"L'Ange Ivre" est un film important dans la carrière de Akira KUROSAWA. C'est le premier qu'il estime vraiment personnel et c'est sa première collaboration avec Toshirô MIFUNE dont le talent et le charisme sont tels qu'il éclipse le principal protagoniste, le docteur Sanada (Takashi SHIMURA) qui donne pourtant son titre au film. Akira KUROSAWA conscient de son énorme potentiel n'a pas voulu le brider au détriment parfois de l'harmonie de son film. Au niveau du style également, il y a une hésitation entre plusieurs influences occidentales: le film noir américain, le néoréalisme italien et l'expressionnisme allemand. Cette hétérogénéité affecte la continuité de la narration visuelle d'autant qu'il y a aussi quelques lourdeurs démonstratives ici et là (la rose jetée dans la mare, quelques sermons un peu trop appuyés).
En dépit de ces réserves, "L"Ange Ivre" est un film très puissant. L'interprétation habitée de Toshirô MIFUNE y est pour beaucoup mais l'histoire et la mise en scène également.
Le film plonge dans les bas-fonds de la capitale du Japon ravagée par la guerre (le film date de 1948) mais également par un autre cancer, celui des yakuzas qui, profitant du chaos ambiant font régner leur loi rétrograde sur les bas quartiers. Akira KUROSAWA utilise une métaphore limpide: celle du marigot putride, centre de gravité du quartier, des personnages et du film. Par ses images organiques de gaz s'échappant du cloaque et de sueur dégoulinant des visages il parvient à rendre tangible pour le spectateur l'atmosphère malsaine qui règne dans le quartier et gangrène les corps et les esprits. Au milieu de ce taudis, Sanada, sorte de mère Thérésa japonaise, fait figure d'ange sauveur et rédempteur. Médecin des pauvres, il lutte avec acharnement contre les maux qui rongent le quartier, recueillant les "chiens errants" et essayant d'arracher les plus jeunes à la fatalité. Il ne se contente pas de soigner les corps, il se dresse aussi contre l'emprise des mentalités féodales qui règne encore sur les esprits. Il essaye par exemple d'empêcher Miyo son infirmière de replonger dans la pègre par esprit de sacrifice. En cela il est le porte-voix des convictions éclairées et humanistes du cinéaste.
Plus on avance dans le film, plus on constate que Sanada a tout d'un ange déchu. C'est un raté vivant au milieu des ordures qui n'a pas su s'élever et qui noie ses désillusions dans l'alcool (d'où le titre oxymorique "L'Ange Ivre"). Lorsque Matsunaga (Toshirô MIFUNE) entre dans son cabinet pour soigner sa blessure à la main, Sanada se reconnaît une filiation avec ce jeune chien fou(gueux) blessé à mort qu'il tente de guérir et de sortir du trou (à tous les sens du terme). Sous ses airs rugueux et son comportement de caïd ultra-violent, la maladie qui ronge Matsunaga de l'intérieur le fait de plus en plus apparaître pour ce qu'il est réellement: un orphelin solitaire, perdu, fragile et démuni qui n'a que le code d'honneur des yakuzas à quoi se raccrocher dans la vie. Mais les deux hommes ont beaucoup de mal à communiquer ce qui complique leur relation. Ils utilisent davantage les coups et les insultes que les mots qui apaisent. Ils ne parviennent à communier que dans l'alcool, un poison dont la toxicité compromet encore davantage le rétablissement de Matsunaga. Ce dernier finit par s'attacher au médecin qu'il tente de protéger des assauts de la pègre mais lâché par cette dernière qui ne tolère aucune faiblesse, il se sacrifie pour sauver son honneur et protéger le seul foyer qu'il ait connu, celui du médecin. La scène du corps à corps dans la peinture avec le yakuza Okada (Reisaburô YAMAMOTO) préfigure celle du flic et du voyou dans la boue de "Chien enragé" (1949). Matsunaga meurt d'ailleurs les bras en croix, achevant sa métamorphose de gangster en ange sacrificiel et rédempteur. Grâce à lui, le docteur peut continuer son oeuvre d'utilité publique en paix.
