"Permanent Vacation", le film de fin d'études de Jim JARMUSCH est assez aride et constitue une sorte de brouillon de son oeuvre future. Le générique oppose de manière dichotomique (et programmatique) les grandes artères bondées et affairées de New-York et les venelles désertes comme l'endroit et l'envers d'une même médaille. Son film va donc se glisser dans les interstices du rêve américain, auprès d'un jeune homme qui en constitue le reflet inversé puisqu'il s'agit d'un oisif (comme le titre l'indique), un vagabond qui erre dans les périmètres les plus délabrés d'une ville qui semble tomber en ruines, y croisant des gens tout aussi paumés que lui et tout aussi délabrés que leur environnement qui comme lui-même passent leur temps à soliloquer. Tout cela vu et filmé par un esthète que cette déliquescence inspire sur fond de saxophone jazzy (John LURIE dans un rôle uniquement musical). Tout en exprimant déjà certains leitmotiv de sa filmographie (la littérature, la musique, l'errance contemplative, la marginalité, le road movie), Jim JARMUSCH capture la réalité de la ville au début des années 80 minée par la crise et la corruption: le complexe entourant les tours jumelles du World Trade Center n'était pas achevé, Central Park n'était qu'un terrain vague mal famé, le Bronx était constellé d'immeubles incendiés par leurs propriétaires qui plutôt que de ne pouvoir augmenter les loyers préféraient détruire leur bien et récupérer l'argent de leur assurance et Brooklyn ressemblait à une ville-fantôme. Tout au long du film, on voit Aloysious Parker (Chris PARKER) naviguer dans ce qui ressemble à une zone de guerre, dormant dans des squats ou dans la rue, dans une fuite en avant perpétuelle, aux confins où liberté et folie se rejoignent "Somewhere over the rainbow". Il est intéressant de comparer ce film avec "Inside Llewyn Davis" (2013) afin de réaliser combien la vision de la ville s'est depuis embourgeoisée alors que l'histoire est censée se dérouler dans les années 60 dans un milieu bohème assez proche de celui de Jarmusch. Même s'il reste encore aujourd'hui des traces du New-York libre, sauvage et dément d'autrefois (la scène où Aloysious visite sa mère à l'asile achève de le définir comme un homme sans attaches), "Permanent Vacation" en donne une vision saisissante, Jim JARMUSCH rendant ainsi hommage à celui qui lui a mis le pied à l'étrier, Nicholas RAY, mort la veille du tournage du film.
Jim Jarmusch aime se confronter au cinéma de genre pour le retourner comme un gant et en produire un "négatif". Ainsi "The Limits of Control" est de son propre aveu "Un film d'action sans action", autrement dit un anti-James Bond. Pourtant les codes sont les mêmes: tueur à gages flegmatique, opaque et super-classe, déplacements incessants, rencontre avec des intermédiaires faisant avancer la quête à coups d'indices cryptés, fille superbe et très peu vêtue offerte sur le lit de la chambre d'hôtel, son double superbe et très peu vêtue sur le lit de la chambre d'hôtel mais avec un gun dans les mains, grands espaces et architectures magnifiés par la photographie et le cadre, dénouement dans le bunker ultra-sécurisé d'une villa de luxe. Mais en même temps, le héros, homme sans nom impassible et laconique qui n'est pas sans rappeler l'économie de mots, de gestes et d'expressivité d'Alain Delon dans "Le Samouraï" de Melville refuse le sexe, les armes à feu... et les portables. Autrement dit toutes les manifestations de la virilité alpha telle qu'elle se manifeste dans le genre version mainstream destiné au public occidental. D'ailleurs le personnage se définit en creux par ce qu'il n'est pas, ce qu'il ne veut pas, ce qu'il ne sait pas (le négatif) et logiquement il est noir (c'est Isaach de Bankolé qui l'interprète). Logiquement aussi il est un grand adepte de tai-chi, de contemplations, de déambulations et d'expressos en double. Son périple à travers une Espagne fantomatique jalonné de rencontres pittoresques aux terrasses de cafés fait penser tantôt à "Ghost Dog" (La "zen attitude d'un personnage lui aussi inspiré de "Le Samouraï", le multilinguisme), tantôt à "Paterson" (les rituels du café en double et de la bouteille d'eau plate, des exercices de tai-chi, des échanges de boîtes d'allumettes, de diamants et de clés, des postures toujours identiques) tantôt à "Night on Earth" (la galerie de guest-stars qui s'invitent à la table du héros pour monologuer quelques minutes avec lui, de Tilda Swinton à Gael Garcia Bernal en passant par John Hurt), tantôt à "Dead Man" (la progression du voyage de la capitale jusqu'à son terminus dans une région reculée et sauvage) et bien sûr à "Coffee and Cigarettes" (mais sans cigarettes). En dépit des paroles sibyllines et de la nonchalance du héros et du film, celui-ci avance vers sa cible qui apparaît assez limpide, une fois dévoilée. C'est Bill Murray qui incarne le magnat du capitalisme et de ses valeurs honnies (à commencer par la société de contrôle par la technologie, téléphones, écrans et hélicoptères) auquel s'oppose logiquement la liberté des artistes qui aiguillent leur "vengeur" zen, déterminé et incorruptible vers un dernier plan-écran-tableau vierge. Un concentré de Jarmusch.
