Le documentaire consacré à Sidney Poitier commençait par "Il a été le premier". Celui consacré à Jane Campion aurait pu en faire de même. Car comme l'acteur américain, premier noir a avoir reçu l'Oscar du meilleur acteur, la réalisatrice néo-zélandaise fait figure de pionnière et d'exception. Son statut de première et seule femme (jusqu'en 2021) à avoir reçu la Palme d'Or à Cannes (et encore, elle conserve toujours l'exclusivité d'être la seule à avoir gagné deux Palmes, ayant décroché en 1986 celle du meilleur court-métrage pour "Peel, exercice de discipline") se double du fait qu'elle a été seulement la troisième femme à recevoir un Oscar pour l'une de ses réalisations: "The Power of the dog" en 2022 (après Kathryn Bigelow en 2010 et Chloe Zhao en 2021). Quelques années auparavant, elle avait lors de cette même cérémonie souligné de manière frappante la disparité entre réalisatrices et réalisateurs dans les nominations (5 contre plus de 300) et les victoires (1 contre 70). Depuis on est passé à 7 et 3, les deux dernières nominées ayant gagné mais le chemin est encore très long avant qu'on puisse parler d'équité.
Le film d'ailleurs évoque quelques unes des raisons qui expliquent la rareté des femmes réalisatrices. Un monde dans lequel les hommes se cooptent entre eux et où les équipes de techniciens, elles aussi majoritairement masculines ne tolèrent pas d'être dirigées par une femme. Jane Campion a subi à ses débuts quand elle n'était pas encore reconnue internationalement et manquait d'assurance des humiliations et des tentatives de déstabilisation de la part de certains d'entre eux qui cherchaient à lui imposer leur "mansplaining" c'est à dire lui apprendre à faire son métier alors que la suite a montré qui était la patronne ^^.
Mais le documentaire de Julie Bertuccelli (qui est fascinée par les femmes artistes exceptionnelles) s'intéresse surtout à la filmographie de Jane Campion que l'on voit en tournage ou en entretien à toutes les étapes de sa carrière. Ayant réalisé peu de films en 35 ans (huit longs métrages pour le cinéma, une poignée de courts-métrages, un téléfilm et deux mini-séries dont les deux saisons de son remarquable "Top of the Lake"), il est possible de s'attarder longuement sur eux et de mettre en évidence leurs points communs. Des portraits de femme fortes et marginales, des hommes qui échappent aux canons de la virilité dominante, une connexion particulièrement forte entre les êtres humains et une nature grandiose, une sensualité et un lyrisme puissant, une attention aux détails signifiants et aux plans d'ensemble qui le sont tout autant, une oscillation entre l'épure et le maniérisme sont quelques uns des traits les plus saillants de son oeuvre. La création et la folie sont également des thèmes structurants, notamment dans ses deux plus beaux films, "Un Ange à ma table" et "La leçon de Piano" qualifié de "Hauts de Hurlevents" néo-zélandais.
"La faiblesse est un crime" peut-on lire sur la page de couverture d'une revue intitulée "Physical culture" et peuplée de photos d'hommes nus. On est environ à la moitié du film et Peter, l'étudiant en chirurgie efféminé qui est la risée de tous les cow-boys du ranch où vit sa mère vient de découvrir la cachette -et le secret- du pire d'entre eux, Phil (Benedict Cumberbatch, interprète idéal des mâles ambigus et névrosés). Celui-ci se baigne nu non loin de là juste après avoir fait glisser sur son corps un foulard ayant appartenu à son mentor, Bronco Henry (chez Jane Campion, le sens tactile est un moyen vital d'interaction avec le monde sensible). Seul, évidemment. Sous le regard des autres, Phil a revêtu depuis longtemps le costume du mâle alpha en recouvrant son passé étudiant mais aussi son homosexualité sous une bonne couche de crasse et de rudesse pour ne pas dire de cruauté. Empoignant les testicules des animaux à castrer à pleine main, chevauchant pendant des heures, effectuant les travaux les plus durs, tout est bon pour mettre en scène sa virilité. Or on le sait, surjouer à ce point la virilité et écraser ceux qui la mettent en danger est un signe de trouble identitaire. Le frère de Phil, beaucoup plus doux et policé fait entrer la discorde au ranch lorsqu'il se marie avec Rose (Kirsten Dunst), la mère de Peter. Phil qui ne supporte pas sa présence décide de l'anéantir et il est en voie d'y réussir lorsque Peter découvre son secret. Peter et lui développent alors une relation semblable à celle qu'a vécu Phil avec Bronco Henry à ceci près que Peter n'a qu'une idée en tête: sauver sa mère des griffes du prédateur. Et pour cela il a les armes de son savoir mais aussi une dureté forgée au contact des humiliations subies. Il sait se montrer cruel et impitoyable avec les êtres vivants et vis à vis de Phil, il fait figure d'ange de la mort. Parmi les scènes les plus fortes du film, il y a celle, très sensuelle forcément où les deux hommes échangent une cigarette c'est à dire mélangent leurs fluides. Sauf que Peter a empoisonné ceux de Phil avec le cuir d'une vache malade: le plan où celui-ci le saisit à pleine main dans l'eau alors qu'il a une profonde plaie qui saigne est lourd de signification.