Une petite musique guillerette et moqueuse, un rideau de théâtre qui s'ouvre sur la scène, le dernier -et génial- film de Joseph L. MANKIEWICZ annonce la couleur d'emblée. Il nous promet toutes sortes de "funny games", y compris le sien, lui qui mystifie le spectateur dès le début avec son casting bidon (incluant Eve Channing, clin d'œil à son film le plus célèbre) alors qu'il n'y a en réalité que trois protagonistes: les deux acteurs et lui-même, chacun étant à tour de rôle le metteur en scène de l'histoire qu'il souhaite raconter au spectateur. Mais si l'emballage est ludique, ce qui se joue vraiment ne l'est pas, il s'agit ni plus ni moins qu'une version duelliste de la lutte des classes opposant un aristocrate et un parvenu sur une scène de théâtre (le manoir du premier) mais transcendée par le pouvoir du cinéma.
La première partie du "Limier" expose la mise en scène de Sir Andrew Wyke (Laurence OLIVIER) pour prendre au piège l'amant de sa femme Milo Tindle (Michael CAINE) et le punir. Andrew est un écrivain de romans policiers richissime et friand de jeux de pouvoir. Son univers est à la fois infantile et inquiétant. Il vit seul ou plutôt entouré d'automates au milieu d'un capharnaüm de jeux de stratégie, de trophées à sa gloire et de déguisements qui sont autant de miroirs déformants plus ou moins grotesques de son egocentrisme et de sa mégalomanie. Des miroirs déformants, il y a en a d'ailleurs dans le jardin qui est en partie constitué d'un labyrinthe végétal par lequel Milo doit passer pour le rejoindre. Ce labyrinthe ressemble à une toile d'araignée dans laquelle Milo va se faire piéger comme le bleu qu'il est (et nous avec). Atteint dans son orgueil de mâle dominant, Andrew qui se définit comme un "champion olympique sexuel" parvient à manipuler (châtrer?) Milo avec une aisance stupéfiante, le renvoyant sans arrêt à ses origines modestes pour mieux assoir sa supériorité et mettre en doute la possibilité d'une relation durable avec sa femme. Il le dépouille de sa dignité et le ravale à l'état de bouffon puis de pitoyable larve se traînant à ses pieds en implorant qu'on lui laisse la vie sauve histoire de lui faire comprendre où est sa vraie place. Les plans en plongée et contre-plongée soulignent le jeu de pouvoir qui s'est instauré entre les deux hommes alors que les automates spectateurs et complices comptent les points, Joseph L. MANKIEWICZ par son montage et ses angles de caméra leur insufflant la vie comme dans les films d'animation.
La deuxième partie du film que l'on pourrait intituler "L'arroseur arrosé" montre la vengeance de Milo qui va créer sa propre mise en scène pour mystifier à son tour Andrew et prendre le dessus. Il se fait passer pour un inspecteur rustique à l'accent cockney régulièrement ridiculisé dans les romans policiers de Wyke afin de de prendre à son propre piège et d'en tirer une revanche symbolique. En effet dans ses romans, Andrew Wyke oppose régulièrement un détective aristocratique et fin limier (St John Merridew) à l'inspecteur "balourd" d'extraction plébéienne pour mieux ridiculiser ce dernier (on pense aujourd'hui aux romans policiers d'Elisabeth George mettant en scène deux policiers de Scotland Yard issus de milieux sociaux opposés, l'inspecteur Thomas Lynley et le sergent Barbara Havers mais époque oblige, ils s'apprécient et se respectent). La prise de pouvoir de Doppler-Tindle sur Wyke a donc un parfum de revanche sociale jubilatoire pour le spectateur. Mais Milo contrairement à Wyke ne joue pas. Ce qu'il ressent (terreur, humiliation, rage, haine) est réel et aveuglé par son désir de revanche, il fera l'erreur de vouloir pousser son avantage en entamant une troisième partie. Cette intrusion de la réalité dans le jeu autarcique (on pourrait même dire masturbatoire) de Wyke sera fatale à ce dernier alors que le fait de jouer avec des règles et sur le terrain de l'adversaire sera également fatal à Milo, le film s'achevant sur un résultat perdant-perdant.
