Anthony HOPKINS immense. "Une vie" était nécessaire pour sortir de l'ombre l'histoire de Nicholas Winton, courtier britannique qui grâce à Martin Blake un ami engagé dans le comité britannique pour les réfugiés de Tchécoslovaquie se rendit à Prague en décembre 1938 où il visita des camps de réfugiés, juifs pour la plupart et prit conscience de la gravité de la situation. A savoir l'invasion imminente du pays tout entier par Hitler après l'abandon des Sudètes par les alliés de la Tchécoslovaquie lors des accords de Munich, alliés terrifiés à l'idée d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne. Dans un laps de temps extrêmement court entre mars et août 1939, Nicholas Winton parvint en coordination avec des organisations de secours locales à mettre en place une filière de départs vers le Royaume-Uni pour les enfants tchécoslovaques sur le modèle des kindertransport humanitaires qui venaient d'être créés pour les enfants juifs allemands et autrichiens. Le neuvième convoi qui transportait 250 enfants fut bloqué par les nazis car le Royaume-Uni s'apprêtait à entrer en guerre contre le III° Reich suite à l'invasion de la Pologne. L'action de Nicholas Winton et de ses pairs fut oubliée durant cinquante ans, au point que faute de transmission, les anciens enfants réfugiés ne savaient pas à qui ils devaient leur sauvetage. Jusqu'en 1988 où les archives conservées par Winton ne soient communiquées par sa femme à une historienne mariée à un magnat de la presse. Ce dernier fit connaître son histoire ce qui entraîna l'émission télévisée "That's life" à organiser des retrouvailles entre Winton et ceux qu'il avait sauvé. Une séquence d'archives télévisuelles reconstituée avec minutie dans le film et porté par un Anthony HOPKINS toujours aussi habité. Il campe en effet un homme qui non seulement ne se met pas en avant mais est hanté par les enfants qu'il n'a pas pu sauver et dont il a gardé des photos. S'il y a un point commun entre Oskar Shindler et lui, c'est bien dans cette culpabilité sourde liée au fait d'avoir sauvé un grand nombre de personnes mais de ne pas avoir pu les sauver tous. Pour le reste, Nicholas Winton n'a jamais mis sa propre vie en danger et étant lui-même d'origine juive, n'a pas pu être reconnu comme un Juste, titre réservé aux non-juifs. Il a cependant été honoré à la fin de sa vie par le Royaume-Uni et par la République Tchèque.
Le film qui effectue des allers-retours constants entre 1988 et 1939 possède une mise en scène assez fade. C'est particulièrement visible en ce qui concerne les scènes du passé, tournées à l'économie, façon téléfilm à l'aide de plans souvent répétitifs et purement illustratifs. La partie située en 1988 bénéficie du supplément d'âme apporté par Anthony HOPKINS mais le casting est dans l'ensemble excellent, que ce soit Helena BONHAM CARTER qui joue sa mère ou Jonathan PRYCE, l'inoubliable Sam de "Brazil" (1985) qui interprète Martin Blake âgé.
Le sujet du film -des têtes couronnées ou destinées à l'être- ne m'attirait pas plus que ça. Mais en réalité, il y a un léger pas de côté qui rend le film intéressant. Une cinquantaine d'années avant Marie-Antoinette, le film, tiré du livre de la chercheuse Chantal Thomas qui cosigne également le scénario raconte une histoire très semblable de mariages arrangés dans le but de sceller des alliances diplomatiques entre puissances européennes souhaitant cesser de se faire la guerre. Avant l'Autriche des Habsbourg c'est donc avec l'Espagne que la France a mené une double transaction, d'un côté l'union de la fille du régent Philippe d'Orléans avec l'héritier du trône d'Espagne et de l'autre, celle de Louis XV et de l'infante d'Espagne. Le tout sur fond de jeux de pouvoir entre deux branches de la même famille (le roi d'Espagne, Philippe V est le petit-fils de Louis XIV et donc un Bourbon alors que le régent appartient aux Orléans, cousins des Bourbons dont Louis XV, arrière-petit fils de Louis XIV est le plus jeune descendant). Si les principaux intéressés, des enfants et des adolescents, n'ont pas voix au chapitre, ce sont les filles qui payent le plus lourd tribut. Obligées de s'exiler, leur sort dépend de leur mari mais surtout de l'entourage de celui-ci. Elles apparaissent donc comme de simples pions que l'on déplace au gré des arrangements des uns et des autres, le tout sur un fond crépusculaire d'épidémies et de médecins porteurs de mort qui annonce la fin de la monarchie. Pourtant, ce sont les deux princesses, la petite fille précoce et l'adolescente rebelle qui semblent constituer les seuls êtres vivants au sein d'une cour sclérosée. Si l'argument est au final assez peu consistant pour un long-métrage avec des personnages parfois insuffisamment creusés, la photo est splendide et donne vraiment l'impression de se promener dans un tableau vivant.
