"Sleep" est le premier film de Jason Yu, assistant-réalisateur pour BONG Joon-ho notamment dans "Okja" (2016). Cette influence saute aux yeux dans "Sleep", film de genre entre thriller et comédie horrifique qui se déroule presque totalement à l'intérieur d'un appartement et en utilise chaque recoin pour suggérer bien plus que pour montrer. L'histoire joue sur le fameux "je est un autre" mais à la sauce asiatique. Un nid conjugal douillet le jour se transforme en cauchemar la nuit. La faute au somnambulisme du mari qui le transforme en une autre personne lorsqu'il est endormi, de plus en plus dangereuse pour elle-même et pour les autres. L'épouse, d'abord déterminée à l'aider à guérir et à sauver son couple perd progressivement pied sous l'effet de l'accumulation des insomnies et de la naissance d'un enfant dont elle craint pour la sécurité au vu de ce qui est arrivé à leur petit chien. L'intimité du foyer vole en éclats au fur et à mesure que l'épouse s'éloigne physiquement de son mari et s'arme contre lui au point qu'à la fin les repères de la violence et de la folie sont brouillés. De plus comme la médecine moderne s'avère impuissante, le couple se tourne vers le chamanisme qui a tôt fait de débusquer un fantôme, celui du voisin du dessous, étendant le cauchemar à sa famille qui a pris sa place, une fois celui-ci décédé. Bien que tendu à l'extrême, le film se permet ainsi des moments d'humour bienvenus. C'est aussi l'une des dernières occasions de voir à l'écran LEE Sun-kyun, connu mondialement depuis sa prestation dans "Parasite" (2019) et qui s'est donné la mort le 26 décembre dernier après avoir été harcelé par la police et les médias au sujet d'une affaire de consommation de drogue.
Beau film méditatif au croisement des cultures américaine et coréenne qui porte un regard doux-amer sur le déracinement et l'identité plurielle. La première scène a une valeur programmatique puisque l'héroïne, Nora est assise entre deux hommes dont on découvre par la suite qu'il s'agit de son ami d'enfance coréen et de son mari américain. Tiraillée entre ces deux pôles, elle ne peut pleinement en satisfaire aucun. Son mari Arthur lui avoue qu'il souffre qu'une partie d'elle, celle des racines, lui soit inaccessible. Mais son ami d'enfance Hae Sung est nostalgique d'une petite fille coréenne nommée Na Young qui n'existe plus mais dont il ne parvient pas à faire le deuil. La réalisatrice, Celine SONG dont c'est le premier film que l'on devine largement autobiographique montre avec sensibilité comment l'espace et le temps créent un fossé impossible à combler avec son pays d'origine et en même temps comment celui-ci reste une partie fondamentale de soi. Une scène l'illustre parfaitement lorsque Hae Sung et Na Young se séparent enfants et prennent des chemins divergents. Il ne pourront jamais plus se rejoindre et en même temps resteront liés à jamais par leur passé commun. La notion d'Inyeon qui est au coeur du film montre que chaque personne est la somme de ses rencontres, passées et futures. Une notion à mettre en relation avec les croyances bouddhistes autour de l'idée de réincarnation et de destin: les rencontres sont perçues comme des reconnaissances et donc si dans cette vie-ci, le lien ne peut s'épanouir, il a pu en être autrement dans une autre vie, passée ou future, comme la roue du temps qui s'oppose à la vision linéaire des occidentaux. Ainsi le manège qui tourne à l'arrière-plan des retrouvailles entre Nora et Hae Sung est-il bien autre chose qu'un simple décor, un éventail de possibles non seulement à explorer mais qui l'ont sans doute déjà été. Vu ainsi, le choix de Nora d'élargir son horizon prend un tout autre sens.