Mankiewicz ne se distingue pas seulement par sa mise en scène mais aussi par sa remarquable direction d'acteurs. Leur réalité rajoute encore un degré de mise en abyme à l'histoire qui est un jeu (d'acteurs) dans le jeu (des personnages du film) dans le jeu (des personnages des romans policiers de Wyke). La réalité et la fiction se confondent remarquablement. D'un côté un Lord, Sir Laurence OLIVIER icône shakespearienne à la réputation bien établie, de l'autre une étoile montante Michael CAINE d'origine prolétaire. A leur différence d'âge (65 ans contre 39 ans au moment du tournage du film) s'ajoute donc une authentique différence d'origine sociale, repérable notamment par la différence de diction (en VO) et brillament exploitée dans le film. Lorsque Wyke écrase Milo de son mépris en le traitant de "petit coiffeur de quartier", on pense au professeur Higgins de "My Fair Lady" traitant Eliza, elle aussi afflublée d'un accent cockney de "raclure de macadam". Et lorsque Milo Tindle parle de ses origines modestes et de ses efforts pour s'élever au-dessus de sa condition, notamment en rabotant son nom pour paraître moins métèque, impossible de ne pas penser à Maurice Joseph Micklewithe adoptant le nom de scène "Michael Caine" qui est d'ailleurs devenu définitivement le sien en 2016 tandis qu'il se faisait anoblir en 1987 par la reine d'Angleterre.
Le choix controversé du général américain Douglas MacArthur de disculper Hirohito à la fin de la seconde guerre mondiale alimente encore les débats d'historiens. Fallait-il, en 1945, présenter l'empereur du Japon comme une marionnette des généraux nippons, facilitant ainsi l'occupation américaine? Ou valait-il mieux, au contraire juger Hirohito avec les autres criminels de guerre du tribunal de Tokyo et risquer une révolte contre les troupes installées dans l'archipel? En optant pour la première solution la plus facile puisqu'elle revenait à faire légitimer l'occupation par l'empereur, les Etats-Unis n'ont-ils pas absous le Hitler japonais? Ou, au contraire, MacArthur n'avait-il pas raison de considérer Hirohito comme un fantoche tout juste bon à contresigner les ordres des militaires au pouvoir?
Autant le dire tout de suite, le réalisateur Alexandre SOKUROV ne tranche pas ce débat. Ce n'est d'ailleurs pas son propos. Ce qui l'intéresse, c'est le cheminement par lequel celui qui était considéré comme un dieu vivant, descendant de la déesse du soleil Amaterasu accepte de descendre de son piédestal pour redevenir un homme.
Il y a deux parties dans "Le Soleil". La première est autarcique et claustrophobique. Le bunker où s'est réfugié Hiro-Hito en août 1945 est semblable à l'intérieur d'un bocal. C'est en effet avec un regard d'entomologiste que Alexandre SOKUROV observe l'empereur à la manière dont lui-même observe les créatures marines dans son laboratoire. Sur un rythme très lent, on assiste à un quotidien fait de rituels immuables et de silence compassé où le protocole envahissant ne laisse que peu d'espace à une quelconque expression d'humanité. Entouré de domestiques serviles jusqu'au ridicule, Hirohito vit non seulement coupé du monde extérieur mais également de sa famille. Il est corseté, ficelé, enfermé du matin au soir. Mais son inconscient se venge: toutes ses activités diurnes et nocturnes qu'elles soient oniriques, littéraires ou scientifiques le ramènent encore et toujours à la guerre et à la mort, faisant peser sur lui une lourde chape de plomb. La seule partie de son anatomie qui échappe à tout contrôle, c'est sa bouche parcourue de tics et exhalant de son propre aveu une mauvaise haleine. C'est de cette bouche non domestiquée que sortira le 15 août 1945 la célèbre allocution par laquelle il annoncera accepter la capitulation sans conditions du Japon. Un très beau passage où le soleil a rendez-vous avec la lune.
La deuxième partie confronte Hirohito au monde extérieur. En effet sa carapace éclate lorsque les américains atteignent les jardins de sa résidence. Il doit alors se montrer au reste du monde et assumer ses responsabilités vis à vis de son pays ravagé. Quel que soit son degré de responsabilité dans les crimes de guerre du Japon (donneur d'ordres? Complice passif? Fantoche?) il est en son pouvoir de lui donner un avenir, le général MacArthur le reconnaissant comme la seule autorité encore doté d'une légitimité (même s'il faut pour cela s'arranger avec l'histoire). Paradoxalement, cette responsabilisation s'accompagne d'une émancipation. L'empereur traité par son entourage japonais comme un enfant est obligé de grandir face à des américains qui le dépassent d'une bonne dizaine de centimètres et le traitent courtoisement mais sans complaisance. Il doit apprendre à ouvrir lui-même la porte, à fumer le cigare et à répondre aux questions qui fâchent.
