Un film peut en cacher un autre. Je pensais au départ regarder un mélodrame de Frank Borzage, le spécialiste de l'amour fou sans me douter que j'allais regarder en fait une comédie sophistiquée de Ernst Lubitsch, officiellement producteur mais dont l'influence sur la mise en scène ne fait aucun doute. Tout le début est 100% lubitschien avec le montage d'un savoureux quiproquo par une croqueuse de perles (Marlène Dietrich) qui pour parfaire son joli tour de passe-passe à la douane se sert d'un pauvre quidam, genre grand dadais naïf (Gary Cooper évidemment) comme "mule", à l'insu de son plein gré. Le pauvre ingénieur américain Tom Bradley qui espérait passer des vacances tranquilles au soleil en faisant au passage la promotion des voitures de sa firme se retrouvé doublé puis dépouillé de son véhicule par l'escroqueuse qui est aussi chauffarde: de purs moments de screwball comédie. La façon dont il se laisse mener par le bout du nez par Madeleine est également assez irrésistible. Mais la suite m'a moins convaincue. Je l'ai trouvé plus convenue. La manipulatrice qui tombe amoureuse de sa proie, c'est du déjà vu, en mieux, ailleurs (dans "L'Extravagant M. Deeds" par exemple avec le même Gary Cooper qui date de la même année). On ne retrouve pas dans la romance naissante entre Tom et Madeleine le caractère sacré de l'amour que se portent les amants de Frank Borzage. Le film est trop léger pour ça. Il y a plutôt des allusions coquines... à la Lubitsch, une fois de plus (une difficulté suspecte à réveiller les deux tourtereaux qui certes dorment chacun dans leur chambre mais pensent à l'autre avec une expression de béatitude sur le visage). Quant à la fin, elle est moralisatrice et on finit par se demander si ce n'est pas "Tante Olga" (la meneuse du gang d'escrocs) qui a fait le bon choix en renonçant à l'amour et en conservant sa liberté plutôt que Madeleine obligée de courber l'échine devant tous ceux qu'elle a volé, cornaquée par Tom qui détient sa liberté conditionnelle dans une poche et sa licence de mariage dans l'autre.
Frank BORZAGE a réalisé deux versions de "Secrets", l'une muette en 1924 avec Norma TALMADGE et l'autre parlante en 1933 avec Mary PICKFORD. Il fait donc partie des cinéastes qui ont fait un auto-remake de l'une de leurs oeuvres notamment dans le but de la moderniser ou de la perfectionner (passage du muet au parlant ou bien du noir et blanc à la couleur ou bien du court au long métrage ou bien du petit au gros budget).
La version muette, passablement abîmée et surtout incomplète (il manque environ une-demi heure de film, remplacé par des photos et/ou un résumé de l'intrigue) est néanmoins suffisamment conservée pour constater qu'il s'agit d'un grand cru de Frank BORZAGE qui traite ici de l'un de ses thèmes favoris: l'amour absolu qui transcende tout sur son passage. Chez Frank BORZAGE, l'amour est une expérience totale à la fois mystique et charnelle qui relève du sacré. Ainsi "Secrets" raconte 60 ans de l'histoire d'une femme, Mary (Norma TALMADGE star du muet dont la carrière n'a pas survécu au parlant mais qui a assuré ses arrières grâce à son mariage avec le producteur Joseph M. SCHENCK) qui a voué sa vie à son grand amour, John Carlton (Eugene O BRIEN). Le film qui repose sur les souvenirs d'une Mary âgée consignés dans son journal intime fonctionne donc en flashbacks situés à différentes périodes de sa vie, de l'adolescence à la maturité. Dans chaque moment relaté, son amour est mis à l'épreuve (par l'opposition de ses parents, par la mort d'un enfant, par l'adultère et enfin par la maladie) ce qui ne rend son triomphe que plus éclatant. La variété de tons et de genres employés (du vaudeville au western, de l'érotisme subtil à la tragédie) ainsi que la performance d'actrice de Norma TALMADGE fait d'autant mieux ressortir la force immuable de cet amour semblable à la foi, capable d'accomplir des miracles et qui semble guider et porter John, même quand celui-ci s'en écarte.