"They shot the Piano Player" est la deuxième collaboration du réalisateur Fernando TRUEBA et du dessinateur Javier MARISCAL après "Chico & Rita" (2010). On y retrouve l'animation et la musique latino mais "They shot the Piano Player" est aussi un film politique au travers d'une enquête sur la disparition d'un pianiste de jazz brésilien virtuose, Francisco Tenório Júnior, à la veille du coup d'Etat en Argentine en 1976. Plus de 30 ans après les faits, le journaliste américain fictif Jeff Harris (l'alter ego de Fernando TRUEBA) qui doit écrire un livre sur la bossa nova découvre un enregistrement du musicien disparu. Subjugué, il part à la recherche de ceux qui l'ont connu et ressuscite l'âge d'or de la musique brésilienne au travers de ses représentants les plus prestigieux dont on entend la voix au travers de leur avatar animé. Même moi qui ne suis pas une spécialiste, j'ai reconnu Chico BUARQUE, Gilberto GIL ou encore Caetano VELOSO. Et si d'autres me sont inconnus, je les connais en réalité à travers leurs oeuvres (Vinicius de MORAES qui accompagnait le pianiste lors de la tournée durant laquelle il a disparu est l'auteur des paroles de "The girl from Ipanema"). Des anecdotes impliquant également de grands noms du jazz afro-américain comme Ella FITZGERALD sont évoquées. Et le parallèle créatif avec la nouvelle vague française (bossa nova se traduit par nouvelle vague), l'influence de Francois TRUFFAUT surtout se retrouve à travers le titre, hommage à "Tirez sur le pianiste" (1960). Mais en parallèle de cette effervescence de sons et de couleurs, le film évoque la terrible période des dictatures militaires s'étant abattues en Amérique latine avec la complicité de la CIA et leur coordination au travers de l'opération condor pour traquer leurs opposants communistes ou supposés tels. Car Tenório n'étant pas politisé, il peut être considéré comme une victime collatérale de ce terrorisme d'Etat se trouvant au mauvais endroit et au mauvais moment, embarqué à cause de son apparence l'assimilant aux révolutionnaires, torturé puis exécuté pour l'empêcher de témoigner de ce qu'il avait vu et vécu. L'enquête de Jeff Harris l'amène donc à reconstituer les lieux de détention, de torture et d'exécution, la disparition des corps, les bébés enlevés à leur mère pour être adoptés par des familles soutenant le régime et les séquelles sur les survivants (la femme de Tenório privée du statut de veuve et des ressources allant avec par exemple). Un peu ardu à suivre par moments avec quelques redites et longueurs mais on y apprend beaucoup, on y voit et y entend beaucoup et on repart avec une question lancinante "Comment tant de douceur et de beauté ont pu cohabiter avec tant de barbarie?".
