"Transamerica" est un film américain indépendant qui joue beaucoup dans son titre comme dans les thèmes qu'il aborde à brouiller les frontières entre le cinéma mainstream (le road et le buddy movie, la famille et filiation à travers une rencontre entre un père et un fils qui ne se connaissent pas) et le cinéma underground au travers de deux portraits fort peu conventionnels. Tout d'abord la star, Bree (Felicity HUFFMAN) qui accomplit une énorme performance à savoir celle de nous faire croire qu'elle est une transsexuelle en pleine transition. Et pour nous faire croire qu'elle est un homme en train de devenir une femme, elle engage son corps et sa voix qui sont les instruments essentiels de sa crédibilité en tant que personnage. On la voit donc se battre contre une biologie et des réflexes comportementaux récalcitrants en dépit des hormones qu'elle prend et des exercices quotidiens qu'elle accomplit notamment pour féminiser sa voix. Elle s'est enfermée dans une certaine rigidité physique et morale que l'on peut interpréter comme un extrême contrôle de soi mais ce corset craque parfois et l'on voit alors Bree adopter des attitudes typiquement masculines comme le manspreading... en jupe! Il y a aussi les effets secondaires des médicaments censés la féminiser mais qui l'obligent à de fréquentes mictions dévoilant l'appareil génital qui la révulse puisqu'elle est en attente d'opération. C'est ce travail d'acteur fouillé, sensible et juste qui fait sortir le film du lot. Il faut ajouter également le fils de Bree, Toby (Kevin ZEGERS) qui est lui aussi un marginal dans la lignée des protagonistes de "My Own Private Idaho" (1991). Il est d'ailleurs amusant de constater que la famille de Bree l'accueille bien plus chaleureusement que Bree en raison de son apparence "normale" sans savoir qu'il sort de prison, qu'il se drogue et se prostitue et a pour objectif de travailler dans le porno.
"Rain Man", c'est le sparadrap qui colle aux basques des représentations sur l'autisme au cinéma. Référence quelque peu écrasante et datée qui depuis a été certes rectifiée mais sans que cela ne déboulonne pour autant la statue du commandeur puisque tout film qui sort mettant en scène un autiste est aussitôt comparé à "Rain Man". Tout n'est certes pas mauvais dans cette représentation. On y voit que la place d'un autiste n'est pas à l'asile, que la différence se situe dans le cerveau et est donc neurologique (et non psychologique) et qu'il ne peut évoluer qu'en fréquentant le reste de la société. On précise également que le cas de Raymond Babbitt est exceptionnel, la majorité des autistes étant non verbaux. Il n'est pas précisé que c'est parce qu'il est atteint du syndrome d'Asperger c'est à dire d'une forme d'autisme sans déficience intellectuelle ni retard de langage. Pour autant le film a contribué à fixer des clichés tels que celui de l'autiste savant, surdoué d'un côté (pour les maths, forcément!), inadapté de l'autre. Evidemment c'est caricatural, beaucoup de ces formes d'autisme ne se manifestant pas de façon aussi voyante et extrême, ni d'un côté, ni de l'autre d'ailleurs. Le but est d'offrir à Dustin Hoffman de quoi réaliser un beau (quoique too much) numéro de composition. En face de lui, il n'y a franchement pas grand-chose à se mettre sous la dent. Son frère joué par un tout jeune Tom Cruise est un yuppie tête à claques obnubilé par les questions d'argent et qui ne tient pas en place. On se demande comment Raymond peut le supporter plus de cinq minutes à s'agiter dans tous les sens. Leur road movie est censé narrer comment des liens se créent entre eux mais la séquence à Las Vegas laisse un arrière goût amer d'exploitation de son don à des fins mercantiles qui donne une tonalité définitivement roublarde à l'ensemble.