"Mystery Train", tout comme le film suivant de Jim JARMUSCH, "Night on earth" (1991) se compose de sketches. Pas ma forme préférée mais l'élégance de la mise en scène qui tourne en rond autour des mêmes lieux et utilise des leitmotivs visuels permet de se laisser embarquer dans ce voyage immobile insolite dans lequel divers personnages se croisent. Voyage de par le cosmopolitisme des acteurs (japonais, italien, américains) et les moyens de transport utilisés pour arriver ou repartir de la ville (le motif du train, tiré d'une chanson de Elvis PRESLEY dont l'ombre plane sur le film est dominant mais il y a aussi la voiture et l'avion). Immobile car les personnages convergent tous vers le même hôtel minable et se retrouvent enfermés dans des chambres mitoyennes. Insolite car auparavant, on les voit déambuler dans des rues désertes et bordées de maison décrépites comme si Memphis était une ville abandonnée, une ville fantôme (ce n'est pas faux d'ailleurs car j'y suis allée et j'en garde un souvenir glauque). "Mystery Train" est un film sur le vertige du vide. Le couple de jeunes touristes japonais venu en pèlerinage sur les traces du "King" Elvis découvre qu'il se réduit à quelques "signes" dérisoires (un studio impersonnel, un portrait dans les chambres d'hôtel, une chanson à la radio) que l'on pourrait retrouver dans n'importe quelle ville. L'italienne qui vient de perdre son mari et attend le départ de l'avion qui doit rapatrier sa dépouille rencontre le fantôme du King au passage (un moment que j'ai trouvé un peu faible). Elle partage sa chambre avec une jeune femme qui vient de se séparer de son ami. Lequel apparaît dans le troisième sketch comme un loser qui vient de perdre son travail et s'embarque avec son beau-frère et un ami à eux dans une virée calamiteuse. Le seul élément de stabilité du film qui est aussi un moment sympa d'humour pince-sans-rire se trouve dans la réception de l'hôtel tenue par Screamin Jay HAWKINS et Cinqué LEE (frère cadet de Spike LEE) qui restent imperturbables face au défilé de leurs improbables clients. Jim JARMUSCH est fidèle aux mêmes acteurs, sa troupe allant en s'élargissant au fur et à mesure de l'avancée de sa filmographie. On remarque également l'omniprésence des musiciens rock et blues dans le casting de ses premiers films, ce qui est d'autant plus pertinent avec un film consacré à Elvis même si c'est sur le mode "I'm not there". Outre Screamin Jay HAWKINS ("I'll put a spell on you" était le titre récurrent de "Stranger than paradise") (1984), on retrouve Tom WAITS (on ne le voit pas mais on entend sa voix à la radio), Joe STRUMMER le chanteur des Clash, Masatoshi NAGASE (qui revient à la fin de "Paterson") (2016). Bien que n'appartenant pas à ce cercle, on retrouve aussi Nicoletta BRASCHI, la femme de Roberto BENIGNI déjà vue dans "Down by Law" (1986).