"La zone d'intérêt" est une véritable expérience de cinéma et son grand prix à Cannes est tout à fait mérité. Comme dans "L'Empire des lumières" de René Magritte, deux mondes coexistent sans quasiment jamais se croiser. Celui du camp d'Auschwitz qui reste presque totalement hors-champ et celui du domaine de la famille du commandant du camp, Rudolf Höss dans lequel se déroule la majeure partie du film. Comme souvent en pareil cas, de hauts murs dérobent à la vue ce qui se joue de l'autre côté. Pourtant, jamais le spectateur ne perd de vue qu'il est enfermé dans une sorte de cage dorée jouxtant un complexe concentrationnaire. Les trois premières minutes déjà nous plongent dans une obscurité quasi totale que l'on peut interpréter de multiples manières: la cécité de ceux qui vivent juste à côté dans une totale indifférence ou bien les dernières images de ceux qui vont mourir, plongés dans d'insondables ténèbres. Par la suite et comme dans "Parasite" (2019) qui évoquait la contamination des riches par les pauvres dont ils voulaient se préserver sous prétexte d'hygiénisme, la réalité de l'extermination ne cesse de s'infiltrer dans le paradis artificiel des Höss. Par les bruits qui ne peuvent être étouffés par les murs (le travail sur la bande-son est remarquable), par les odeurs de chairs brûlées, par les cendres emportées par le vent ou fertilisant la terre, par les fragments d'ossements que l'on retrouve jusqu'au beau milieu de la nature idyllique, par le rougeoiement des flammes qui donnent à la nuit des allures d'enfer sur terre dans un contraste saisissant avec les pelouses bien taillées, les fleurs éclatantes et la piscine de la maison des Höss. Le film devient alors une étude de caractères, ceux de la famille Höss face à ce monde schizophrénique. Rudolf (Christian FRIEDEL), à l'image d'Eichmann et de tant d'autres hauts dignitaires nazis est un fonctionnaire zélé, un gestionnaire méticuleux qui raisonne en termes d'efficacité technique ou logistique sans jamais s'interroger sur la nature de ses actes. Les seuls moments où l'être humain se manifeste en lui sont ceux où il tente de protéger ses enfants d'une confrontation trop directe avec la mort et la fin où cette espèce de mécanique se met à vomir comme si ses entrailles agissaient indépendamment de lui. Mais en terme de monstruosité, Hedwig (Sandra HULLER) le bat à plate coutures. Elle est en effet tellement aliénée que l'environnement toxique dans lequel elle élève ses enfants lui apparaît comme un paradis et la matérialisation de sa réussite sociale qu'elle ne veut quitter à aucun prix. Chaque fois qu'un grain de sable vient gripper son "bonheur" comme lorsque sa mère finit par s'enfuir, épouvantée par ce qu'elle perçoit malgré l'écran de fumée dressé entre la maison et le camp, elle a une réaction éloquente, effaçant les traces en les brûlant et menaçant de mort sa domesticité (que l'on devine être de pauvres prisonnières polonaises). "La zone d'intérêt" est un film franchement inconfortable et claustrophobique dont la portée dépasse l'époque qu'il dépeint. On pense en effet à d'autres murs, ceux que dressent les pays riches contre les pays pauvres, les quartiers riches contre les quartiers pauvres pour les occulter, s'en protéger et les refouler.
"Le Criminel" est à Orson WELLES ce que "Blue Velvet" (1986) est à David LYNCH ou "L'Ombre d'un doute" à Alfred HITCHCOCK. Le rêve américain mis à mal par des monstres tapis dans l'ombre s'incarne ici non dans une oreille coupée ou un double maléfique mais dans un étrange clocher importé de la Mitteleuropa qui avec sa ronde de l'ange et du démon incarne la lutte éternelle des forces du bien contre celles du mal. C'est dans ce clocher incongru que niche le démon, un nazi ayant refait sa vie sous une fausse identité dans une bourgade américaine un peu trop tranquille pour être tout à fait honnête. Non seulement l'homme est parfaitement intégré mais il s'apprête pour parfaire sa couverture à épouser la fille d'un juge de la cour suprême ce qui traduit la perméabilité de la société américaine vis à vis de l'idéologie hitlérienne. Le détective chasseur de nazis joué par Edward G. ROBINSON n'a pas besoin de plus de quelques phrases pour comprendre à qui il a affaire. Cependant, il n'est pas à proprement parler un représentant du "bien" étant donné que pour lui, la fin justifie les moyens. Il fait donc libérer l'ancien bras droit du nazi pour le suivre et parvenir à retrouver sa trace, puis se sert de son épouse pour le coincer en sachant pertinemment qu'il les envoie tous deux à la mort. Mary l'épouse (Loretta YOUNG) est particulièrement agaçante dans son obstination à nier l'évidence. On se dit qu'elle est sous emprise ou bien qu'elle est morte de peur ce qui rend son revirement final particulièrement invraisemblable. Mais ces faiblesses scénaristiques sont largement compensées par la mise en scène et l'interprétation de Orson WELLES. Au départ il ne devait que jouer mais il a finalement remplacé John HUSTON à la réalisation pour démontrer à la RKO qu'il était capable de tenir les délais et le budget d'un film. Aussi, même s'il n'en a pas eu le total contrôle, celui-ci porte bien sa marque avec des échappées baroques collant à la folie meurtrière de son personnage rêvant d'un nouvel Hitler pour reprendre le flambeau de la revanche. Et ce alors même que durant le tournage du film se tenait le procès de Nuremberg où des films de la libération des camps étaient diffusés. Ce sont ces mêmes films que l'on voit dans "Le Criminel", réputé pour être le premier film de fiction à les montrer.