"Broken Flowers" n'est pas le plus célèbre, ni le plus populaire ni le plus flamboyant des films de Jim JARMUSCH mais c'est l'un de ses films les plus intimistes et à mes yeux, l'un des plus attachants. Il s'agit d'un road movie mélancolique dans lequel un séducteur sur le retour mène des investigations sur son passé afin de découvrir laquelle de ses anciennes conquêtes prétend avoir eu un fils de lui. "Mène" est d'ailleurs un bien grand mot tant Don Johnston (on appréciera les références à Don Juan et Don JOHNSON alias "Deux flics à Miami") (1984) ce tombeur soi-disant infatigable apparaît fatigué voire neurasthénique. Et très seul. Pourtant sous l'impulsion de son double inversé*, Winston (Jeffrey WRIGHT) alias Sam Spade, alias Sherlock ^^, il accepte de remonter le cours du temps pour voir s'il a encore un avenir. Au menu, quatre portraits de femmes très différentes et quatre époques. Laura (Sharon STONE) l'accueille à bras ouverts mais Don ne peut détourner ses pensées de son allumeuse de fille, justement prénommée Lolita (clin d'œil évident à Stanley KUBRICK, les cœurs pendant aux oreilles plutôt que sur des verres de lunettes). La seconde Dora (Frances CONROY), émue mais plus distante est une ex-hippie qui s'est embourgeoisée. La troisième, Carmen (Jessica LANGE) a renoncé au barreau pour se reconvertir dans les thérapies new-âge en tant que communicatrice animalière ce qui donne lieu à des moments cocasses. C'est également la première à refuser les fleurs de Don, signifiant ainsi son rejet des hommes au profit de sa secrétaire jouée par la sulfureuse Chloë SEVIGNY. Enfin Don s'enfonce en territoire tout à fait hostile quand il retrouve Penny (Tilda SWINTON), une mégère marginale qui vit entourée de molosses, lesquels se chargent de refaire le portrait de Don. Chou blanc donc pour Don qui n'est pas plus avancé qu'au départ, ses ex ayant des filles, aucun enfant ou refusant de lui répondre (ou bien de lui dire la vérité). Et le film de se conclure sur le fait que seul le présent compte. Une fin en trompe-l'oeil quand par une mise en abîme vertigineuse un jeune homme apparaît derrière celui que Don a fait fuir en tentant de l'apprivoiser. Jeune homme qui fixe longuement le regard de son père avant de disparaître. Non pas Don mais l'immense acteur qui se cache (?) derrière, Bill MURRAY dont le film dresse dans le fond un subtil et émouvant autoportrait.
* Winston est noir, marié et père d'une tribu de 6 enfants (soit le nombre exact d'enfants de Bill MURRAY), enchaîne trois boulots et assure toute la logistique du voyage de Don. Il est donc son Ombre, son envers, la partie cachée de lui-même, celle qui n'a pas renoncé, celle qui veut savoir.
Deuxième long-métrage de Jim JARMUSCH, "Stranger than Paradise" narre l'errance de trois jeunes immigrés hongrois à travers une Amérique tout aussi grisâtre et vide de sens que le pays communiste en crise qu'ils ont quitté au milieu des années 80. Leur périple à travers un New-York délabré puis un Cleveland glacé et enfin une Floride réduite pour l'essentiel à une miteuse chambre de motel traduit l'impasse existentielle de ces jeunes gens trop neurasthéniques pour s'arracher véritablement à leur condition de déracinés. Willie (John LURIE) et Eddie (Richard EDSON) sont deux minables qui cherchent l'argent facile alors que la cousine de Willie, Eva (Eszter BALINT) se retrouve cloîtrée entre deux déplacements. Aucun véritable lien ne parvient à éclore entre ces trois paumés fatigués de la vie avant même de l'avoir commencé.