Même s'il n'est pas parfait, "Les Bonne étoiles" est un film de Hirokazu KORE-EDA que j'ai trouvé particulièrement prenant. Contrairement à "La Vérité" (2019) tourné en France avec des stars occidentales qui sonnait complètement faux, "Les Bonnes Etoiles" tourné en Corée du sud avec des stars coréennes est sur la même longueur d'ondes que ses films japonais. C'est à peine si on voit la différence. C'est un film qui pose un regard extrêmement bienveillant sur des personnages a priori peu sympathiques: une très jeune mère qui abandonne son bébé, l'employé d'une Eglise qui s'adonne à un trafic d'enfants avec l'aide d'un tailleur-blanchisseur surendetté, une policière d'apparence très froide qui tente de surprendre les deux hommes en flagrant délit pour les arrêter. Ces êtres disparates se fédèrent autour du bébé abandonné afin de lui trouver des parents adoptifs. Par cette quête qui prend la forme d'un road-movie dans un van pourri, ils entreprennent de réparer les blessures affectives liées à leur propre abandon ou leurs manquements en tant que parents biologiques. A l'image du personnage joué par SONG Kang-ho (justement récompensé à Cannes) qui raccommode les vêtements usagés Hirokazu KORE-EDA tisse des liens entre des gens mal assortis sinon par l'expérience de la marginalité. Comme dans "Une Affaire de famille" (2018) qui partage de nombreux traits communs avec "Les Bonnes étoiles", les affinités électives tombent sous le coup de la loi même si ses représentantes jouent un rôle qui s'avère plus positif. En dépit de quelques longueurs, on s'attache à ces anti-héros drôles, maladroits et touchants sur lesquels le réalisateur pose un regard tendre et dépourvu (contrairement à ce que j'ai pu lire) de mièvrerie.
D'ordinaire, je n'aime pas les films à sketchs, collectifs ou individuels. La fragmentation en plusieurs moyens métrages est frustrante, à peine entré dans une histoire qu'il faut déjà passer à autre chose sans que rien ne puisse être approfondi. Mais dans ce cas précis, la réunion de trois grandes pointures du cinéma d'auteur autour de la capitale japonaise fait des étincelles. D'ailleurs les trois segments sont de qualité à peu près équivalente (ce qui est un exploit) et entretiennent entre eux des relations plus étroites qu'il n'y paraît autour de l'exclusion et de la folie, en dépit du style très différent de leurs réalisateurs respectifs.
- Le premier volet "Interior design" signé de Michel GONDRY dépeint le mal-être d'une jeune fille qui ne parvient pas à trouver sa place à Tokyo. Un surprenant virage fantastique lui fait subir une cruelle métamorphose qui résout son problème existentiel et donne son sens au titre. Peut-être le moins (relativement) abouti des trois parce qu'il faut attendre la fin pour qu'il déploie tout son potentiel.
- Le second, signé Leos CARAX, prototype de l'une des séquences les plus célèbres de "Holy Motors" (2012) est intitulé "M. Merde". Une immonde créature surgie des égouts (de l'inconscient) jouée par Denis LAVANT sème le chaos dans la ville la plus policée du monde en multipliant les gestes puis une fois arrêtée, les propos iconoclastes. Le résultat est décoiffant et plus subversif que dans "Holy Motors" qui recherche davantage au travers du même personnage un résultat esthétique ("la belle et la bête") plutôt que politique. On reconnaît en M. Merde un avatar des créatures bestiales fantastiques nocturnes qui hantent le cinéma de Carax (le gorille de Dieu, Nosferatu...)
- Enfin le troisième segment, réalisé par BONG Joon-ho et intitulé "Tokyo shaking" établit un parallèle entre les tremblements de terre et les ébranlements du coeur de son protagoniste principal qui est tellement allergique au changement et au contact humain qu'il est devenu hikikomori c'est à dire reclus volontaire. Ce repli sur soi semblable à l'autisme (le refus du social et même simplement du contact visuel avec autrui, la compulsion de répétition routinière, d'accumulation d'objets, empilés ou alignés avec un perfectionnisme maniaque) est montré au final comme un fléau collectif: lorsque le héros se décide à sortir, il se retrouve dans une ville dont les espaces publics ont été désertés par leurs habitants. Quant à la jeune fille dont il est amoureux, on ne sait pas si elle est de nature humaine ou mécanique. Le résultat est étrangement hypnotique et poétique.
"Lucky Strike" est un film puzzle découpé en chapitres dans lesquels des personnages qui a priori n'ont rien à voir les uns avec les autres se croisent autour d'un sac Vuitton rempli de billets qui passe de mains en mains: un douanier et son pote, une hôtesse victime de violences conjugales, l'employé d'un sauna, un usurier mafieux et son homme de main, un flic et une une tenancière de bar. Tous ou presque ont des problèmes d'argent qu'ils espèrent résoudre grâce au contenu du sac. Mais il n'y en a qu'un et les candidats au gros lot sont nombreux. On devine assez rapidement qu'on est tombé dans un panier de crabes qui vont se manger le nez (au sens propre) pour empocher le magot même si certains sont plus cruels que d'autres. Yeon-Hee la tenancière surendettée décroche sans conteste la palme du gore grâce à son requin tatoué sur la cuisse. C'est par ailleurs un personnage très habilement amené dans la narration puisqu'on en entend parler bien avant qu'elle ne se matérialise et lorsqu'elle le fait, on ne se rend pas tout de suite compte de son identité ce qui créé un effet de surprise bienvenu car elle fait le lien entre plusieurs personnages et permet ainsi au spectateur de rassembler les pièces du puzzle. Grâce à cette narration astucieuse, une ambiance visuelle nocturne assez hypnotique, une bonne dose d'humour noir et quelques passages hémoglobinés juste comme il faut (ça reste tout à fait supportable) "Lucky Strike" s'impose comme un thriller assez jouissif et bien ficelé. Néanmoins il ne transcende pas son genre comme le font les plus grands films de Quentin Tarantino auquel on l'a comparé. C'est un divertissement de qualité mais sans réelle profondeur.