"L'Enlèvement" est un film puissant et engagé qui mêle avec talent et un lyrisme tout opératique grande et petite histoire pour nous raconter comment entre 1858 et 1870 le pape Pie IX, despotique et réactionnaire a tenté de sauver ce qu'il restait de son pouvoir temporel en s'appuyant sur la conversion et l'embrigadement de jeunes enfants juifs, recrutés parfois de façon peu "catholique". Ce film crépusculaire qui décrit l'agonie d'une institution d'autant plus venimeuse qu'elle est à bout de souffle est un thriller nerveux qui n'hésite pas lors de plusieurs séquences à recourir à l'onirisme. En effet Marco BELLOCCHIO créé un suspense prenant autour du sort du petit Edgardo, enlevé à sa famille juive à l'âge de six ans sous prétexte qu'il aurait été baptisé alors qu'il était bébé et malade par sa nourrice crédule qui espérait ainsi lui épargner "les limbes". Histoire incroyable et pourtant véridique connue sous le nom de l'affaire Mortara. Une véritable course contre la montre s'engage entre d'un côté la famille d'Edgardo qui remue ciel et terre pour le récupérer, épaulée par la communauté juive et les libéraux du monde entier alors que l'Italie est en voie d'unification sous la houlette du royaume de Piémont-Sardaigne et de l'autre une Eglise obscurantiste et bunkérisée. Même les têtes couronnées réprouvent ce flagrant abus de pouvoir mais Pie IX ne veut rien savoir et va jusqu'à adopter le petit garçon qui entre lavage de cerveau et syndrome de Stockholm embrasse sa nouvelle condition, peut-être aussi pour ne plus souffrir tant Marco BELLOCCHIO montre que chaque contact avec sa famille d'origine le déchire profondément.
J'avais lu que pour "Le Labyrinthe de Pan" (2006), Guillermo DEL TORO s'était inspiré de "L'Esprit de la ruche" (1973). Mais cette influence comme celle de "La Nuit du chasseur" (1955) est tout aussi évidente dans "L'échine du diable", son troisième film réalisé cinq ans auparavant. Du film de Victor ERICE comme de celui de Charles LAUGHTON émerge le thème de l'enfance face au mal, lequel prend une double forme. Celui de la guerre d'Espagne avec l'image de l'obus fichée en plein coeur de la cour de l'orphelinat où est emmené Carlos. Mais aussi celui du monstre phallique séducteur, cupide et sanguinaire qui terrorise les enfants avant de révéler l'étendue de sa folie meurtrière et de tout détruire autour de lui. S'y ajoute une atmosphère oppressante lié au fait que le film se déroule dans le huis-clos d'un orphelinat qui en dépit des propos rassurants de sa directrice Carmen (Marisa PAREDES) ressemble à une prison d'où il s'avère impossible de s'échapper. La porte ouvre sur une route hostile et déserte sur des dizaines de kilomètres, le ciel est envahi d'avions fascistes et nazis et le sous-sol semble contenir des fantômes. Un plus précisément, celui d'un petit garçon qui détient un sombre secret et semble résider au fond d'un bassin (des images qui préfigurent "La Forme de l'eau") (2017). S'y on ajoute les foetus qui baignent dans l'alcool, l'atmosphère est plus qu'anxiogène. Néanmoins ce n'est pas d'elle que vient la menace mais bien du réel. Aussi comme dans ses autres films, face à la violence du monde qu'ils se prennent de plein fouet, les enfants apprennent à apprivoiser leurs peurs et à s'entraider. Ainsi Carlos qui est au départ un peu le souffre-douleur va par son courage, sa générosité et sa curiosité d'esprit finir par fédérer les autres membres du groupe autour de lui contre la véritable source de leurs tourments. Par ailleurs si les adultes bienveillants sont défaillants (Carmen souffre d'une infirmité, Casarès est impuissant et Conchita comme Carmen se sont laissé abuser par Jacinto qui possède tous les traits des terrifiants mâles alpha développés dans les films ultérieurs de Guillermo DEL TORO), ils ne sont pas tout à fait absents. Les lingots cachés par Carmen s'avèreront être des alliés inattendus. De même, l'esprit de Casarès veille sur les enfants survivants.