En dépit des mauvaises critiques, j'avais envie de voir comment Jim JARMUSCH avait traité le film de zombies, après avoir revisité le genre du western, du film noir, du film de sabre et plus récemment, du film de vampires. Et je dirais que les trois premiers quarts du film m'ont plutôt amusé. Le décalage entre les événements qui se déroulent à Centerville et qui se réfèrent à George A. ROMERO et le détachement avec lequel les habitants les vivent confèrent à l'ensemble un aspect irréel (sublimé par des mouvements de caméra toujours aussi admirables), mâtiné d'un humour noir qui fait parfois mouche, même s'il est un peu facile (on y récapépète beaucoup). Les acteurs de premier choix sont pour beaucoup dans le plaisir que l'on peut prendre à voir ces scènes car leur amusement est communicatif. Là où ça se gâte, c'est sur la fin qui devient, il faut le dire, grotesque. Entre une Tilda SWINTON tarantinesque qui s'avère être une extra-terrestre à la E.T. que sa soucoupe volante vient chercher, l'homme des bois joué par Tom WAITS qui se transforme en une sorte de prophète vengeur contre le consumérisme qui serait responsable de la transformation de Centerville en Zombiland* et Ronnie qui tout d'un coup devient son interprète, Adam DRIVER en train de raconter à son acolyte Bill MURRAY qu'il connaît la fin du film parce qu'il a lu le script de "Jim" (et nous spectateur, on est censé faire quoi? Applaudir des deux mains devant cette "transgression brechtienne"? Quoique ce n'était pas la première, il y avait déjà un clin d'oeil au début du film), Jim JARMUSCH ne sait plus où il va (je pense qu'en fait il s'en fiche) et termine donc dans le mur. "The Dead don't die" est un film nihiliste, tout simplement.
* Le dérèglement de la planète par l'action humaine est montré comme la cause de la catastrophe car le rejet que fait Jim JARMUSCH de la technologie en général et des appareils connectés en particulier revient de film en film. Cependant dans "The Dead don't die", il suggère qu'ils ont engendré une population de décérébrés ce qui est au-delà du caricatural. Aucun être humain ne peut être résumé à des addictions à l'alcool, aux bonbons ou au wifi. Pour le coup Jim JARMUSCH ne fait que confirmer que sur ses derniers films, il a tourné à l'aigri en rejetant la société actuelle, que ce soit pour cultiver son jardin (dans "Paterson" (2016) qui reste heureusement un très beau film), vivre en ermite dans les bois ou errer dans ses limbes.
"Brooklyn Boogie" est un prolongement de "Smoke" (1994), il a d'ailleurs été tourné dans la foulée. Il se compose d'une série de sketches se déroulant dans ou près de la boutique d'Auggie (Harvey KEITEL) plus que jamais LE spot incontournable du quartier, "the best place to be" pour refaire le monde, discuter avec des amis, faire un boeuf, se taper des délires etc. Visiblement Wayne WANG et Paul AUSTER ont eu envie de faire durer le plaisir. Sauf qu'au lieu d'inviter des personnages de fiction, ils ont cette fois ouvert les portes de la boutique à des habitants anonymes du quartier qui témoignent de sa diversité ethnique et culturelle mais aussi à leurs potes célèbres. Avec un bonheur inégal. L'aspect documentaire n'est qu'une toile de fond assez peu exploitée alors qu'en revanche les séquences plus ou moins improvisées avec les VIP se taillent la part du lion. Si les monologues (fumeux) face caméra de Lou REED m'ont plutôt amusée et que l'on voit naître l'esquisse de "Coffee and cigarettes" (2004) avec l'échange sur "la der et der" (cigarette ^^^^) que Jim JARMUSCH a décidé de fumer chez Auggie, j'ai trouvé certains passages lourds voire vulgaires. Tout ce qui concerne les femmes est raté mais ce n'était déjà pas le point fort de "Smoke" (1994). Cependant, celui-ci évitait le mauvais goût. Dans "Brooklyn Boogie", il s'y vautre en faisant de Auggie un irrésistible étalon (Harvey KEITEL a certes beaucoup de charme mais à 55 ans quand même, il n'était déjà plus de la première fraîcheur) que rêvent de "monter" les femmes du quartier, des "chaudasses" prêtes à enlever le haut (Mel GORHAM en roue libre) ou le bas (MADONNA dans une apparition éclair singeant le télégramme chantant de "Brazil" (1985)), ou les deux (Roseanne BARR qui fait des propositions indécentes à Auggie). Mais le passage avec Michael J. FOX nous apporte une grande révélation avec des questions aussi pertinentes à Giancarlo ESPOSITO que: "est-ce que tu regardes l'intérieur de la cuvette avant de tirer la chasse?" ou "Est-ce que tu es content de la taille de ton zizi?" Bref, les moments sympas entre amis tournent quelque peu au vinaigre phallocrate et la boutique de cigares finit par sentir la testostérone avariée, brisant la chaleureuse convivialité qui prévalait jusque-là.