Le film de Jane Campion est une déconstruction du western qui fait quelque peu penser au "Secret de Brokeback Mountain" ou si on remonte plus loin au "Reflets dans un oeil d'or" de John Huston (qui n'est pas un western mais étudie dans un milieu ultra-viril, celui de l'armée le désir refoulé du major Penderton pour le soldat Williams, lequel aime chevaucher nu dans la forêt). Offrant des scènes sublimes de grands espaces (même si son film est aussi un huis-clos étouffant), il est dommage qu'il ne soit visible que sur petit écran. Mais Netflix a eu le mérite de permettre à Jane Campion de réaliser enfin un long-métrage, 12 ans après "Bright Star" dont l'originalité par rapport aux autres est de centrer l'histoire sur des personnages masculins ou plutôt sur la féminité refoulée dans les comportements masculins toxiques plutôt que de montrer le monde par les yeux d'une femme. Et celui-ci est une réussite.
"In the Cut" est un polar urbain très travaillé sur la forme, peut-être trop d'ailleurs parce qu'il y a une distorsion entre l'ambition affichée et le rendu final. L'ambition affichée consiste comme le titre et le début du film l'indiquent à plonger dans les entrailles du mystère féminin écartelé par l'éducation traditionnelle entre rêverie romantique et désirs sensuels. On a donc une alternance entre le blanc virginal des fiançailles idéalisées sur la glace et le rouge du sexe incarné par des objets phalliques et en particulier un phare écarlate où se dénoue l'action. L'impossible unification entraîne une autre dichotomie, celle d'Eros (scènes torrides à l'appui) et de Thanatos (d'atroces meurtres de femme en série dans un New-York bien glauque nageant dans un flou artistique). L'héroïne, Frannie (Meg Ryan bien connue pour ses rôles dans des comédies romantiques et qui joue ici à contre-emploi) est coincée dans une période d'abstinence sexuelle jusqu'au jour où elle voit ses désirs inconscients remonter à la surface lorsqu'en se rendant aux toilettes d'un bar elle surprend une scène pornographique entre un homme et une femme dont elle ne peut détacher son regard. Mais peu de temps après la femme est retrouvée assassinée et démembrée avec une bague au doigt et l'enquêteur arbore le même tatouage au poignet que celui qui se faisait faire une gâterie dans les toilettes. Il devient très vite l'amant de Frannie mais celle-ci a en même temps peur de lui, ce qui stimule son désir.
Tout cela forme un programme très intéressant et pourtant cela ne fonctionne pas vraiment. Déjà parce que le moins que l'on puisse dire c'est que le propos de Jane Campion manque de subtilité (rien n'est tout blanc ou tout rouge ^^) et ensuite parce que la forme étouffe le fond. Les personnages sont bâclés, parfois à peine esquissés et manquent d'humanité. Bref "In the Cut" se veut brûlant et dérangeant alors qu'il s'agit d'un film complètement cérébral. Si Jane Campion voulait montrer la réconciliation d'une femme avec elle-même, et bien c'est raté.
"Sweetie" est le décapant et déstabilisant premier long-métrage de Jane CAMPION. Celle-ci n'était cependant pas une débutante et avait déjà construit un univers très singulier, ses courts-métrages en particulier fournissant une clé de compréhension essentielle de ses futurs films. Ainsi le palmé "Peel, exercice de discipline" (1982) repose sur les mêmes principes fondamentaux que "Sweetie": huis-clos familial étouffant, névroses, contraste entre le contenant/enveloppe/écorce (civilisation, culture, contrôle) et le contenu/substrat/terreau (nature, inconscient) etc.