Le dernier film de Cedric KAHN est d'une puissance peu commune. La bande-annonce le laissait deviner. Le film le confirme. Presque entièrement réalisé dans le huis-clos d'un tribunal aux dimensions d'une scène de théâtre, il ne met pas seulement aux prises un homme brûlant (le mot est faible) d'en découdre avec la justice, la police et la société française mais il montre les fractures résidant au sein de cette même société d'une manière saisissante, nous renvoyant en miroir notre situation actuelle. Le public dans la salle ne s'y est pas trompé, interagissant avec celui du film comme s'il était dans la salle et comme si le procès avait lieu ici et maintenant, notamment lorsque les témoins soi-disant sûrs d'eux se trahissent sous l'effet de la peur ou de la colère.
Au coeur du procès, un homme donc, Pierre Goldman dont je ne savais rien avant de voir le film (même pas qu'il était le demi-frère de Jean-Jacques, incarné par un jeune acteur anonyme assis avec ses parents dans la salle), interprété avec une force de conviction impressionnante par Arieh WORTHALTER. C'est bien simple, chaque mot, chaque phrase sortie de sa bouche semble provenir du plus profond de son être, animé de puissantes émotions. Charismatique et d'une grande complexité, le personnage ne peut que fasciner. Difficile voire impossible de démêler le vrai du faux dans ses propos, d'ailleurs la justice n'y parviendra pas et Cedric KAHN se garde bien de prendre parti. L'intérêt du film est ailleurs: dans les déchirures de la société française que sa présence provoque comme je l'ai déjà évoqué avec une ambiance électrique dans le prétoire, dans le travail de mémoire que son histoire oblige à effectuer, dans ses relations tourmentées avec son principal avocat de la défense enfin. Pierre Goldman est d'abord le fruit d'un passé trop lourd à porter: enfant de polonais communistes juifs et résistants réfugiés en France, il n'a jamais trouvé sa place en son sein ni ailleurs et a erré entre désir de suivre la glorieuse trace de ses parents en tant que militant d'extrême-gauche et pulsions suicidaires liées à son incapacité à s'accomplir. Cet "enfant terrible" sans attaches, sinon celles créées avec d'autres "damnés de la terre" latinos et antillais n'est jamais parvenu à devenir adulte. Cela est particulièrement frappant dans son comportement d'écorché vif, régulièrement recadré en coulisses par son avocat, maître Kiejman (Arthur HARARI) qui est son "double inversé". Double car issu de la même histoire, inversé car aussi retenu, calme et posé que Goldman est provocateur et emporté. Les relations entre les deux hommes sont d'ailleurs tendues, Goldman ayant qualifié Kiejman de "juif de salon" et ayant voulu le dessaisir de l'affaire. Pourtant la défense de Kiejman et le film tout entier mettent en lumière l'absence de preuves matérielles et la fragilité de témoignages souvent effarants. Le comportement de la police visant par exemple à intimider les témoins à décharge ou au contraire à orienter ceux à charge est interrogé. Un passage ressemble trait pour trait au documentaire "Un coupable ideal" (2003) sur l'affaire Brenton Butler accusé à tort de meurtre: celle où témoins et jurés croient reconnaître Goldman sur photo alors qu'il ne s'agit pas de lui. Mais avec "sa gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec", il fait figure d'épouvantail et quelques mots malheureux lâchés ici et là par les policiers et les témoins, "mûlatre", "crouille" suffisent à nous renseigner sur les origines historiques du délit de faciès.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.