"Aucun ours" s'appelle ainsi en référence à une phrase prononcée par un habitant du village où réside Jafar PANAHI dans le film. Mais c'est aussi symboliquement une allusion au danger et au mensonge, plus exactement au fait qu'un faux danger peut en cacher un autre qui lui est vrai. On ne va pas tourner autour du pot, le dernier film de Jafar PANAHI est indissociable de ses conditions de production clandestines, comme ses quatre réalisations précédentes et indissociable également de son contexte, celui de l'insurrection impitoyablement réprimée par les autorités iraniennes dans lequel les femmes et les artistes ont payé le prix fort. Jafar PANAHI a fait sept mois de prison peu de temps après avoir achevé son film et une fois libéré, a pu se rendre en France alors qu'il n'avait plus le droit de sortir d'Iran depuis 14 ans. Cet aspect carcéral et sans perspectives pèse de tout son poids dans "Aucun ours". Jafar PANAHI s'y met en scène dans son propre rôle, celui d'un cinéaste obligé de se cacher dans un village reculé proche de la frontière turque pour pouvoir tourner à distance. Mais les aléas de la connexion internet entravent son projet. Surtout, il se retrouve au coeur d'un imbroglio avec les villageois persuadés qu'il a pris une photo prouvant qu'une jeune fille promise depuis sa naissance à un des hommes du village est amoureuse d'un autre. Evidemment Jafar PANAHI refuse de laisser son art se faire instrumentaliser par ces mentalités patriarcales d'un autre âge. Le parallèle entre sa situation et celle du couple clandestin est donc souligné à travers les mises en abyme que Jafar PANAHI aime mettre en scène et ce jusqu'à l'exil impossible qui trace une voie sans issue ce qui n'empêche pas les traits d'humour comme "politesse du désespoir".
"Trois visages", le dernier film en date de Jafar PANAHI qui purge actuellement la peine de prison prononcée contre lui en 2010 pour sa dissidence vis à vis d'un régime qui ne cesse de se durcir a été réalisé clandestinement comme "Taxi Téhéran" (2014). Avant d'en arriver à l'emprisonner, le régime iranien lui a en effet interdit d'exercer son activité et de quitter l'Iran.
Si l'on mesure l'état d'une société à la façon dont elle traite les femmes et les artistes, alors on peut affirmer que l'Iran est très mal en point. "Trois visages" désigne trois générations d'actrices qui se rencontrent dans le film: la première, dont on ne verra que la silhouette est une ancienne vedette de l'Iran du Shah tombée en disgrâce à la suite de la révolution islamique et ostracisée par le village dans lequel elle vit (ce qui lui donne paradoxalement plus de libertés, comme celles que se permet Jafar Panahi qui va tourner dans l'un des coins les plus reculés du pays pour être sous les radars mais où les habitants se sentent abandonnés par l'Etat). La seconde est une actrice d'aujourd'hui, Behnaz Jafari qui joue son propre rôle et reçoit une vidéo d'une jeune fille à qui sa famille refuse de faire une carrière d'actrice en dépit du fait qu'elle ait été reçue au conservatoire l'appelant à l'aide. Avec l'aide de Jafar PANAHI dans son propre rôle, ils se rendent dans son village proche de la Turquie pour enquêter sur son sort. Ce faisant et comme dans "Taxi Téhéran" (2014), Jafar Panahi offre un film à multiples entrées sur les contradictions de la société iranienne, le statut ambigu des images (la vidéo de la jeune fille est ainsi questionnée comme étant une mise en scène de fiction avec un effet de montage plutôt qu'un plan-séquence documentaire ce qui renvoie au film lui-même qui se tient à la frontière des deux genres) ou encore un hommage implicite à Abbas KIAROSTAMI dont Jafar Panahi a été l'assistant. J'ai reconnu dans un plan la même route aride à lacets que celle que l'on voit tout au long de "Le Goût de la cerise" (1997) qui se déroule d'ailleurs d'après mes souvenirs en grande partie dans l'habitacle d'une voiture, cocon protecteur qui dans un hommage là encore à son mentor termine avec le pare-brise fissuré. Un plan prémonitoire.
"Taxi Téhéran" est un formidable témoignage du paradoxe dans lequel est plongé le cinéma iranien. D'un côté il existe dans ce pays une tradition d'éducation à l'image particulièrement poussée qui a fait éclore de grands cinéastes régulièrement primés dans les festivals. De l'autre, l'oppression du régime islamique sur le cinéma est très forte, imposant à l'ensemble du processus de création un code moral extrêmement contraignant et faisant peser sur les cinéastes comme sur le reste de la société une lourde chape de répression.