Si techniquement, le film est très beau avec sa photographie noir et blanc travaillée et ses plans-tableaux superbement composés au millimètre, il lui manque le souffle de vie qui animerait ce bel album de photographies tendant vers l'abstraction. C'est trop plat car uniformément gris et sordide (malgré quelques touches d'humour et la récurrence du hit rythm and blues "I put a spell on you" de Screamin' Jay Hawkins). L'absence d'enjeux historiques ou humains (à la différence des errances chez Wim WENDERS auxquelles "Stranger than Paradise" a été souvent comparé) en fait un constat un peu vain, limite poseur (regardez ce spleen esthétisant et essayez de ne pas bailler d'ennui au bout de deux minutes sinon vous aurez perdu) sur la jeunesse immigrée aux USA dans la dernière phase de la guerre froide. Cette grosse lacune essentiellement scénaristique sera corrigée dans le film suivant de Jarmusch, "Down by Law" (1986) avec l'apport décisif de Roberto BENIGNI pour secouer les losers tristounets avec sa jovialité exubérante et son optimisme à toute épreuve. De quoi revivifier et réenchanter un monde qui en avait bien besoin.
Les illusions brisées du rêve américain incarnées par un texan benêt déguisé en John Wayne qui espère profiter de sa belle gueule pour se faire entretenir par des femmes riches et un SDF souffreteux et infirme d'origine italienne qui détrousse les nigauds entre deux quintes de toux. Ces deux épaves humaines s'échouent dans un New-York glacial et sordide où ils tentent de survivre en s'accrochant l'un à l'autre comme à une bouée de sauvetage. Leur rêve commun, aller en Floride ("Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil"). Le film s'inscrit dans un passage de relai entre le classicisme hollywoodien et la contre-culture du nouvel Hollywood. On le compare à "Easy rider" en raison de ses personnages de marginaux et de sa fuite en avant mais il comporte aussi un caractère underground, les Inrocks n'hésitant pas à le considérer comme un remake informel de "Flesh", le premier volet de la trilogie que Morrissey et Warhol ont consacré à la prostitution masculine (en partie justement en réaction à "Macadam cowboy" qu'ils trouvaient trop formaté et pour cause puisque c'était le premier film mainstream a évoquer ce sujet alors sulfureux). Morrissey réalise tout de même un film en super 8 dans le film de John Schlesinger et les deux quidam sont invités à une soirée dans laquelle trônent les proches de Warhol dont Viva, son égérie (filmée à la même époque par Agnès Varda dans "Lions, Love and lies"). Si les flash mentaux censés éclairer la psyché et le passé des protagonistes sont trop nébuleux pour apporter quelque chose d'autre qu'une signature arty, la déconstruction des mythes de l'Amérique WASP justifie à elle seule le statut de film culte de "Macadam cowboy" ainsi qu'une réelle finesse psychologique qui rend le film bouleversant, particulièrement sur la fin. Le personnage de Joe Buck (John Voight) qui au départ se réduit au cliché du self made man parti de rien (ou plutôt du fin fond de la plonge) mais qui est persuadé de pouvoir réussir financièrement par le sexe avec son physique d'étalon et sa défroque de cowboy macho s'affine progressivement jusqu'à la scène clé issue de la soirée underground où sa partenaire sexuelle lui suggère qu'il est sans doute un gay qui s'ignore. Et voilà comment Joe quitte enfin le chemin mensonger de clip publicitaire dans lequel il ne cessait de s'enliser pour "Walk on the wild side" avec son compagnon de route moribond, Rico (Dustin Hoffman) qu'il arrache symboliquement à son enfer de crasse et de solitude, jetant son costume de cowboy à la poubelle au passage comme une vieille peau morte. Cet inexprimable lumière qui pointe à la fin du film alors que pourtant Rico agonise, cela compense tout ce que le film peut avoir par ailleurs de bancal ou d'imparfait.