"Sweetie" qui bénéficie d'un style fait pour susciter le malaise (par exemple des cadrages étranges, souvent décentrés et/ou en plongée qui ne laissent voir qu'une partie du corps) raconte l'histoire de deux sœurs aux tempéraments opposés mais qui ne sont en réalité que deux facettes de la même névrose familiale. La première, Kay (Karen Colson), pâle et maigre, est neurasthénique et frigide, elle a une peur bleue de la vie et en particulier de ce qui grouille sous le sol, autre façon de dire qu'elle est affreusement mal dans sa peau. Elle est particulièrement angoissée par les crevasses et les trous c'est à dire par toutes les fissures à travers lesquelles l'incontrôlé qui la terrifie pourrait jaillir (en cela elle est semblable dans sa peur de la sexualité à l'héroïne de "Répulsion" (1965)). Autrement dit c'est une personne parfaitement stérile qui s'est enfermée dans une cour intérieure bétonnée entourée de palissades pour survivre. Toute excroissance, tout jaillissement lui sont insupportables: elle arrache l'arbrisseau planté par son petit ami à qui elle se refuse et sa sœur doit casser un carreau pour entrer par effraction chez elle. Cette sœur, Dawn, surnommée Sweetie (Geneviève LEMON) est aussi ronde et exubérante que Kay est maigre et effacée. Maniaco-dépressive, capricieuse, obscène (Sweetie est tout aussi obsédée par les orifices que Kay mais au lieu de les éviter, elle les utilise avec une fureur orgiaque), infantile, elle détruit tout sur son passage telle une tornade et se comporte comme un gros bébé hystérique ne supportant pas la frustration. Elle vit dans un délire façonné par son père selon laquelle elle est une princesse et un génie promise à la gloire, délire matérialisé par une cabane dans les arbres, l'équivalent de la cour de Kay puisqu'il s'agit d'un univers tout aussi clos en plus d'être "perché". Sweetie ne survivra pas d'ailleurs à son "retour sur terre" alors que Kay au terme d'un road trip apprendra à vivre un peu plus en harmonie avec elle-même.
Peu de gens savent que Jane CAMPION a reçu non pas UNE mais DEUX palmes d'or au festival de Cannes. La deuxième, tout le monde la connaît, c'est celle de "La Leçon de piano" (1993). Mais sept ans auparavant, elle avait reçu celle du meilleur court-métrage pour "Peel, exercice de discipline" (1982) qui combine la maîtrise formelle et les principales thématiques à venir de sa filmographie en seulement neuf minutes.
Comme dans "La Leçon de piano" (1993), le film met en scène une famille recomposée de trois personnes. Il surligne même cet aspect avec un premier carton d'introduction montrant un arbre généalogique qui précise les liens de parenté des uns et des autres puis avec un autre carton portant la mention "une histoire vraie, une vraie famille". Sauf que le titre "Peel" renvoie à l'écorce que l'on épluche et sous laquelle se cache une bombe sur le point d'exploser. Le confinement de cette famille dans l'espace étroit d'un habitacle de véhicule (ainsi que la mise en scène et la bande-son) exacerbe les tensions. Celles-ci se cristallisent d'abord sur l'enfant rebelle que les adultes finissent par rejeter sur la route puis sur la femme qui à l'inverse se retrouve claquemurée dans la voiture (après que son frère en ait retiré les clés de contact) avec les hommes à l'extérieur qui entretemps ont fait alliance ce qui est une belle métaphore de la phallocratie. Chacun sait que la route et l'automobile sont des domaines masculins (et Jane CAMPION le surligne à coups de plans sur des flèches et autres symboles phalliques) alors que la femme ne peut respirer que sur la bas-côté, là où la nature incontrôlée reprend ses droits.
