Enfin j'ai réussi à voir le premier western réalisé par Anthony MANN, avant son fabuleux quinté avec James STEWART ("La Porte du diable" a en effet été tourné avant "Winchester 73" (1950) mais est sorti après lui). Un acteur à l'affiche de l'autre grand western pro-indien sorti en 1950, "La Fleche brisee" (1949) de Delmer DAVES.
Avant cette date en effet, les westerns, réussis ou non étaient pour la plupart des monuments de patriotisme qui célébraient les héros américains blancs de la conquête de l'ouest face à des indiens cantonnés le plus souvent à des rôles de méchants caricaturaux. Le plus souvent car si John FORD est le réalisateur de "La Chevauchee fantastique" (1939) qui est emblématique du western patriotique, il montre déjà une toute autre image des indiens dans "Le Massacre de Fort Apache" (1947) ". Cependant ce sont bien La Fleche brisee" (1949) et "La Porte du diable" (1950) qui marquent un tournant décisif. Tous deux sont d'ailleurs cités dans le Blow up d'Arte consacré à l'histoire de la représentation des indiens au cinéma. On peut également citer "Bronco Apache" (1954) de Robert ALDRICH avec Burt LANCASTER. En effet, si le discours a changé, les indiens restent interprétés à cette époque par des blancs grimés qui s'expriment en anglais. Une concession à l'industrie hollywoodienne pour permettre sans doute l'adhésion du grand public. Peu importe. Lance Poole, le héros indien de "La Porte du diable" est interprété par Robert TAYLOR qui est absolument remarquable, donnant à son personnage beaucoup de charisme et de dignité.
"La Porte du diable" impressionne par la rigueur de son scénario, sa maîtrise formelle et son refus de toute concession. Anthony MANN applique les caractéristiques du film noir dont il est un spécialiste à son western, lui donnant dès les premières images l'allure d'une tragédie écrite d'avance en clair-obscur sans pour autant oublier la profondeur de champ nécessaire à une histoire de guerre de territoire. Alors que Lance revient de la guerre avec les honneurs et est reçu chaleureusement par ses amis dans le saloon, le coin de l'image fait apparaître la figure menaçante de celui qui sera son ennemi juré, l'avocat Coolan (Louis CALHERN qu'on associe justement à un célèbre film noir, "Quand la ville dort") (1949). Le film adopte alors une trajectoire linéaire dont il ne déviera jamais, montant progressivement en tension jusqu'au dénouement tragique mais logique. En effet, les individus quels que soit leurs sentiments personnels sont broyés par ce qui les dépasse. Non la fatalité divine mais les lois discriminatoires du gouvernement qui ne reconnaissent aucun droit aux indiens, notamment celui de posséder de la terre. Les blancs racistes comme Coolan ont donc la loi de leur côté alors que ceux qui apprécient Lance sont réduits à l'impuissance comme son avocate Orrie Masters (Paula RAYMOND) ou se retrouvent face à un dilemme impossible comme le shérif (Edgar BUCHANAN). Les tentatives d'Orrie pour aider Lance s'avèrent particulièrement pathétiques, puisqu'en appelant la cavalerie pour l'empêcher de se faire lyncher par les éleveurs elle le condamne tout aussi sûrement, n'ayant le choix qu'entre Charybde et Scylla. La délicate question de l'amour interracial, ultra-tabou aux USA est évoquée avec la même forme de lucidité désespérée. "La Porte du diable" est un réquisitoire sans appel contre le racisme institutionnel et annonce le soulèvement pour les droits civiques des minorités.