"Les sœurs de Gion" réalisé en 1936 appartient à la période naturaliste de Kenji MIZOGUCHI et devait faire partie d'une trilogie qui ne vit jamais le jour (cependant il forme un diptyque avec le film réalisé juste avant, "L'Elégie d'Osaka"). Dans sa jeunesse, Kenji MIZOGUCHI avait dévoré la littérature sociale européenne du XIX° (Zola, Maupassant, Tolstoï) et développé une conscience sociale aigue, nourrie par son enfance dans des quartiers pauvres de Tokyo où sévissait alors la misère et la prostitution.
Mais surtout, les "sœurs de Gion" est comme beaucoup d'autres œuvres du cinéaste une critique de l'oppression dont sont victimes les femmes. Kenji MIZOGUCHI est un grand cinéaste de la condition féminine. Bien que situé dans le contexte culturel et historique du Japon, le féminisme de Kenji MIZOGUCHI est universel et intemporel. Cette sensibilité lui est venue elle aussi de son enfance misérable sous la férule d'un père violent. Un événement l'a particulièrement marqué: la vente à une maison de geishas de sa sœur Suzu après la faillite du commerce paternel. "Les soeurs de Gion" montre comment l'argent pervertit les liens affectifs et détruit la famille. La première séquence montre justement la vente aux enchères des biens de Furusawa (Benkei SHIGANOYA), un marchand qui a fait faillite et qui fuit femme et enfant (laquelle lui reproche d'avoir dilapidé sa dot) pour une maison de geishas de troisième catégorie c'est à dire plus proches de la prostituée que de l'artiste.* Tout est dit en quelques minutes de la vénalité des rapports humains, de la lâcheté des hommes et de la sujétion économique des femmes.
Le simple fait que le film soit centré sur deux soeurs et que les hommes ne soient que des satellites en fait toujours à l'heure actuelle une oeuvre moderne, voire avant-gardiste. Face aux hommes qui détiennent le pouvoir économique, elles adoptent deux stratégies opposées qui elles aussi sont toujours d'actualité. Umekichi la soeur aînée (Yôko UMEMURA) adopte une stratégie de soumission. Elle espère à force de dévouement que son protecteur quittera son épouse pour elle. Combien de femmes se laissent encore aujourd'hui malmener dans l'espoir qu'un homme va enfin les aimer? Omocha la soeur cadette (Isuzu YAMADA) est en revanche une rebelle qui veut se venger des hommes en les séduisant et les manipulant. Mais aucune de ces stratégie ne s'avère payante. Umekichi est abusée et abandonnée et Omocha doit subir la terrible vengeance de l'homme qu'elle a floué parce qu'il est plus fort qu'elle et qu'il peut l'écraser comme un insecte.
* Une geisha aujourd'hui désigne une jeune artiste japonaise qui anime des soirées privées pour VIP à l'aide de son savoir-faire dans les arts traditionnels. Mais autrefois la distinction entre ces artistes-hôtesses et les prostituées n'étaient pas si claire. Toutes vivaient dans les mêmes quartiers de plaisir (Gion, quartier traditionnel de Kyoto est aujourd'hui l'un des derniers bastions de geishas), participaient aux mêmes soirées et les prostituées se faisaient appeler "geishas" pour redorer leur blason auprès de la clientèle et ainsi augmenter leur prix.
"De tout temps j'ai pensé que le bon, le mauvais et le violent ne pouvaient pas exister dans un sens absolu et total". Cette citation de Sergio LEONE éclaire le sens du troisième volet de la "trilogie du dollar" qui en constitue l'apothéose, au point d'être devenu l'un des films les plus célèbres et les plus étudiés de toute l'histoire du cinéma. Car par delà les séquences d'anthologie telles que le célébrissime générique sensoriel d'Ennio MORRICONE rempli de coups de feu et de hurlements de coyote ou la grandiose chorégraphie baroque du triel dans l'arène, il s'agit du film le plus engagé, le plus politique de la trilogie et au final celui qui nous en dit le plus sur la personnalité de son réalisateur.