Quatre ans après la première saison de "Top of the Lake" (2013), Jane CAMPION scénarise et réalise une suite tout aussi prenante mais néanmoins bien plus inégale (les avis ont d'ailleurs été mitigés lors de la première diffusion). C'est en partie lié au choix de situer l'intrigue à Sydney alors que les œuvres les plus puissantes de Jane CAMPION sont en relation étroite avec la nature sauvage (ce qui est le cas de la première saison de "Top of the Lake"). Le choix d'un environnement urbain n'est pas follement original pour un thriller et on ressent moins la claustrophobie propre à la première saison, sauf lors d'une séquence mémorable dans une plage bondée lors du dernier épisode. L'autre reproche que l'on peut faire à cette deuxième saison est son aspect "too much". Trop de pistes, trop de personnages, trop de rebondissements et de coïncidences rocambolesques finissent par nuire à la lisibilité et la cohérence de l'ensemble. Comme il faut recréer une unité de lieu pour que l'intrigue fonctionne, Sydney étant une trop grande ville, tous les personnages sont condamnés à graviter autour du Silk 41, une maison close employant des jeunes filles asiatiques qui fait aussi office d'agence de location de ventres pour couples inféconds. Comme par hasard, la coéquipière de Robin Griffith a fait appel à une mère porteuse dans cette agence, comme par hasard le cadavre sur lequel Robin enquête est celui d'une jeune femme qui travaillait dans cette agence, comme par hasard sa fille Mary sort avec un type louche qui vit juste au-dessus de l'agence et veut l'y faire travailler. Bref les ficelles sont très grosses et ce n'est pas la prise d'otages du dernier épisode par un geek énervé (où? Au Silk 41 bien sûr, chacun sait que le tout Sydney fréquente les pseudos salons de massages thaï ^^) qui arrange les choses. Si on rajoute qu'à une exception près tous les personnages masculins sont particulièrement négatifs et que les femmes ont en gros le choix soit d'être bafouées (il faut voir le nombre d'agressions physiques que subit Robin Griffith dans cette saison!) soit de rejeter les hommes (ce que fait le personnage interprété par Nicole KIDMAN que je trouve complètement raté tant il est caricatural tant sur le plan du féminisme que de la maternité d'ailleurs), on ne peut pas dire que cette saison brille par sa subtilité. Reste un excellent casting et quelques personnages vraiment attachants. Robin bien sûr dont la relation avec sa fille Mary (remarquablement jouée par la propre fille de Jane CAMPION, Alice ENGLERT) constitue l'intérêt majeur de cette saison. Mais aussi Pyke (Ewen LESLIE) le père adoptif de Mary, personnage masculin en rupture complète avec les brutes épaisses, les psychopathes ou les pervers narcissiques dépeints par ailleurs. Enfin la coéquipière de Robin, Miranda (Gwendoline CHRISTIE) est également un personnage intéressant par sa personnalité et son physique hors normes. Hélas il n'est pas assez creusé et sa fin est bâclée.
"Top of the lake" est une mini-série réalisée par Jane CAMPION d'une grande richesse thématique et formelle. Construit sur des dichotomies telles que le ciel et l'enfer, la nature et la culture ou encore les hommes et les femmes, l'histoire brouille cependant les pistes et joue beaucoup sur les apparences trompeuses. En dépit de son décor naturel majestueux, le site de Lake Top est un cul-de-sac, un lieu clos dans lequel on étouffe. Nombre de maisons abritent d'hideux secrets dans leurs sous-sols (du genre de celui de l'affaire Fritzl qui avait inspiré le roman "Claustria" à Régis Jauffret). Le patriarcat y règne en maître ainsi que la culture du viol dont les femmes et les enfants sont les principales victimes. "Top of the lake" a d'ailleurs été comparé à "Le Ruban blanc (2009) qui montre comment à l'intérieur d'une communauté la violence se transmet de génération en génération en écrasant les plus faibles.
Cependant, si tout le monde est trempé jusqu'au cou dans la violence machiste (le langage des femmes comme celui des hommes est celui des armes et fait des dégâts irréparables) "Top of the lake" raconte comment celles-ci réussissent à réinvestir le champ occupé par les hommes avec la nature pour alliée. De manière très symbolique, l'une des premières scènes de la mini-série voit l'un des caïds du bled, Matt Mitcham (Peter MULLAN) tenter sans succès de chasser le groupe de femmes qui s'est installé sur son ancienne propriété ironiquement appelée "Paradise". Plus tard il tentera par la ruse puis la force de leur reprendre ce qu'il considère comme son bien. De façon tout à fait symbolique, ces femmes d'âge mûr rejetées par les hommes (selon un schéma tout à fait classique) se sont regroupées autour de GJ, une sorte de gourou new-âge aux réparties cinglantes, interprétée par une Holly HUNTER qui s'est fait la tête de Jane CAMPION! Mais le combat entre hommes machistes et leurs victimes prend des formes multiples. Comme dans "Le Silence des agneaux" (1991) de Jonathan DEMME, Robin, une femme-flic déterminée mais vulnérable (Elisabeth MOSS) doit composer avec une hiérarchie masculine plus que trouble à son égard et descendre au plus profond de ses traumatismes passés pour parvenir à résoudre l'énigme de la disparition d'une fillette enceinte à laquelle elle s'identifie profondément. La manière désinvolte dont est traité le dossier de Tui (qui en plus d'être une fille très jeune est par sa mère d'origine thaïlandaise) est tout à fait édifiante, de même que les méthodes brutales du supérieur de Robin, Al Parker (David WENHAM) pour faire parler les jeunes délinquants qu'il arrête. Sans parler de la façon dont il les exploite sous couvert de les réinsérer. Derrière son apparence respectable et ses manières protectrices, il pourrait s'avérer être un prédateur bien plus redoutable que le parrain de la drogue Matt Mitcham.