Je ne connaissais pas ce western de Anthony MANN qui est pourtant un maître du genre, en particulier pour son fabuleux quinté avec James STEWART. Si "Du Sang dans le désert" (titre français tapageur sans rapport avec le film destiné à accrocher le public, un procédé fréquent dans ces années-là) ne se hisse pas au même niveau et est l'un des plus méconnus de son auteur, cela reste de la belle ouvrage. On sent la présence du maître dans la précision de la mise en scène, de la première scène (l'arrivée assez sinistre de Hickman) à la dernière (son départ rempli d'espérance). Ce que l'on peut reprocher au film, c'est son scénario convenu, archi-classique, vu 100 fois dans d'autres films. Par exemple le récit d'apprentissage d'un jeunot inexpérimenté par un vieux briscard désabusé ou le surgissement sous les yeux émerveillé d'un enfant d'un justicier sorti de nulle part ("Shane" (1953) es-tu là?), ou encore la solitude du shérif chargé de faire respecter la loi face au chef de bande qui fédère derrière lui tout un village. Tout cela au détriment de sujets comme le racisme qui dans les années cinquante commençait à se frayer un chemin dans le western. La question est abordée par le biais de la relation filiale qui ne noue entre Hickman (Henry FONDA) et le jeune Kip qui vit avec sa mère à l'écart du village parce qu'elle est la veuve d'un indien ou encore à travers les deux frères hors-la-loi McGaffey (l'un d'entre eux étant joué par un Lee VAN CLEEF encore dans l'ombre) que leur métissage expose particulièrement au risque de lynchage. Cependant, la courte durée du film ne permet pas de véritablement approfondir la question. Mais le duo composé par Henry FONDA et Anthony PERKINS fonctionne vraiment bien, le premier prenant le second sous son aile et le second redonnant foi en l'humanité au premier.
"La cible vivante" est une oeuvre de jeunesse de Anthony MANN, non exempte de maladresses. Des personnages peu nuancés, une abondance de dialogues donnant une impression de théâtre filmé au détriment de la narration par l'image ne permettent pas à ce film d'atteindre le niveau d'un "Assurance sur la mort" (1944) avec lequel il partage pourtant certaines caractéristiques dont son récit en flashback de la bouche d'un agonisant qui se confesse avant de mourir. Il faut dire que "La cible vivante" tout en étant un film noir typique des années 40 se situe également dans l'univers du music-hall d'où sont provenus nombre d'artistes du septième art. Il y a une continuité jusque dans le titre entre le ventriloque de "The Great Gabbo" (1929)" et le tireur d'élite de "The Great Flamarion" (titre en VO de "La cible vivante") avec dans les deux cas Erich von STROHEIM dans le rôle de la vedette de cabaret misanthrope et tourmentée (voire même criminelle comme dans "Le Masque de Dijon") (1946). Sauf que film noir oblige, il est ici la marionnette d'une redoutable manipulatrice, Connie (Mary Beth HUGHES) qui l'utilise pour se débarrasser de son mari devenu trop encombrant (Dan DURYEA qui officiait à la même époque chez Fritz Lang). La femme fatale et ses jeunes amants étant caricaturaux au possible, c'est Flamarion qui suscite le plus d'intérêt, Erich von STROHEIM jouant sur plusieurs registres comme il joue de la gâchette dans le film. Ses revolvers acquièrent d'ailleurs une troublante dimension érotique notamment par le fait que les tirs très précis de Flamarion peuvent déshabiller Connie sans la blesser.
"L'homme de l'ouest" est à Anthony MANN ce que "L Homme qui tua Liberty Valance" (1962) est à John FORD: une œuvre testamentaire (c'est son avant-dernier western) et crépusculaire. Link Jones, comme l'acteur qui l'interprète (Gary COOPER) est un héros au bout du rouleau. Comme dans le film de John FORD cité plus haut il ne trouve pas sa place dans la civilisation qui s'implante toujours plus à l'ouest, symbolisée par le train. Et au-delà ? Il n'y a plus personne sinon des villes fantômes. Le temps du western est révolu. C'est tout le drame du personnage pathétique de Dock Tobin (Lee J. COBB) de refuser de voir la vérité en face. Avec les quelques hommes qui lui reste (et qui ne sont guère fiables excepté le cousin de Link, Claude, joué par John DEHNER) il se terre dans une ferme abandonnée, hors du monde. C'est depuis ce tombeau qu'il échafaude des plans sur la comète, tous voués à l'échec. Il s'aveugle également sur les raisons du retour de son fils prodigue échappé d'un train qui va trop vite pour lui mais qui pourtant à aucun moment ne manifeste son envie d'être là. Car on sait qu'il a trouvé la voie de la rédemption dans une communauté qui l'a accepté avec son passé (comme dans "Les Affameurs" (1951) mais celle-ci reste hors-champ comme une sorte d'utopie inaccessible (pour le spectateur en tout cas).