Avec un titre pareil, on pouvait s'attendre à un film épicurien célébrant la joie de vivre et de créer. Or c'est l'inverse, au point que je me demande s'il ne s'agit pas d'une antiphrase. La création telle qu'elle est montrée dans le film s'effectue dans la souffrance, l'ascétisme, la solitude et l'errance. Dans la révolte aussi. Comme la biographie du peintre de la fin du XIX° siècle dont IM Kwon-taek, le plus vénérable des cinéastes coréens* retrace l'existence est lacunaire, il la remplit avec ses propres projections et parmi celles-ci, c'est le refus d'entrer dans les cases et le désir de liberté qui prédomine. Ohwon (le nom artistique de Janh Seung-up) est en effet montré comme un peintre hors-norme, par son talent, son exigence artistique mais aussi par ses origines sociales roturières et son caractère fondamentalement rebelle. Tout au long du film qui adopte une narration linéaire mais fragmentée car faites de petites "touches de vie", on le voit résister ou subvertir toutes les tentatives visant à l'enfermer (dans la peinture officielle de cour par exemple) ou à le faire plier devant les autorités. Il préfère y laisser la santé voire la peau. Cette intranquillité se retrouve dans sa peinture dont il semble n'être jamais satisfait. On le voit beaucoup détruire ses ébauches voire des oeuvres que d'autres estiment achevées ou bien en créer à l'intention de petites gens voire de mendiants qui pourront en tirer un bon prix et ainsi, sortir de leur misère.
Ohwon apparaît donc comme un homme tourmenté secret, parfois sujet à des crises de rage. Son rapport au carburant dont il a besoin pour créer (l'alcool et les femmes de petite vertu, prostituées interchangeables dans la plupart des cas) est somme toute assez triste, limite masochiste. Il semble cassé, vieilli avant l'âge dès le départ. Jamais on ne le voit sourire ou sembler profiter des plaisirs de la vie. Si le film de IM Kwon-taek est ultra-esthétique, il est également assez aride, d'autant qu'il s'inscrit dans un contexte historique nébuleux pour un occidental. Il est également un peu trop théorique et appliqué pour traduire vraiment la folie intérieure de l'artiste. On retrouve la contradiction entre la promesse dionysiaque du titre et son contenu neurasthénique. Lorsque CHOI Min-sik avec son perpétuel air de chien battu clame qu'il ne peut pas peindre sans bander, ça sonne complètement faux!
* Au sens de plus ancien. "Ivre de femmes et de peinture" est en effet son 98° film et celui qui lui a valu la reconnaissance en occident avec le prix de la mise en scène à Cannes.
PARK Chan-wook devrait méditer la phrase de Mme de Merteuil dans "Les Liaisons dangereuses" selon laquelle l'amour et la vanité sont incompatibles. "Mademoiselle" veut en effet jouer sur les deux tableaux ce qui le rend au final étrangement bancal. D'un côté une mise en scène calculée au millimètre près, un scénario manipulateur avec retournements de situation et une complaisance prononcée pour la violence insoutenable et les scènes de sexe lesbien (qui même si elles sont filmées avec plus de sensualité et ont plus de sens que chez Abdellatif KECHICHE proviennent du même fond bassement commercial). De l'autre, les élans spontanés des deux actrices, toutes deux formidables, particulièrement KIM Tae-ri dans le rôle de la fougueuse servante Sook-hee. Toutes les scènes où elle rue dans les brancards sont justes formidables avec en point d'orgue la destruction de la bibliothèque perverse du tyran tortionnaire Kouzuki (CHO Jin-woong) et sa fuite dans les champs avec la "princesse" Hideko libérée de son esclavage sexuel doré (KIM Min-hee). Mais à l'image du tyran Kouzuki, cet élan est presque aussitôt coupé par des scènes sanglantes et sordides totalement gratuites même si quelques touches d'humour bien senties viennent alléger l'ensemble. Visiblement le créateur veut garder le contrôle de sa créature jusqu'au bout et castre ainsi son récit. C'est dommage car le beau récit d'émancipation féminine qu'aurait pu être "Mademoiselle" dont on a à juste titre souligné les nombreuses qualités formelles (la photographie notamment sans parler des décors et des costumes grandioses) est parasité par toute cette perversité, les contradictions des deux femmes tiraillées entre leur calcul initial et la passion qui les anime devenant celles du film lui-même. Je terminerai cette critique avec deux citations issues d'autres avis que je rejoins complètement: "je préfère les cinéastes intègres aux cinéastes escrocs" et "féministe et racoleur mais surtout racoleur". Hélas.