La solitude, le silence, les oiseaux lanceurs d'alerte, les gants blancs, le flegme et l'ascétisme, l'art "d'emprunter" les voitures, le code bushido en toile de fond et le flingue en bandoulière, nul doute on est dans un remake quelque peu évanescent du "Samouraï" de Jean-Pierre Melville. Soit dans les deux cas une culture ancestrale à forte teneur spirituelle et philosophique venant hanter une société égarée dans le pur matérialisme. "Ghost Dog" est le prolongement de "Dead Man" et préfigure "Only lovers left alive". Il s'attache aux pas errants d'une Ombre qui plane au-dessus de la ville et qui parfois, fond sur sa proie avec une redoutable efficacité en fonction des principes qui la guident (loyauté, fidélité, respect de la nature et des êtres vivants qui la peuplent). "Ghost Dog" est au film de gangsters et de sabre ("Rashomon" de Akira Kurosawa est également souvent cité) ce que "Dead Man" est au western, une relecture décalée, ironique (la mafia italienne réduite à un club d'abrutis du troisième âge), poétique, contemplative dans laquelle les héros sont des fantômes qui appartiennent pour la plupart aux minorités discriminées voire détruites par la société américaine WASP et qui portent en elles d'autres valeurs que l'appât du gain. Seuls quelques privilégiés peuvent les voir tels qu'un marchand de glace haïtien qui ne parle pas anglais mais lit dans les pensées et une fillette qui aime les livres (on retrouve cette relation homme-enfant dans "Paterson" avec son titre programme).
"Broken Flowers" n'est pas le plus célèbre, ni le plus populaire ni le plus flamboyant des films de Jim JARMUSCH mais c'est l'un de ses films les plus intimistes et à mes yeux, l'un des plus attachants. Il s'agit d'un road movie mélancolique dans lequel un séducteur sur le retour mène des investigations sur son passé afin de découvrir laquelle de ses anciennes conquêtes prétend avoir eu un fils de lui. "Mène" est d'ailleurs un bien grand mot tant Don Johnston (on appréciera les références à Don Juan et Don JOHNSON alias "Deux flics à Miami") (1984) ce tombeur soi-disant infatigable apparaît fatigué voire neurasthénique. Et très seul. Pourtant sous l'impulsion de son double inversé*, Winston (Jeffrey WRIGHT) alias Sam Spade, alias Sherlock ^^, il accepte de remonter le cours du temps pour voir s'il a encore un avenir. Au menu, quatre portraits de femmes très différentes et quatre époques. Laura (Sharon STONE) l'accueille à bras ouverts mais Don ne peut détourner ses pensées de son allumeuse de fille, justement prénommée Lolita (clin d'œil évident à Stanley KUBRICK, les cœurs pendant aux oreilles plutôt que sur des verres de lunettes). La seconde Dora (Frances CONROY), émue mais plus distante est une ex-hippie qui s'est embourgeoisée. La troisième, Carmen (Jessica LANGE) a renoncé au barreau pour se reconvertir dans les thérapies new-âge en tant que communicatrice animalière ce qui donne lieu à des moments cocasses. C'est également la première à refuser les fleurs de Don, signifiant ainsi son rejet des hommes au profit de sa secrétaire jouée par la sulfureuse Chloë SEVIGNY. Enfin Don s'enfonce en territoire tout à fait hostile quand il retrouve Penny (Tilda SWINTON), une mégère marginale qui vit entourée de molosses, lesquels se chargent de refaire le portrait de Don. Chou blanc donc pour Don qui n'est pas plus avancé qu'au départ, ses ex ayant des filles, aucun enfant ou refusant de lui répondre (ou bien de lui dire la vérité). Et le film de se conclure sur le fait que seul le présent compte. Une fin en trompe-l'oeil quand par une mise en abîme vertigineuse un jeune homme apparaît derrière celui que Don a fait fuir en tentant de l'apprivoiser. Jeune homme qui fixe longuement le regard de son père avant de disparaître. Non pas Don mais l'immense acteur qui se cache (?) derrière, Bill MURRAY dont le film dresse dans le fond un subtil et émouvant autoportrait.