Plastiquement, Liliom est un film superbe. Bien que parlant, il se situe dans le prolongement des œuvres muettes du cinéaste très influencées par l'expressionnisme allemand. Les décors stylisés, dépouillés et géométriques sont à la limite de l'abstraction. On a le plus souvent affaire à deux plans. Le premier plan quasi vide évoque une scène de théâtre. Le second plan visible par une grande ouverture montre les lumières et les formes circulaires ou elliptiques de la fête foraine nocturne. Cet irréalisme des décors contribue à créer une atmosphère onirique voire féérique renforcée par des lumières contrastées en clair-obscur. Il permet d'effectuer en douceur le basculement de la dimension terrestre vers la dimension céleste. Celle-ci passe du deuxième au premier plan lorsque le train du grand huit visible au fond de l'image change de direction, se rapproche et passe soudain par l'ouverture, traversant la chambre pour emporter l'âme du défunt.
Mais si la forme enchante voire éblouit, le contenu n'est pas à la hauteur et tourne rapidement à vide. On aurait pu presque s'en passer tout comme des paroles, bien inutiles tant le film est proche de l'esthétique du muet et du cinéma expérimental. Borzage a adapté une pièce de théâtre du dramaturge hongrois Ferenc Molnar publiée en 1909 qui raconte l'histoire de Julie, une domestique naïve qui tombe éperdument amoureuse d'un séduisant mais veule bonimenteur de foire, Liliom. Quoiqu'il lui fasse subir, elle l'accepte avec le même air de mouton résigné. Julie incarne pour Liliom l'espoir d'échapper à une vie qui à l'image du carrousel où il travaille tourne en rond. Il lorgne vers la ligne de fuite des rails, vers une nouvelle vie en Amérique, vers la rédemption par l'amour. Mais Liliom est un personnage minable, un velléitaire bouffi d'orgueil qui refuse les offres d'emploi honorables qu'il ne trouve pas assez bien pour lui. Il se fait entretenir par Julie puis se compromet avec un voleur. Mais de cela aussi il est incapable et préfère lâchement se supprimer. Qu'un personnage aussi médiocre se voit offrir par l'au-delà une seconde chance alors que personne d'autre n'a eu ce privilège défie l'entendement. La manière dont il l'utilise laisse pantois tout comme la façon dont son acte est interprété ("non ce n'est pas un échec.") Et Julie et sa fille d'en rajouter sur le thème "Il me frappe mais ça ne fait pas mal." (C'est merveilleux quoi!) Où quand Borzage mélange amour absolu et maltraitance et tente de le justifier. Bref, c'est daté, daté et cet aspect ne passe plus aujourd'hui. A sa sortie ce drame fantastique atypique connut un échec critique et public retentissant et les passages religieux furent censurés dans certains pays ce qui faillit compromettre la carrière de Borzage.
Enhardi par les immenses succès de l'Heure suprême et de l'Ange de la rue, Borzage s'aventure dans son film suivant sur un terrain tabou en 1928, celui de l'érotisme. L'amour physique, le désir, la sensualité étaient discrètement suggérés dans ses films précédents mais dans La Femme au corbeau ils éclatent au grand jour. L'union des corps est indissociable chez Borzage de celle des émotions et des esprits. Il n'existe qu'une seule échelle qui prend ses racines dans l'amour profane et monte jusqu'au sacré. L'amour est assomption mais celle-ci n'est possible que parce que toutes les dimensions de l'humain sont prises en compte. Et comme on est encore dans la période pré-code Hays, Borzage va oser réaliser "l'oeuvre la plus sensuelle et la plus provocatrice de tout le cinéma muet." (Hervé Dumont)