La conception relativiste du bien et du mal était déjà bien affirmée dans "Et pour quelques dollars de plus (1965)" où un salaud absolu se confrontait à deux salauds relatifs qu'on pouvait également considérer comme deux anges déchus, cette réversibilité étant au coeur du projet de Sergio LEONE: "J'ai une vieille chanson romaine gravée en mémoire, une chanson qui me semble pleine de bon sens : Un cardinal est mort. Il a fait le bien et le mal. Il a bien fait le mal et il a mal fait le bien. Voilà en gros la morale que je souhaitais glisser dans le film." Le choix d'illustrer son exemple par un cardinal n'a rien d'anodin car son rejet du manichéisme se nourrit d'une colère anticatholique très semblable à celle des anarchistes espagnols. Les célèbres phrases binaires du film (par exemple "Dans le monde il y a deux sortes de gens: ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent") peuvent d'ailleurs être entendues comme des allusions ironiques au manichéisme chrétien. "Et pour quelques dollars de plus (1965)", montrait déjà de façon ironique le colonel Mortimer (Lee Van CLEEF) plongé dans une Bible. "Le Bon, la Brute et le Truand" va plus loin. Une scène clé du film en totale rupture de ton avec celles qui précèdent et celles qui suivent montre une confrontation entre Tuco le "truand" (Eli WALLACH) et son frère Pablo (Luigi PISTILLI) qui est prêtre. Alors que ce dernier se fourvoie dans des sermons typiques de la morale catholique à base de jugements de valeur ("tu ne fais que le mal") et de culpabilisation ("Tu n'as n'a pas assisté à la mort de nos parents"), Tuco dénonce son sentiment de supériorité et son inaptitude à l'empathie qui le renvoient à la solitude et au déracinement. A la suite de cet échange, on comprend mieux l'aspect chaplinesque du personnage que son apparence de bouffon italien dissimulait jusque-là.
Outre cette critique de la morale religieuse, l'autre aspect engagé du film réside dans son antimilitarisme affirmé. La guerre de Sécession n'est pas un décor, elle est l'occasion de dénoncer une boucherie inutile dont les soldats chair à canon sont les premières victimes. Les membres du trio étant d'irrécupérables hors la loi amoraux respectivement chasseur de primes, tueur à gages et délinquant multirécidiviste, ils évoluent en marge de la guerre voire en subvertissant ses codes comme ceux de toutes les autres institutions. Mais Blondin (Clint EASTWOOD) le Clown blanc et Tuco l'Auguste étant des salauds relatifs (On pourrait croire que Sentenza est un salaud absolu mais il est également relatif par le fait que pour Lee Van CLEEF il s'agit d'un contre-emploi), ils manifestent de temps à autre des gestes de solidarité et d'humanité envers les soldats, même si cela va aussi dans le sens de leur intérêt.
Enfin la discrimination raciale aux USA, toujours d'actualité dans les années 1960 alors qu'à l'époque du film, l'esclavage existait encore est évoquée brièvement mais de façon percutante au détour d'une petite phrase bien sentie. Lorsque les innombrables méfaits de Tuco sont égrenés avant son énième pendaison, on entend dans la version en VO qu'il y a deux poids et deux mesures dans la gravité du crime selon la couleur de la peau: "Viol d'une vierge de race blanche, détournement de mineure de race noire." Le viol de la vierge de race blanche étant la plus grande peur des racistes blancs (pour qui le métissage est l'infâmie absolue), on appréciera d'autant plus la portée de cette phrase qui nous ramène encore une fois au manichéisme chrétien, surtout lorsqu'il est interprété par les suprémacistes blancs du KKK "Dieu n'a pas créé les races blanche et noire pour qu'elles se mélangent".
"Okko et les fantômes" est le premier long-métrage de Kitaro Kosaka qui a été présenté en compétition au festival d'Annecy. En effet, ce dernier n'est pas le premier venu. Il a collaboré en tant que dessinateur à certains des films de Hayao MIYAZAKI tels que "Nausicaä de la vallée du vent (1984)", "Princesse Mononoké (1997)", "Le Voyage de Chihiro (2001)" et les films suivants avant de devenir directeur de l'animation pour "Le vent se lève (2013)". Il a également travaillé pour Isao TAKAHATA, notamment sur "Le Tombeau des lucioles (1988)" et "Pompoko (1996)". On ressent cette filiation dans le film. Le masque que porte Okko lorsqu'elle danse fait penser à celui de San, l'héroïne de "Princesse Mononoké (1997)".