Au-delà de son aspect crépusculaire, "L'homme de l'ouest" a des caractéristiques propres au cinéma d'Anthony MANN qui préfigurent ce que sera quelques années plus tard le western de Sergio LEONE. C'est une approche âpre et frontale de la violence, certaines scènes versant même dans le sadisme. Ce sont des personnages sales et mal rasés, plus proches de la bête que de l'homme qui cèdent à leurs pulsions primaires et crient comme des veaux qu'on égorge. C'est un héros ambigu au passé trouble, Anthony MANN ayant l'art et la manière de retourner les acteurs positifs des films de Frank CAPRA (Gary COOPER et avant lui James STEWART). C'est aussi l'impression de confinement qui se dégage du film, les règlements de compte se déroulant en vase clos comme sur une scène de théâtre, que ce soit à l'intérieur d'une ferme ou dans le désert.
Si en dépit de sa qualité, ce western suscite des appréciations contrastées, c'est en raison principalement de quelques problèmes sur les personnages et le casting. Lee J. COBB est beaucoup plus jeune que Gary COOPER, or il joue le rôle de son ancien mentor censé être beaucoup plus âgé. Par conséquent Cobb est grimé et surjoue ce qui sonne faux. D'autre part les deux compagnons de Link, Billie (Julie LONDON) et Sam (Arthur O CONNELL) sont des poids morts dont Anthony MANN ne sait que faire.
"Le Port des passions" est un film handicapé par plusieurs facteurs.
Le premier et non des moindres est le fait qu'il a été tourné au beau milieu des magnifiques westerns réalisés par Mann et mettant en scène James Stewart. Plus précisément entre "Les Affameurs" et "L'Appât" d'un côté et "Je suis un aventurier" de l'autre. Evidemment à côté de tels géants, "le Port des passions" fait figure de nain.
Le deuxième problème est lié à la faiblesse d'un scénario quelque peu manichéen que l'on peut résumer ainsi "pêcheurs obscurantistes contre prospecteurs visionnaires". Dans ce que l'on peut qualifier de conflit d'usage avant la lettre les pétroliers ont le beau rôle: ce sont des héros venus insuffler dynamisme et modernité à la petite communauté de Louisiane endormie sur ses traditions. D'ailleurs les filles du patron-pêcheur ne s'y trompent pas: elle craquent pour les deux beaux aventuriers joués par James Stewart et Dan Duryea au grand dam de leur père.
Enfin le troisième problème est lié au deuxième. La réception du film ne peut plus être la même aujourd'hui. Même s'il s'agit plutôt d'un film d'aventures, il est imprégné de l'esprit pionnier des westerns que Mann tournait à la même époque. Celui qui poussait à conquérir, à explorer, à mettre en valeur des territoires vierges (ou considérés comme tels par les occidentaux, c'était bien là le problème). Mais cette période est révolue, de même que son idéologie dominante. Aujourd'hui les sociétés occidentales récoltent les effets pervers de ce qu'elles ont semé. D'une part la revanche de ceux qui ont été spoliés (guerre coloniales, terrorisme etc.) D'autre part la pollution et le réchauffement climatique. Impossible de souscrire aujourd'hui au message du film à savoir l'apologie du progrès technologique et du pétrole vu comme une "ressource naturelle" à exploiter au même titre que la crevette.
Cependant, en dépit de tous ces défauts le film reste agréable à voir. Il est bien mis en scène, bien photographié et bien joué par des pointures de l'époque (Stewart et Duryea mais aussi Joanne Dru vue dans des chefs d'oeuvre du western comme "La Rivière rouge" de Hawks et "La Charge héroïque" de Ford.) Et puis il a une valeur historique car il permet de mieux comprendre d'état d'esprit qui a accouché par exemple du projet d'aménagement de l'aéroport de Notre Dame des Landes dans les années 60, un projet tout juste remis en cause en 2018 sous la pression entre autre de ces soi disant arriérés de paysans.