"Secret Sunshine" est la signification du nom coréen de la ville de Miryang dans laquelle vient s'installer au début du film l'héroïne, Sin-ae et son fils de neuf ans, Joon pour tenter de refaire leur vie après un deuil familial. J'ai d'ailleurs bien aimé le début prometteur de ce film (après tout le titre n'est pas porteur d'espoir?), disons la première demi-heure. J'ai bien aimé aussi la fin quand Sin-ae sort de sa posture de martyre pour exprimer enfin sa rage contre tout ce (et tout ceux) qui l'accablent pendant mais aussi bien en amont de l'histoire du film. Entre les deux cependant, il faut supporter un interminable calvaire doloriste, masochiste et nihiliste ponctué de crises d'hystérie assez insupportables. Le début déjà sentait la culpabilité à plein nez ("Pour me faire pardonner d'être veuve, je vais élever mon fils dans la ville natale de son père même si c'est un sacrifice") mais ce n'est rien à côté de la suite. Une soirée entre filles un peu arrosée où l'héroïne s'éclate? Pif, on lui enlève son fils. Elle veut acheter un terrain? Paf, on lui prend tout son argent. Comme dans le tout aussi horripilant "Peppermint Candy", Lee Chang-Dong donne à son personnage principal la posture du flagellant sur qui s'abattent tous les malheurs du monde mais qui en rajoute des couches et des couches par son attitude extrêmement négative. Certes, Sin-ae n'est ni une tueuse, ni une tortionnaire mais elle n'attire guère la sympathie. D'abord parce qu'elle est extrêmement versatile, passant pour tenter de se reconstruire sans transition du piano à la religion pour la vilipender quand celle-ci ne répond pas à ses attentes. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la manière dont la foi chrétienne est montrée dans le film (un objet de consommation comme un autre qu'on prend et que l'on jette? Un moyen facile de s'acheter une bonne conscience? En tout cas ce n'est pas glorieux). Quant aux relations humaines, on ne peut pas dire que ce soit le point fort de Sin-ae, y compris envers le spectateur qui a bien du mal à s'intéresser à cette femme tellement occupée à s'abîmer dans sa douleur qu'elle ne regarde pas ce qui se trouve autour d'elle, notamment le garagiste serviable qui tente de l'accompagner maladroitement mais sincèrement. Kim Jong-Chan (Song Kang-ho, star coréenne des films de Bong Joon-ho) n'essuie tout au long du film en effet que mépris et rebuffades, non seulement de la part de Sin-ae mais aussi de son odieuse famille (bien que lorsque la belle-mère lui dit lors des funérailles qu'elle "pue la mort", elle n'a pas totalement tort). Bien que son obstination à suivre une femme qui le snobe ou se sert de lui relève là aussi du masochisme le plus total, la gentillesse de Jong-Chan tranche avec l'hypocrisie, la mesquinerie ou la haine des gens qui entourent Sin-ae et s'avère être peut-être le seul "soleil secret" de l'histoire.