Certes "Okko et les fantômes" adaptation du manga éponyme n'a pas le génie des œuvre précitées (et ne prétend pas l'avoir) mais il est au-dessus de "Mary et la Fleur de la sorcière (2017)", la première réalisation des studios Ponoc héritière de Ghibli. Il s'agit d'un film plein de charme, esthétiquement soigné et profondément ancré dans la culture japonaise. Si tout n'est pas maîtrisé dans le scénario (des personnages et des scènes sont survolés), il n'en reste pas moins que cette histoire d'apprentissage, de deuil et de pardon touche juste. On s'identifie à la petite héroïne qui en dépit de son apparence kawaii assez stéréotypée est dépeinte avec beaucoup de finesse. De plus, on plonge avec délices dans l'univers des traditions japonaises, l'histoire se déroulant dans le milieu des auberges situées près des sources thermales (onsen) très prisées des japonais. Okko et sa grande rivale Matsuki symbolisent les deux types d'auberges traditionnelles présentes au Japon. Matsuki travaille au sein d'un ryokan, une version luxueuse de l'auberge traditionnelle pensée pour offrir un maximum de confort et de prestations aux touristes (il y a même des pièces aménagées à l'occidentale). L'auberge tenue par Okko et sa grand-mère se rapproche davantage du minshuku, la chambre d'hôtes simple et familiale où l'on dort sur des futons à même le tatami et où l'on mange dans la chambre. Quant aux fantômes, ils sont une illustration de la circulation permanente entre visible et invisible, vie et mort, passé et présent, temporel et spirituel qui constitue l'ADN de ce pays. Leur présence soutient Okko dans son cheminement pour surmonter le traumatisme lié au décès de ses parents.
Comme une mise en abyme involontaire et ironique, c'est à cause d'une histoire de gros sous que le premier western de Sergio LEONE est devenu une trilogie. Le succès international inattendu de "Pour une poignée de dollars (1964)" eut l'effet paradoxal d'entraîner un procès avec Akira KUROSAWA qui estimait à juste titre que le film était un plagiait de "Yojimbo - Le Garde du corps (1960)". Akira KUROSAWA gagna le procès et obtint les droits de distribution du film de Sergio LEONE pour l'Extrême-Orient. La société de production américaine qui avait financé "Pour une poignée de dollars (1964)" se remboursa en privant Sergio LEONE de salaire: il ne toucha pas un centime sur son premier film. C'est ce qui le poussa à fonder sa propre société de production et à mettre en chantier un second opus en tous points supérieur à son prédécésseur.
En effet là où "Pour une poignée de dollars (1964)" faisait figure d'esquisse en raison notamment d'un budget et d'un scénario limités, "Et pour quelques dollars de plus" fait figure d'œuvre achevée. Sergio LEONE y affirme son style opératique, baroque et flamboyant, toujours aussi bien épaulé par la musique d'Ennio MORRICONE tout en développant un scénario beaucoup plus étoffé. Certes, il reprend le motif du méchant joué par Gian Maria VOLONTÉ dont les actes criminels particulièrement ignobles (viol et assassinat de femme et d'enfant) font passer les deux chasseurs de prime à la gâchette pourtant facile joués par Clint EASTWOOD et Lee Van CLEEF pour des saints. Une conception relative du bien et du mal très asiatique là où les occidentaux en ont une conception absolue et manichéenne ("Tu ne tueras point, point."). Mais la nouveauté réside justement dans le dédoublement de la figure du "héros" leonien. Clint EASTWOOD reprend les habits de "L'Homme Sans Nom" et joue peu ou prou le même rôle d'observateur-justicier-arbitre cynique et détaché que dans le film précédent. Mais Sergio LEONE lui adjoint Lee Van CLEEF dans un rôle qui préfigure celui de Charles BRONSON dans "Il était une fois dans l'Ouest (1968)". Le film y gagne en densité dramatique et humaine avec le thème de l'amitié virile et intergénérationnelle ainsi que celui de la vengeance. La scène finale dans l'arène préfigure quant à elle le film suivant "Le Bon, la brute et le truand (1966)". Sergio LEONE déploie un langage visuel souvent chargé d'une ironie jouissive. Le colonel Mortimer lisant la Bible alors qu'il va toucher la prime de l'homme qu'il vient de tuer en est un parfait exemple. Le vol du coffre-fort de la banque d'El Paso réputée imprenable en est un autre: le réalisateur insiste sur le très lourd dispositif mis en place dans la partie avant de la banque pour empêcher les malfaiteurs de s'emparer du coffre puis il montre que ceux-ci n'ont qu'à faire sauter le mur arrière pour s'en emparer.