Le dernier des cinq westerns réalisé par Anthony Mann avec James Stewart est le premier tourné en cinémascope. Il est aussi celui qui se rapproche le plus avec Winchester 73 de la tragédie shakespearienne. Ce qui peut expliquer la préférence de Mann issu du théâtre pour le premier et le dernier opus de son cycle. Il avoué à ce propos qu'il avait voulu faire une adaptation du roi Lear dans l'univers du western. Lear c'est le patriarche Alec Waggoman tout puissant propriétaire de la ville de Coronado. Mais cette puissance cache un drame intime, celle de sa descendance. D'un côté Dave son fils biologique, un véritable psychopathe au comportement incontrôlable. De l'autre Vic, son employé aux dents longues, sorte de fils adoptif, mal aimé en dépit de ses efforts pour se rendre indispensable. Enfin Will, son fils spirituel qui lui ressemble mais dont il est persuadé qu'il est venu à Coronado pour tuer Dave.
Malgré les grands espaces, le règlement de comptes familial a quelque chose d'un huis-clos étouffant. Vic a pour mission de surveiller Dave qui a pour obsession de détruire Will et de prouver qu'il est un homme aux yeux de son père. Comme dans les Atrides, tout ce petit monde s'entretue.
La notion de héros est donc particulièrement mise à mal. Stewart contribue simplement à accélérer un processus fatal qui de son propre aveu était en route bien avant son arrivée. Sa motivation qui est de venger son jeune frère tué par un fusil à répétition qu'un trafiquant a fourni aux Apaches devient l'occasion d'en détourner tous les codes. Il subit agression sur agression sans jamais les provoquer, la violence gratuite le dégoûte, il laisse la vie sauve au responsable de la mort de son frère, le duel avec le père tourne au fiasco ce dernier étant aveugle et Will blessé à la main. "La vengeance ne vous va pas" lui dit-on au début du film et la suite le prouve ce qui offre une variation intéressante sur un thème archi rebattu sans parler de la profondeur de caractère des protagonistes. L'homme de la plaine comme les autres films du cycle est un grand western introspectif qui offre une véracité documentaire sur le far west.
Dans le quatrième western du duo Mann-Stewart l'enjeu n'est plus la vengeance ou la rédemption mais l'engagement et le sens des responsabilités. Jeff le personnage joué par Stewart est un cowboy solitaire misanthrope et nihiliste qui ne se sent pas concerné par ce qui se passe autour de lui et l'affiche sans vergogne au cours de ses dialogues avec la généreuse Renee ou le vieux Ben. Extraits choisis: " Tu vas me gêner, que vais-je faire de toi à Dawson?" " Pourquoi devrais-je aimer les gens?" "Les actes gratuits n'existent pas." "Je n'ai besoin de personne" etc. Cependant Jeff n'est pas aussi simple qu'il le prétend. Il est en effet inséparable de son ami Ben avec lequel il caresse le projet de construire un ranch dans l'Utah. Avec ce vieil homme débonnaire (joué par Walter Brennan un habitué du western, chez Hawks par exemple) il fend l'armure et se montre tendre et attentionné. Ben représente ce qui lui reste d'humanité et de conscience.