Il ne reste plus aujourd'hui que la moitié du film d'origine. Le début, la fin et deux scènes intermédiaires ont été perdus (la pellicule s'est décomposée) et sont remplacés aujourd'hui par des photos du tournage et des cartons explicatifs permettant de suivre l'intrigue. Coup de chance, ce qui nous reste du film est la partie la plus intense, celle qui montre la naissance du désir, le jeu de séduction puis l'éclosion de l'amour entre les deux personnages principaux, Allen John (Charles Farrell) et Rosalee (Mary Duncan). Ce sont ces scènes qui ont offusqués les puritains (le film a été interdit ou censuré dans de nombreux Etats aux USA et dans le monde) et à l'inverse ont provoqué la pâmoison des surréalistes en France qui l'ont élevé au rang de film culte. Farrell sortant de la rivière dans le plus simple appareil, réchauffé par le corps de Rosalee couché sur lui ou sa main guidée par elle touchant son sein sont autant de magnifiques visualisations du désir féminin. Entre cette femme revenue de tout (et surtout des hommes) et cet innocent qui n'a jamais connu de femme (un petit garçon qui devient un homme), l'amour prend une tournure bouleversante qui les révèle à eux-mêmes. Le corbeau, métaphore des obstacles à vaincre (le rival castrateur, le passé encombrant etc.) sur le chemin de la libération et de la plénitude ne peut qu'être vaincu. Une fois de plus, Borzage a recours a des jeux d'ombres expressionnistes pour symboliser la menace qui pèse sur les amants alors que la puissance de leurs désirs se manifeste à travers les déchaînements de la nature (tourbillons, tempêtes de neige...) Ajoutons que le jeu des acteurs stupéfie par sa modernité. Mary Duncan est incroyablement directe dans ses attitudes et ses gestes (elle se caresse le sein, s'allonge lascivement, porte une sucrerie offerte par Allen John à la bouche avec un regard provocateur etc.) Et Charles Farrell dans son initiation au désir provoque le trouble.
L'isolé en France, Lucky star en VO est le dernier film muet réalisé par Frank Borzage et son dixième film pour la Fox. Contrairement aux autres films tournés avec le couple vedette Janet Gaynor et Charles Farrell celui-ci se heurta à un contexte difficile en raison de la crise de 29 mais surtout de l'avènement du parlant. William Fox exigea l'introduction de séquences sonorisées (aujourd'hui perdues) et à sa sortie le film fut boudé: il était passé de mode. On le crut longtemps définitivement perdu comme 90% des films muets mais l'on finit par retrouver au début des années 90 une copie de la version muette aux Pays-Bas avec des intertitres en flamand. Le script ayant été conservé, il fut possible de restaurer le film dans son état d'origine et de le redécouvrir.
Quelle que soit l'intrigue, Borzage développe toujours les mêmes thèmes. Ici il adapte à sa manière une nouvelle très courte de Tristram Tupper, Trois épisodes dans la vie de Tim Osborne. Tim connaît une succession de hauts et de bas. Réparateur de poteaux électriques, on le découvre perché sur leurs cîmes avant que la guerre de 14 ne le cloue dans un fauteuil roulant. L'isolé c'est lui, rejeté de tous, enfin de presque tous: "je m'occupe des débris, ils ne m'intéressaient pas avant." L'autre débris c'est Mary Tucker, fille d'une fermière veuve qui vit dans la misère. Mary seconde sa mère auprès de ses petits frères, accomplit les durs travaux de la ferme. Elle est négligée, maltraitée, mal élevée. Tim la prend sous son aile et l'éduque (la scène du schampoing fait penser à Charlot violoniste où la souillon à décrasser est Edna Purviance.) Mary lui redonne le goût de vivre et de se battre. Mais sa mère voit d'un mauvais oeil cette relation avec un infirme et veut la forcer à faire un beau mariage. Le prétendant a beau être un escroc, c''est un séducteur beau parleur qui la couvre de cadeaux. Face à l'adversité le couple devra puiser comme toujours chez Borzage dans la force de son amour pour triompher des obstacles et accomplir des miracles. La scène où Tim accomplit son chemin de croix avec ses béquilles fait penser à la fin de l'Heure suprême où aveugle il parvenait à retrouver le chemin de sa maison et à gravir les étages pour retrouver sa bien-aimé. Les comédiens sont formidables et leurs sentiments retranscrits avec beaucoup de finesse. Charles Farrell y joue une partition plus grave, plus mature que dans les films précédents avec Janet Gaynor et il est d'autant plus émouvant.