* Winston est noir, marié et père d'une tribu de 6 enfants (soit le nombre exact d'enfants de Bill MURRAY), enchaîne trois boulots et assure toute la logistique du voyage de Don. Il est donc son Ombre, son envers, la partie cachée de lui-même, celle qui n'a pas renoncé, celle qui veut savoir.
Je l'ai déjà écrit ailleurs, je ne suis pas fan des films fragmentés en plusieurs histoires. Surtout quand celles-ci sont indépendantes les unes des autres comme une collection de courts-métrages réunis par le thème, l'espace-temps ou l'esthétique. Les personnages n'ont pas le temps de s'épanouir et le résultat est souvent inégal.
C'est hélas le cas ici. Le point fort de "Night on earth" c'est son atmosphère urbaine et nocturne, presque fantomatique avec ses taxis jaunes qui semblent glisser à travers les rues désertes. Jim JARMUSCH aime les déambulations noctambules et cosmopolites qu'il a remis au goût du jour avec "Only lovers left alive" (2013)". L'habitacle du taxi, tel un refuge de lumière dans les ténèbres devient alors le lieu propice aux confidences. Le tout sur une musique de Tom WAITS qui me fait penser à du Nick CAVE.
Mais si la forme est séduisante (Jarmusch est un grand esthète), le fond est beaucoup plus discutable. Sur les cinq sketchs, un seul ne suscite chez moi aucune réserve, c'est celui qui se déroule à New-York autour de la rencontre entre un immigré allemand qui ne maîtrise ni la langue ni la conduite (Armin MUELLER-STAHL) et un habitant de Brooklyn qui ne parvient pas à se faire reconduire chez lui'(Giancarlo ESPOSITO). Les deux personnages sont drôles et complices, chacun renvoyant l'autre à son étrangeté et le rythme est enlevé. Le sketch à Paris commence bien avec une satire des diplomates africains au comportement condescendant vis à vis des travailleurs immigrés venus de leur continent mais ça se gâte dès que le chauffeur (Isaach de BANKOLÉ) fait monter Béatrice DALLE à bord de son véhicule. Celle-ci campe une caricature de son personnage public peu commode et on retrouve ce défaut dans d'autres segments avec des célébrités, que ce soit à Los Angeles avec une Gena ROWLANDS en businesswoman (face à une Winona RYDER méconnaissable et peu crédible) ou à Rome avec le one man show de Roberto BENIGNI dont les confessions zoophiles lui vaudraient aujourd'hui une condamnation pour maltraitance sur les animaux. Quant au dernier segment qui se déroule à Helsinki, il est tout à fait insignifiant.
Deuxième long-métrage de Jim JARMUSCH, "Stranger than Paradise" narre l'errance de trois jeunes immigrés hongrois à travers une Amérique tout aussi grisâtre et vide de sens que le pays communiste en crise qu'ils ont quitté au milieu des années 80. Leur périple à travers un New-York délabré puis un Cleveland glacé et enfin une Floride réduite pour l'essentiel à une miteuse chambre de motel traduit l'impasse existentielle de ces jeunes gens trop neurasthéniques pour s'arracher véritablement à leur condition de déracinés. Willie (John LURIE) et Eddie (Richard EDSON) sont deux minables qui cherchent l'argent facile alors que la cousine de Willie, Eva (Eszter BALINT) se retrouve cloîtrée entre deux déplacements. Aucun véritable lien ne parvient à éclore entre ces trois paumés fatigués de la vie avant même de l'avoir commencé.