Les deux hommes effectuent un parcours périlleux qui les mène avec le troupeau que Jeff souhaite vendre pour financer le ranch, de Seattle à Dawson City au Canada en passant par Stagway en Alaska. La piste du Klondike est aux confins de la frontière toujours repoussée de la conquête de l'ouest. Comme dans les Affameurs deux logiques s'opposent: celle des profiteurs et prédateurs et celle des bâtisseurs, celle des chercheurs d'or et celle des colons. Mais dans ces lieux éloignés de la civilisation où la présence de l'homme commence à peine à marquer les paysages (grandioses), la loi du plus fort règne. Le seul représentant de l'Etat est le shérif Gannon, un être malfaisant et cupide qui utilise la loi pour couvrir ses méfaits. Ainsi il dépossède les colons de leurs concessions en les faisant enregistrer à son nom à Ottawa, profitant de leur ignorance de la procédure légale. Toute contestation est réprimée dans le sang par ses hommes de main. Une seule personne pourrait arrêter Gannon mais son féroce individualisme l'empêche de se considérer comme citoyen d'une communauté à protéger. Il souhaite juste en partir après avoir exploité ses ressources. Tout à fait à l'image de son double féminin la redoutable femme d'affaires Ronda Castle.
En dépit de cette trame sombre le film est plutôt jubilatoire. Il offre toute une série de scènes pittoresques et de personnages hauts en couleur. L'utilisation de la profondeur de champ est remarquable par exemple lorsque surgit le tueur de Ben en arrière-plan et contre-plongée. Enfin l'utilisation du son dans ce film est tout aussi remarquable au travers du symbolisme changeant du grelot suspendu à la selle de Jeff. D'abord associé à l'individualisme il symbolise la prise de conscience de Jeff et annonce sa mue en justicier. Il leurre ses ennemis, accompagne tel un chant funèbre le cadavre de Ben et termine sa course en symbole du foyer que Jeff et Renee s'apprêtent à construire. Un passage de relai puisque c'est Ben qui avait offert le grelot à Jeff pour lui rappeler leur objectif de construire un ranch ensemble.
Troisième western du cycle Mann-Stewart, l'Appât est le plus dépouillé, le plus amer et le plus sombre, proche d'un film noir. C'est une mise à nu des rapports humains dans ce qu'ils ont de plus brutal, de plus âpre. La dureté des paysages des Montagnes Rocheuses renvoie à celle des sentiments. La mise en scène est épurée à l'extrême. Jamais elle ne dévie de son sujet principal, elle fonce droit au but, sans digression. Entre la nature sauvage et tourmentée et les cinq protagonistes nulle ville, nul ranch, nul rôle ou intrigue secondaire. C'est un huis-clos à ciel ouvert qui exacerbe passions et conflits avec le torrent pour catalyseur.
Le film se concentre sur trois chasseurs de prime mus par la soif de l'or et l'instinct de survie. Tous sont la proie de leurs bas instincts, ont une âme tourmentée ou un passé trouble. Trois parfaits antihéros. Mais alors que Jesse Tate le chercheur d'or aussi bête que cupide et Roy Anderson le violeur sanguinaire sont irrécupérables, le film se concentre sur Howard Kemp l'ex fermier et soldat naïf trahi par sa petite amie et que sa blessure non cicatrisée a rendu fou, sans foi ni loi, violent, taciturne, inquiétant voire odieux. Mais comme dans les Affameurs, il s'agit d'un héros en gestation. Un homme qui doit affronter un parcours semé d'embûches pour reconquérir son humanité et se racheter. Stewart est prodigieux dans ce type de rôle ambigu qui peut passer en un éclair de la tendresse la plus profonde à la haine la plus bestiale.
Kemp étant le seul des trois hommes à pouvoir évoluer il devient l'enjeu d'un combat entre le diable et l'ange. Le diable c'est Ben dont la tête est mise à prix et qui a parfaitement compris comment il pouvait semer la zizanie entre les 3 hommes venus l'arrêter en exploitant leurs failles. L'ange c'est Lina sa protégée loyale et fidèle mais attirée par Kemp dont elle devient la force rédemptrice. Dans les Affameurs déjà la femme aimée arrêtait par son cri le geste meurtrier du héros. Dans l'Appât la blessure de Kemp se réouvre, il redevient vulnérable et au prix d'un vrai chemin de croix il renonce à ses pulsions bestiales (il enterre Ben au lieu de le traiter en marchandise) par amour pour Lina. La guérison de son âme est symbolisé par ses larmes libératrices. Le ranch qu'il part construire avec Lina en Californie symbolise la refondation de la nation sur des bases saines et non sur la violence.