"Pour une poignée de dollars" sorti en 1964 et devenu par la suite le premier volet de la "trilogie du dollar" est une petite bombe cinématographique. D'abord parce qu'il marque la naissance d'un nouveau genre: le western italien longtemps affublé du méprisant sobriquet de "spaghetti" (relent nauséabond d'une époque révolue mais pas si lointaine ou France et USA persécutaient leurs immigrés italiens qu'ils surnommaient les "macaronis"). Mais le qualifier d'italien est en réalité impropre. Ce nouveau western (ou plutôt renouveau, le genre étant alors moribond) est le fruit d' influences variées dont la mise en scène de Sergio LEONE réalise l'alchimie avec brio:
- Américaine pour le scénario inspiré d'un roman policier de Dashiell HAMMETT, "La Moisson rouge" sans parler du fait que le western est un genre enraciné dans l'histoire et la géographie des USA.
- Japonaise par le fait que "Pour une poignée de dollars" est le remake du film d'Akira KUROSAWA Yojimbo - Le Garde du corps (1960) lui-même inspiré du livre de Dashiell HAMMETT. Tous les western de Sergio LEONE sont imprégnés de l'esthétique des films japonais: la stylisation (le générique d'ombres animées en est un exemple frappant), une narration plus visuelle que dialoguée, la dilatation des plans, le poids des silences, le hiératisme des personnages, les gros plans sur leurs visages semblables à des masques.
-Italienne pour les baroquismes, la démesure opératique et l'influence de la commedia dell arte sur les personnages incarnés par des gueules plus grotesques les unes que les autres. Les westerns de Leone se caractérisent par leur amoralité et leur sauvagerie, celles-ci étant toutefois tempérées par la bouffonnerie et l'humour noir. "Pour une poignée de dollars" est toutefois sobre, sec et épuré comparativement aux deux autres volets de la trilogie, plus lyriques et flamboyants.
"Pour une poignée de dollars" doit également son identité reconnaissable entre mille à Clint EASTWOOD alors peu connu et qui impose une nouvelle icône archétypique universelle de héros/antihéros charismatique à poncho mexicain et bout de cigarillo au coin des lèvres, taiseux mais doté d'un regard perçant et dont la nonchalance laisse place à une rapidité d'exécution foudroyante. Un héros ambigu, cynique, cupide, éliminant froidement ses adversaires mais qui n'est pas dénué d'humanité ni de faiblesse (surtout en comparaison de ses adversaires). Surgissant de nulle part, n'allant nulle part, sans aucune attache ni identité (grâce au surnom gagné lors de la promotion américaine du film "l'Homme Sans Nom"), il est entouré de mystère et a également quelque chose de christique et de surnaturel. En témoigne la célèbre scène où il se relève après avoir été criblé de balles, révélant sous son poncho un gilet pare-balles improvisé ou le sadisme avec lequel il se fait lyncher pour avoir sauvé les victimes des Rojos. La dégaine classieuse de Clint EASTWOOD, le contraste marqué entre sa beauté solaire et son expression taciturne, son magnétisme et sa minéralité font que l'on ne peut imaginer d'autre acteur dans le rôle.
Enfin le troisième homme sans lequel les westerns de Sergio LEONE n'auraient pas la même saveur c'est le compositeur Ennio MORRICONE dont l'osmose avec le réalisateur produit une série de BO exceptionnelles à base de sifflements, de chœurs, de coups de feu, de guitare électrique. Ennio MORRICONE fait subir aux codes de la musique de western le même genre de détournement que Leone avec sa mise en scène pour le plus grand plaisir du spectateur.
Exemple réussi de fusion entre deux cultures, "Le château de l'Araignée" est la transposition du "Macbeth" de Shakespeare dans le Japon du XVI° siècle dévoré par les guerres civiles et les félonies. Kurosawa construit une œuvre très fidèle à la pièce d'origine tout en étant profondément ancrée dans la culture de son pays.