L'oppression subie par la société iranienne est plus que palpable dans "Taxi Téhéran". Il s'agit en effet d'un film réalisé clandestinement par un cinéaste, Jafar PANAHI qui depuis 2010 n'a plus le droit de réaliser des films, de donner des interviews et de quitter son pays. Face à ce verdict intolérable, Jafar PANAHI a choisi de résister pour ne pas se laisser détruire. Dans "Taxi Téhéran", il s'improvise chauffeur de taxi collectif afin de tromper les autorités mais aussi parce que l'habitacle du véhicule, intermédiaire entre public et privé est un espace de contact et de discussion idéal où la liberté est préservée. L'oppression du régime est évoquée également à la fin du film quand l'avocate Nasrin Sotoudeh spécialiste des droits de l'homme elle aussi interdite d'exercice de son métier monte à bord du véhicule pour donner des nouvelles de l'héroïne d'un ancien film de Jafar PANAHI, "Hors jeu" (2006) qui s'intéressait aux femmes qui bravent l'interdiction de se rendre dans un stade.
Car même s'il se nourrit d'une importante matière documentaire, "Taxi Téhéran" n'en est pas un. Plus exactement, il joue beaucoup sur la frontière ténue entre fiction et réalité. Ainsi on apprend assez vite que les clients du taxi sont en fait des acteurs non professionnels (dont l'anonymat a été préservé pour des raisons de sécurité). L'un d'entre eux démasque en effet le cinéaste et dévoile aussi le dispositif fictionnel du film. Cette volonté de transparence vis à vis du spectateur appuie le discours du film qui oppose les visées moralisatrices du régime à la responsabilité individuelle de juger du bien et du mal à travers le processus de création filmique. L'Etat définit des normes moralisatrices pour l'ensemble de la société qui s'appliquent également aux films "diffusables". Jafar PANAHI effectue une remarquable mise en abyme. Sa nièce munie de sa propre petite caméra doit réaliser un film selon ces normes. Elle se retrouve face à un petit voleur qu'elle essaye de moraliser pour fabriquer un héros positif recevable par les autorités islamiques. Bien entendu il refuse de rendre ce qu'il a pris et évoque pour sa défense les injustices sociales qui brouillent les frontières entre le bien et le mal. Il ne peut le faire que parce qu'il est filmé par Jafar PANAHI qui montre une réalité sociale là où sa nièce doit fabriquer de toutes pièces la fiction que veulent les autorités.
Les films de Jafar Panahi sont indissociables du contexte dans lequel ils ont été réalisés. Comme ses jeunes héroïnes, Jafar Panahi a bravé les autorités religieuses iraniennes qui font pleuvoir les interdictions sur sa tête depuis près de 20 ans. Il a développé des méthodes éprouvées pour pouvoir continuer à tourner clandestinement en utilisant le format vidéo, moins surveillé et en employant une double équipe, la première, déclarée officiellement n'étant qu'un leurre pour lui permettre de pouvoir continuer à travailler.
"Hors-Jeu" se déroule durant le match de qualification de l'Iran contre le Bahrein pour la coupe du monde 2006. Le début, la fin et les quelques plans volés du match ont été tournés dans le stade Azadi et ses alentours, au moment des faits, donnant au film un aspect documentaire renforcé par la présence d'acteurs et actrices non professionnels. Le caractère d'urgence et d'interdit de ces séquences prises sur le vif se joue à un double niveau: dans le film avec ces filles qui cherchent à ruser pour entrer dans le stade coûte que coûte alors qu'elles n'en ont plus le droit depuis la révolution islamique de 1979 et derrière la caméra avec Panahi qui filme sous le manteau et à l'aveugle.
Le résultat, outre sa maîtrise globale (en dépit des conditions de tournage et d'une fin improvisée en fonction du résultat du match) est un témoignage saisissant de l'oppression subie par la jeunesse iranienne de la part des traditionalistes détenteurs du pouvoir. Le face à face des supportrices avec les jeunes soldats chargé de les parquer et de les surveiller dans un recoin extérieur du stade démontre que les garçons sont tout autant victimes que les filles du puritanisme. La plupart d'entre eux préfèreraient regarder le match. Mais ils sont sous pression et conditionnés comme le montre l'incroyable scène des toilettes où le soldat traque la moindre trace suspecte de cohabitation des sexes. L'humour, très présent met en relief l'absurdité du système et aussi son hypocrisie. Des filles parviennent toujours à se glisser parmi les garçons dans les tribunes (comme l'a fait la propre fille du réalisateur, lui donnant ainsi l'idée du film) de même que tout le monde en Iran se débrouille pour voir les films de Panahi pourtant interdits.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.