"La Leçon de piano" est à ce jour le seul film réalisé par une femme à avoir obtenu la Palme d'or à Cannes. En plus de son prix, le film a été un grand succès international, entrant ainsi dans le club des œuvres réunissant critiques et public. La musique composée par Michael NYMAN, d'un lyrisme débridé est devenue un classique incontournable mais ne peut expliquer à elle seule l'aura qui entoure le film.
"La Leçon de piano" n'est pas que l'histoire d'une passion, c'est avant tout l'histoire d'une femme qui s'éveille au désir et à la sensualité ou plutôt qui découvre son désir jusque-là brimé par les mœurs patriarcales. L'histoire se déroule durant l'ère victorienne mais elle nous parle de la femme d'aujourd'hui. Celle qui cherche à s'affranchir des diktats masculins pour trouver sa voie propre. Sa VOIX propre. Cette voix, inhabituelle, lui fait peur au début parce qu'ayant été longtemps réduite au silence, elle ne l'a jamais entendue. Il en va de même avec le désir. Au début, il lui fait peur, puis elle l'apprivoise. Ce désir, elle ne peut longtemps l'exprimer que dans la musique. Jusqu'à ce que deux hommes vivant en Nouvelle-Zélande alors colonie britannique ne s'en emparent. Le premier, son "mari officiel" qui la fait émigrer en Nouvelle-Zélande (Sam NEILL) est un être frustré et complexé incapable d'abandon et de communication. Il se ferme, se braque contre l'instrument et son interprète qu'il veut museler et dominer. La scène du doigt coupé n'est que son ultime tentative pour castrer sa femme, une excision symbolique. Dans la réalité, ce féminicide en puissance n'aurait pas abandonné Ada (Holly HUNTER) aux mains d'un autre homme, mais c'est la magie du cinéma de pouvoir basculer d'un certain réalisme à une atmosphère de conte. Baines (Harvey KEITEL) est tout ce que le mari d'Ada n'est pas. Tout en lui est ouverture. Il fait corps avec la nature et donc avec les indigènes. Il se laisse envahir par la musique et comprend ce qu'elle exprime. Dans un premier temps, il tente de s'approprier l'instrument et le corps de sa propriétaire mais c'est un homme trop instinctif pour ne pas comprendre qu'il détruit ainsi ce qu'il cherche à obtenir. Alors il lâche prise et c'est ce lâcher prise qui est l'élément décisif dans l'éveil d'Ada. Celle-ci réalise que sans le désir de Baines, son piano est comme mort. C'est donc librement qu'elle retourne vers lui et se libère de tous ses carcans comme elle se libère de ses vêtements victoriens austères et contraignants pour révéler sa nature profondément sensuelle. A la fin, l'instrument est devenu inutile, il finit au fond de l'eau avec d'autres choses mortes.
"Bright Star" est un très beau film de Jane Campion qui n'a pas son pareil pour redonner vie à de grandes figures de la littérature anglo-saxonne issues de la marge et au destin tourmenté. Après l'écrivaine néo-zélandaise Janet Frame dans le poignant "Un Ange à ma table" (1990), elle se penche sur les dernières années du poète britannique John Keats décédé en 1821 à 25 ans de la tuberculose alors qu'il écrivait ses œuvres les plus achevées et entretenait une relation amoureuse passionnée (mais sublimée) pour sa voisine, la belle Fanny Brawne. Comme Janet Frame, Keats est un génie issu des bas-fonds de la société, un être délicat à la santé fragile dont l'histoire est jalonnée de tragédies familiales, un inadapté trop pur pour supporter la bassesse humaine qui n'a trouvé refuge que dans l'art. Si contrairement à Janet Frame, l'oeuvre de Keats ne fût reconnue qu'après sa mort (elle était méprisée de son vivant par les tenants aristocratiques du "bon goût"), l'amour est vécu dans les deux cas comme ambivalent, source de plus de souffrances que de joies au final.