La réussite du film repose sur un subtil équilibre entre des émotions et sentiments exacerbés jusqu'à la folie et un traitement ascétique inspiré des codes du théâtre no. Kurosawa procède en effet par soustraction et compression. La soustraction est en effet partout: les personnages et les lieux sont réduits au minimum, les décors sont épurés, le spectaculaire (batailles et assassinats) est évacué en hors-champ, les mouvements de caméras sont limités de même que les déplacements, les expressions et les gestes des personnages. Leurs visages sont figés de façon à ressembler aux masques portés par les acteurs du no. On notera particulièrement le contraste entre l'expression grimaçante de Washizu alias Macbeth (Toshirô MIFUNE) qui le fait ressembler à un démon et celle, hiératique et spectrale de son épouse Asaji alias Lady Macbeth (Isuzu YAMADA), son âme damnée. On remarquera aussi qu'ils oscillent entre une immobilité redoutable, celle de l'animal prêt à bondir par laquelle ils concentrent au maximum leur énergie et une agitation désordonnée qui symbolise l'égarement de leur cerveau envahi par la folie furieuse. Un égarement également symbolisé par la brume omniprésente dans lesquelle ils se débattent comme dans une toile d'araignée, celle de la forêt qui entoure le château et lui donne son nom.
"Gerry" est sans doute le film le plus expérimental de Gus Van SANT. Il constitue le premier chapitre de sa trilogie (voire tétralogie si on ajoute Paranoïd Park (2007) de la mort dont le deuxième "Elephant (2003)" lui vaudra la palme d'or en 2003 et permettra la sortie à postériori de "Gerry" en France. Les deux films entretiennent des rapports étroits, Gus Van SANT ayant tissé entre eux des jeux de correspondances. Ainsi dans "Gerry", Casey AFFLECK porte un T-Shirt noir avec une étoile jaune, dans "Elephant (2003)" John porte un T-Shirt jaune avec un taureau noir. Dans les deux films, des adolescents errent sans fin dans un espace labyrinthique et sont promis à la mort sur fond de mythologie grecque. De plus dans "Elephant (2003)" lorsque l'un des deux adolescents tueurs joue à un jeu vidéo, on s'aperçoit que celui-ci reproduit l'une des scènes de "Gerry". Car dans les deux films, centrés sur des jeunes fans de jeux vidéos, la perte des repères entraîne un effacement progressif entre réel et virtuel. L'un des Gerry doit sauter d'un rocher comme s'il s'agissait d'un jeu de plateforme et à la fin du film, les deux garçons à bout de forces et victimes d'hallucinations avancent d'une démarche tellement saccadée que la séquence inspirera le premier film des Daft Punk "Daft Punk s Electroma (2006)" sur l'histoire de deux robots en quête d'humanité.
Mais "Gerry" est surtout une expérience sensorielle assez fabuleuse pour qui accepte de se laisser embarquer dans cette série de plans-séquence étirés jusqu'à l'hypnose où l'on voit ces deux jeunes garçons qui ont perdu leur chemin marcher, marcher, marcher et encore marcher dans d'époustouflants décors désertiques. La photographie est sublime et la bande-son, particulièrement travaillée que ce soit au niveau des bruitages (le crissement des pas par exemple) ou de la musique magnifique de Arvo PÄRT. S'agit-il d'ailleurs de deux personnages ou d'un seul qui sous l'effet de l'expérience limite qu'il est en train de vivre se dédouble? Le doute est d'autant plus permis qu'ils sont tous les deux surnommés "Gerry" (qui signifie "raté") et que comme dans toute histoire de passage à l'âge adulte, la métaphore de la gémellité sert à exprimer le sentiment de perte, symbolisée par la mort du Gerry joué par Casey AFFLECK (l'autre étant joué par Matt DAMON) .
Ce qui est également fascinant dans ce film, c'est qu'en dépit de son dépouillement et de son austérité extrême, en dépit des grands espaces, de la solitude, du silence et du vide qui dominent l'écran, il s'agit d'un film "plein", c'est à dire une antithèse de la vacuité véhiculée par tant de films commerciaux grands publics. Il y a d'abord l'observation prosaïque de la survie des Gerry en milieu hostile, leur progressive dégradation physique et morale sous les coups de boutoir de la faim, de la soif, de la chaleur, de la fatigue et du désespoir. Leur incapacité à dominer leur environnement est d'autant plus tangible qu'ils se sont engagés dans le désert démunis de tout. Par inconscience, par légèreté? Pas seulement. Car l'un des Gerry prononce une phrase clé "on se fait notre chemin à nous". Cette phrase fait le lien entre la dimension concrète, physique de l'expérience et sa dimension abstraite, philosophique et métaphysique (proche du film de Kubrick "2001, l'Odyssée de l'espace"). On peut y voir au-delà de la quête initiatique de l'adolescent qui erre à la recherche de sa place dans le monde le destin de l'humanité toute entière face à la nature, l'origine de la civilisation et son stade terminal.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.