L'Ange de la rue a été réalisé dans la foulée du succès de l'Heure suprême. Le public voulait absolument voir un autre film avec le couple d'amoureux joués par Janet Gaynor et Charles Farrell. Borzage décida d'adapter très librement une pièce de théâtre de Monckton Hoffe pour y injecter sa personnalité. L'intrigue fut déplacée de Londres à Naples (Borzage était d'origine italienne) le héros devint un véritable artiste et sa compagne un "ange des rues", oxymore désignant les prostituées.
On retrouve dans ce film tous les thèmes chers à Borzage. Des personnages isolés, bannis, rejetés de la société. Un amour fou purificateur qui agit comme une assomption. Un dégoût des institutions et des autorités qui broient les individus. Un art consommé des contrastes où la putain se mue en madone, où la félicité côtoie le désespoir et où la cîme est tout près de la chute. Borzage a l'art de jouer aux montagnes russes avec les émotions du spectateur en transcendant pourtant les ficelles du mélodrame. Le climax du film est ainsi une longue et déchirante scène où Angela que Gino vient de demander en mariage après avoir décroché un gros contrat est rattrapée par son passé. Lui croit à des lendemains radieux alors qu'elle sait qu'elle passe sa dernière heure avec lui avant d'être arrêtée. Ses yeux pleins de larmes dans son visage souriant bouleversent.
De manière encore plus flagrante que dans l'Heure suprême, l'Ange de la rue bénéficie de l'esthétique de l'expressionnisme allemand. Jeux d'ombres, formes géométriques stylisées, perspectives penchées et échelles faussées (la scène du procès fait paraître Angela minuscule dans un décor qui l'écrase), effets de brume etc. Borzage a assisté au tournage de l'Aurore et a voulu rivaliser avec Murnau. Enfin on sent que le passage au parlant est proche. Lorsque les amants communient, ils ne le font plus visuellement avec des médailles religieuses mais en sifflotant l'air de O Sole Mio et grâce à un effet sonore qui avait fait sensation à l'époque, on entend l'air parfaitement synchronisé.
D'une pièce de théâtre à succès d'Austin Strong (le petit neveu de Robert Louis Stevenson) misérabiliste et bondieusarde très XIX° siècle Borzage parvient à tirer un film personnel rempli de moments de grâce tout en donnant une leçon de cinéma.
Borzage, cinéaste de l'expressivité sublime aime les contrastes seuls à même de la mettre en valeur. L'heure suprême est structuré par les contrastes. Pour qu'il y ait élévation il faut partir de très bas: le film commence dans les égouts où travaille Chico et où pataugent moralement Nana, alcoolique et violente et sa soeur martyre Diane, trop faible pour lui résister. Lorsque Chico prend Diane sous sa protection et l'emmène chez lui on assiste à un travelling vertical ascensionnel d'étage en étage magnifique "je travaille dans les égouts mais je vis près des étoiles." La mansarde de Chico devient le nid paradisiaque (seventh heaven, le paradis du septième ou le septième ciel en VO) où pourra éclore leur amour, un amour que les éreuves ne feront que renforcer jusqu'à atteindre une dimension mystique et miraculeuse. Nouveau contraste: c'est l'éclatement de la guerre de 14, l'imminence de la séparation et l'ombre de la mort qui pousse Chico à déclarer son amour. En utilisant le montage alterné, Borzage oppose l'immonde liesse patriotique de la foule (vue le plus souvent depuis la mansarde en plongée d'où l'impression de vermine grouillante) et l'union divine des deux amants qui viennent juste de découvrir la force de leur amour (opposition entre une mauvaise et une bonne passion.) La haine de la guerre de Borzage était d'ailleurs si forte que les scène de bataille du film furent tournées par John Ford qui était comme lui sous contrat à la Fox. Elles tranchent par leur réalisme documentaire (taxis de la Marne, évolution des uniformes) avec un film par ailleurs très stylisé. Une esthétique expressionniste très influencée par le cinéaste star de la Fox, Murnau qui tournait en même temps L'Aurore. Borzage a d'ailleurs prêté à Murnau sa vedette féminine Janet Gaynor, une inconnue qu'il avait réussi à imposer au studio tout comme Charles Farrell. Pendant 15 jours elle a tourné pour lui en blonde durant la journée pendant qu'elle devenait brune la nuit pour Borzage. Et ce n'est que l'un des nombreux échos entre les deux films.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.