Film après film, Jane Campion évoque l'éveil du désir féminin au travers d'une initiation amoureuse en communion avec la nature, filmée avec une rare sensualité. Par conséquent le personnage principal de son film n'est pas Keats (Ben Whishaw) mais sa muse, Fanny (Abbie Cornish), dépeinte comme aussi robuste que lui est fragile. Le souffle du vent, les explosions de couleurs ou les frôlements des papillons, ces créatures aussi belles qu'éphémères rendent palpable cet embrasement des sens tout en signifiant qu'il ne durera pas (d'où l'importance de l'art qui le fixe pour l'éternité). Et l'ambivalence ne se situe pas que dans le caractère mortifère de la passion qui se consume d'autant plus vite qu'elle ne peut s'assouvir charnellement, Keats étant trop pauvre et trop malade pour épouser l'élue de son cœur. Elle se situe aussi dans l'obstacle que constitue le personnage de Charles Armitage Brown (Paul Schneider) qui héberge Keats et veille jalousement sur son protégé (qui manifeste tout au long du film son attachement pour lui). Ce personnage odieux avec Fanny et les femmes en général a tout de l'homosexuel refoulé, autre grande figure incontournable de la répression sexuelle impitoyable de cette époque du début du XIX°. Le triangle amoureux qu'il forme avec Keats et Fanny n'en est que plus douloureux.
Sa tignasse rousse indomptable qui jure dans le paysage verdoyant annonce la couleur. Janet Frame est un personnage hors-norme dont le parcours semé d'embûches pour s'accomplir en tant qu'écrivain nous est retracé par une autre artiste néo-zélandaise, Jane Campion dont c'est le deuxième film, le plus beau à ce jour.
Au départ "Un ange à ma table" devait être une mini-série pour la télévision (un format qui aboutira en 2013 à "Top of the lake"). Mais il devient finalement un film de plus de 2h30 en trois parties, résumant l'essentiel des livres autobiographiques de Janet Frame aujourd'hui publiés en France.
L'histoire de Janet Frame, étoile d'hypersensibilité meurtrie, s'apparente à un long calvaire qui fait d'autant mieux ressortir la cruauté, la laideur et la bêtise du carcan social normatif dans lequel elle évolue. Les gens apparaissent dans toute leur petitesse et leur médiocrité, effrayés, dégoûtés ou méprisants devant sa différence. Ils la regardent de haut, la trompent avec un langage euphémique ("Vous avez besoin de repos" au lieu de "Nous allons vous enfermer à l'asile"), se moquent d'elle, sont incapables de la moindre empathie car enfermés eux-mêmes à leur insu dans un moule particulièrement étroit, aveuglés par leurs oeillères conventionnelles. Janet vogue ainsi de déception en déception, de plus en plus mélancolique et solitaire.
Cataloguée dès l'enfance comme "pauvre et sale" (salauds de pauvres "sans dents"!), elle subit l'ostracisme des enfants comme des adultes. De nature maladivement timide, cette mise à l'écart contribue à l'enfermer encore davantage en elle-même, aggravant ses problèmes d'inadaptation à la communication sociale. Avant que de soi-disant "âmes charitables" ne l'enferment à l'asile où elle séjournera durant 8 années. Seule la reconnaissance de son talent littéraire la sauvera d'un diagnostic arbitraire de schizophrénie et d'une lobotomie programmée (sans doute destinée inconsciemment à faire taire une fois pour toutes cette empêcheuse de tourner en rond). Mais si Janet Frame échappe de peu à l'anéantissement, elle reste condamnée à errer dans les marges du monde. On ne la regarde plus comme une folle dangereuse mais (avec condescendance) comme une écrivain gentiment toquée. Et après la sortie du film de Jane Campion, comme une sorte de Susan Boyle avant l'heure.
Mais peu importe comment on la regarde, l'essentiel est ailleurs, dans l'écriture salvatrice, véritable fil rouge de toute sa vie et dans la construction d'une oeuvre libre et donc capable de s'élever à des hauteurs inaccessibles pour le commun des mortels.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.