Deuxième film de Lee Chang-Dong et son premier a avoir été présenté au festival de Cannes (sur un total de cinq à ce jour) "Peppermint Candy" raconte vingt ans de l'histoire tourmentée de la Corée (1979-1999) au travers d'un parcours d'un homme qui à chaque étape s'enfonce un peu plus dans l'abjection et la folie jusqu'au drame final. L'originalité du film consiste à présenter cette histoire en remontant le fil du temps et de façon compartimentée d'où la métaphore filée des rails et du train qui ponctue l'ensemble du film. Chaque étape nous éclaire sur ce qui à pu le pousser à bout. Disons qu'il s'est particulièrement mal sorti des divers rôles qu'il a dû endosser au cours de ces vingt années: il a été un soldat incapable de garder son sang-froid qui a commis un meurtre sans le vouloir, un affreux policier tortionnaire, un amoureux candide qui a tourné au cynique absolu, un mari brutal et infidèle et un homme d'affaires qui s'est fait rouler et plumer. Inutile de dire qu'un personnage aussi sinistre suscite bien peu d'empathie d'autant qu'il passe l'essentiel de son temps à pleurer, à crier ou à rire avec un rictus inquiétant lorsqu'il devient manifeste qu'il est dérangé mentalement. L'autre faiblesse du film finalement pas si éloigné de la première est sa linéarité. Une fois qu'on a compris le dispositif, la structure devient répétitive et m'a fait penser à "La Famille" (1987) de Ettore Scola qui était certes construit de façon chronologique mais qui présentait également une structure en compartiments temporels entrecoupés de travellings sur un couloir. Le film de Lee Chang-Dong a une puissance d'évocation bien supérieure mais dans le genre, j'ai largement préféré "Memories of murder" (2003) de Bong Joon-ho qui me semble mieux rafraîchir la mémoire des coréens sur leurs années sombres que les bonbons à la menthe de l'amour de jeunesse de Kim Yong-ho (Sul Kyung-gu). Tout est une question de relief. Là où "Pettermint Candy" ne possède qu'une seule tonalité (le mélodrame), "Memories of murder" n'hésite pas à jouer la carte du burlesque sans amoindrir pour autant l'horreur de ce qu'il dénonce. Bien au contraire.
"Poetry" est l'histoire d'une héroïne ordinaire. Une sorte de "grand-mère courage" prise dans une situation inextricable mais qui se débat et finit par en sortir par le haut. Autour d'elle, les relations humaines se caractérisent par leur médiocrité voire leur caractère sordide. Pour leur échapper, Mija se réfugie dans un club de poésie. Elle aimerait écrire mais avec tout ce qui lui arrive (et pompe son énergie vitale, la tire vers le bas), elle n'y arrive pas. Elle y arrive d'autant moins qu'elle perd peu à peu la mémoire des mots, étant atteinte d'un début de maladie d'Azheimer. Elle tente aussi le réconfort de la religion mais on la regarde avec désapprobation. Elle est en effet enchaînée au crime commis par son petit-fils qui vit chez elle et elle subit les pressions incessantes de la part des autres parents des gamins impliqués dans le viol collectif (suivi du suicide) d'une collégienne. Tous des hommes qui ne cherchent qu'à étouffer l'affaire en indemnisant la mère de la victime et en évitant les fuites dans la presse. Tout son corps désapprouve au point qu'elle ne peut pas rester plus de quelques minutes dans le même espace qu'eux (façon de dire qu'elle ne peut pas les sentir). De même et sans rien en laisser paraître, elle résiste à leurs injonctions. Devant la mère de la victime qu'ils l'ont forcé à rencontrer, espérant ainsi l'amadouer, elle n'échange que sur de belles choses, gratuitement, et se fait ainsi l'air de rien son alliée contre le club des riches mâles séouliens qui veulent l'acheter (le sexisme se double en effet de la différence de classe sociale, la mère de l'adolescente suicidée étant agricultrice). Mija s'identifie en effet à la jeune fille morte alors que toute communication avec son petit-fils s'avère impossible (un abruti que la culpabilité n'étouffe pas et dont le comportement chez sa grand-mère oscille entre la larve et le porc) et qu'elle ne peut compter sur personne puisque sa fille avec laquelle est est en mauvais terme lui a abandonné l'enfant. Mais Mija dans toute cette désespérance suit une lumière intérieure et finit par rencontrer une porte de sortie dans son club de poésie. Ironiquement, le flic aux textes grivois lui inspire d'abord de l'antipathie avant qu'elle n'apprenne ses actions anticorruptions qui vont à l'opposé de tout ce qu'elle a rencontré jusque là. Lee Chang Dong travaillant beaucoup dans la soustraction c'est à dire le hors champ dans un climat de pudeur et de retenue, on ne saura jamais ce qui s'est passé ensuite sauf que l'on en voit le résultat: le rétablissement d'une justice et la libération d'une voix que l'on a tenté de réduire au silence. Pas seulement celle de Mija mais aussi celle de la jeune fille suicidée qu'elle porte en elle. Donc oui, le titre a raison, c'est la poésie qui triomphe.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.