Les affameurs est le deuxième film du cycle des westerns qu'Anthony Mann a réalisé avec James Stewart, le premier en technicolor. Adapté d'un roman de Bill Gulick, Bend of the river il raconte l'histoire d'un convoi de pionniers dans les années 1840 qui se rend dans l'Oregon et dont le ravitaillement est détourné par des profiteurs dans le contexte de la ruée vers l'or. Cette trame permet à Mann de poursuivre et d'accentuer la dramatisation des paysages dont il a le secret. La nature est grandiose, sauvage et belle et le cheminement des colons est aussi une lutte contre les éléments là où il n'y a ni pont ni route. Cette âpreté et cette beauté magnifient le parcours du héros. Comme Lin, Glyn l'ex hors-la-loi poursuit avec une opiniatreté sans faille son objectif. Celui-ci n'est plus la vengeance mais la rédemption. Son choix est fait au début du film mais il doit le valider en surmontant l'hostilité de la nature mais aussi celle des hommes. Jérémy le chef des colons dénie en effet aux brebis égarées la possibilité de changer et de s'intégrer "Une pomme pourrie contamine tout le panier." D'où la rencontre dès les premières minutes du film du double maléfique de Glyn, Cole un pillard sur le point d'être pendu. Glyn le sauve (comme on l'a fait pour lui) et lui tend la main. La gémellité des deux hommes est saisissante dans leur habileté à manier les armes comme dans leur inclination pour Laura la fille de Jérémy. Mais Cole doute de la possibilité d'être accepté même après avoir montré des signes de dévouement et de loyauté "Leur gratitude sera éphémère...ou peut-être pas mais c'est une question de chance." C'est pourquoi Cole trahit les colons au profit des chercheurs d'or. Mais il laisse la vie sauve à Glyn (une façon de payer la dette qu'il a envers lui) qui devient alors sa Nemesis. Le conflit fratricide se règle dans la rivière tel un rite de purification au bout duquel Glyn vainc son ennemi intime. Au terme de ce baptême il est affranchi de son passé et admis dans la communauté. Lorsque Jérémy reconnaît son erreur et fait de Glyn son gendre on peut y lire un appel à la tolérance vis à vis d'une société prompte à enfermer et condamner les individus déviants plutôt que de les réinsérer. La démocratie et l'Etat de droit c'est aussi le droit à la seconde chance.
Winchester 73 est le premier des 5 films du cycle des westerns qu'Anthony Mann a tourné avec James Stewart. Un des couples majeurs du genre au même titre que Ford et Wayne ou Leone et Eastwood. Avec sa structure circulaire, Winchester 73 a la sécheresse et la limpidité d'une épure. Cette histoire d'arme d'exception suscitant la convoitise et passant de main en main a plusieurs dimensions. Celle de la tragédie grecque et du récit biblique matîné de psychanalyse à travers le duel fratricide de Caïn et Abel pour la possession du phallus (la carabine) après avoir tué le père. Celle de la légende arthurienne à travers une nouvelle Excalibur qui ne se donne qu'à un héros au coeur pur et porte malheur à tous les autres. Lin est assoiffé de vengeance mais il a gagné l'arme loyalement, est désintéressé et noue de chaleureuses relations amicales. Bien que plus monolithique que dans les autres westerns de Mann, le héros n'en est pas moins fascinant par son opiniatreté et les nuances de jeu de Stewart qui passe en un clin d'oeil d'un état à un autre. Enfin celle de l'histoire. Le périple de la carabine nous fait passer du centenaire de la guerre d'Indépendance et de Wyatt Earp (soit la promesse d'un pays libre et pacifié où règne la justice) aux guerres indiennes, braquage de banques et règlements de compte à OK Corral en famille en passant par l'évocation de Gettysburg. Histoire de rappeler que dans ce pays un homme qui n'a pas d'armes sur lui est "nu". Winchester 73 est aussi un film sur l'origine de la violence qui gangrène encore aujourd'hui les USA.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.