Si techniquement, le film est très beau avec sa photographie noir et blanc travaillée et ses plans-tableaux superbement composés au millimètre, il lui manque le souffle de vie qui animerait ce bel album de photographies tendant vers l'abstraction. C'est trop plat car uniformément gris et sordide (malgré quelques touches d'humour et la récurrence du hit rythm and blues "I put a spell on you" de Screamin' Jay Hawkins). L'absence d'enjeux historiques ou humains (à la différence des errances chez Wim WENDERS auxquelles "Stranger than Paradise" a été souvent comparé) en fait un constat un peu vain, limite poseur (regardez ce spleen esthétisant et essayez de ne pas bailler d'ennui au bout de deux minutes sinon vous aurez perdu) sur la jeunesse immigrée aux USA dans la dernière phase de la guerre froide. Cette grosse lacune essentiellement scénaristique sera corrigée dans le film suivant de Jarmusch, "Down by Law" (1986) avec l'apport décisif de Roberto BENIGNI pour secouer les losers tristounets avec sa jovialité exubérante et son optimisme à toute épreuve. De quoi revivifier et réenchanter un monde qui en avait bien besoin.
Selon l'état d'esprit de chacun "Only lovers left alive" peut paraître (très) ennuyeux ou (très) planant puisqu'il adopte un point de vue non-humain (donc déréalisé) sur le monde humain. C'était aussi le cas des "Ailes du désir" de Wim Wenders par exemple mais il s'agissait d'anges bienveillants, d'ailleurs ils étaient dans une telle empathie avec les humains qu'ils finissaient par les rejoindre dans le mouvement d'une histoire qui était sur le point de basculer. Rien de tel évidemment avec les vampires dandys-décadents et somno-lents de "Only lovers left alive" que la jeune sœur d'Eve, Ava (Mia Wasikowska) vampire elle aussi mais nettement plus pêchue traite de snobs, non sans raison. Le plus désenchanté des deux est Adam (Tom Hiddleston), un parfait asocial vivant dans les faubourgs sinistrés de Détroit dans un manoir gothique qui reflète bien sa posture byronienne. D'ailleurs il veut en finir mais c'est sans compter sur sa femme Eve (Tilda Swinton) qui veille de loin sur lui et le rejoint lorsqu'il va trop mal. Eve vit en effet dans la médina de Tanger mais cet orient se réduit à quelques rues presque vides et à un café (nommé "les 1001 nuits"!) à l'exotisme de pacotille. Il symbolise donc tout autant l'exil terrestre que Détroit, un lieu hors du monde et hors du temps. Ces vampires pratiquent en effet un entre-soi très aristocratique et cultivent des goûts d'esthètes raffinés inaccessibles au commun des mortels (comme quoi tout se tient!) Adam joue de tous les instruments (qu'il collectionne) et compose à l'aide de machines vintage car il rejette la modernité. Son credo est qu'avant c'était mieux, que le monde court à sa perte, que les humains sont des "zombies" etc. Il tourne donc le dos à ses fans qui sont obligés de pirater ses morceaux. Chez Jarmusch la femme s'adapte davantage à son environnement mais il n'en reste pas moins que Eve ne se sépare jamais de ses vieux livres écrits dans toutes les langues et a pour meilleur ami le vampire Christopher Marlowe (John Hurt) qui prétend avoir écrit la plupart des pièces de Shakespeare.
Cette réinvention du film de vampires qui par moments fait penser au film de Neil Jordan (Mia Wasikowska a de faux airs de Kirsten Dunst) est un bijou d'esthétisme raffiné en particulier au niveau de la musique et des mouvements de caméra mais son caractère d'objet arty dénué d'intrigue et l'attitude hautaine (pour ne pas dire détestable) de ses personnages principaux provoque un certain éloignement du spectateur, sauf s'il se sent inclus dans le même "chapelle" (étroite tout de même). Il y a bien quelques passages ou le réalisateur ironise sur ses personnages, à la fin notamment où il montre qu'en dernière extrémité ils n'hésitent pas à en revenir aux bonnes vieilles méthodes animales pour se nourrir mais cela reste à dose trop homéopathique!
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.