"My Blueberry Nights" est considérée comme une œuvre mineure de Wong Kar-Wai mais je la préfère à "2046" par exemple car il a le mérite de la simplicité tout en dégageant une atmosphère envoûtante et en étant plus original qu'il n'y paraît. Certes, c'est un film inégal, conçu à partir de l'un des sketches qui devait constituer "In the Mood for love" à l'origine. Celui-ci devait comporter trois parties tournant autour de la nourriture (entrée, plat et dessert). La partie "plat" a pris toute la place dans "In the Mood for love" si bien que Jude Law et Norah Jones ont remplacé Tony Leung et Maggie Cheung pour déguster le dessert dans un café délocalisé quelque part à New-York. Le scénario de "My Blueberry Nights" repose sur une déception amoureuse, une attente, des rencontres, il se construit en creux, sur des histoires d'objets abandonnés par leurs propriétaires qui font écho à des âmes esseulées, celle de l'héroïne et des gens qu'elle croise au gré de ses pérégrinations et avec lesquels elle fait un bout de chemin. Le changement de cadre géographique inspire Wong Kar-Wai en lui permettant de jouer sur plusieurs tableaux: les lieux clos et les grands espaces, la nuit et le jour, la sédentarité et le mouvement, le blues et la fleur bleue. L'idée de faire réorchestrer l'un des thèmes phare de "In the Mood for love" par Ry Cooder (auteur de l'inoubliable BO de "Paris, Texas" autre film d'exilé magnifiant l'Amérique) établit un élégant trait d'union entre Hong-Kong et les USA. Aux couleurs à dominante rouge et verte des ambiances nocturnes urbaines écrites le plus souvent au néon s'opposent les couleurs chaudes du désert (beau travail du chef opérateur Darius Khondji créateur de bulles colorées comme dans les films de Jeunet et Caro). Le premier écrin est conçu pour Jeremy (Jude Law) qui dans un renversement des rôles assignés aux hommes et aux femmes dans les récits traditionnels attend le retour de sa belle partie en mer… ou plutôt dans l'Amérique profonde en lui concoctant de bons petits plats dans son chaleureux cocon ^^. Le second est conçu pour la flambeuse Leslie (Natalie Portman) qui se déplace en jaguar et met au tapis ses partenaires masculins. Entre ces deux pôles splendides il y a un segment assez mauvais autour d'une rupture amoureuse hystérique et cliché entre un flic (David Strathairn) et son épouse (Rachel Weisz) avec deux acteurs lourdement démonstratifs. Cette faute de goût est seul véritable maillon faible du film.
Pourquoi les road movie sont-ils toujours au masculin? "Thelma et Louise" est l'exception qui non seulement confirme la règle mais la rend explicite. Parce que le monde extérieur est régi par la loi du mâle dominant, les femmes qui osent sortir de chez elles et a fortiori voyager seules le paient cher en subissant harcèlement et viol sans que le système judiciaire, formaté selon les rapports de force qui régissent le reste de la société ne vienne corriger le tir. Le fait que cet ordre social soit impossible à renverser explique l'absence d'issue à la révolte de Thelma (Geena DAVIS) et de Louise (Susan SARANDON) qui n'ont le choix qu'entre la soumission ou la mort (comme dans "Sans toit ni loi" (1985) autre road movie au féminin à la fin tragique). Il y a bien un personnage masculin positif dans l'histoire, un homme empathique qui voudrait les sauver (Hal Slocombe, l'enquêteur joué par un Harvey KEITEL dont la sensibilité préfigure son rôle dans "La Leçon de piano") (1993) mais il est isolé, mis sur la touche. On le voit surgir derrière la voiture pour tenter de la retenir mais c'est déjà trop tard, les deux amies ont choisi de quitter un monde dont elles ne veulent plus. Une fin à la portée mystique certaine mais qui maintient le statu quo.
En dépit de cette fin ou plutôt à cause d'elle (car la dérive des deux femmes prend très tôt les allures d'une fuite en avant sans issue), "Thelma et Louise" reste un film d'émancipation. Thelma et Louise sont très différentes mais leur échappée prend la forme d'une revanche sur toutes les formes d'aliénation qu'elles ont subi de la part des hommes. Désormais elles rendent coup pour coup et font justice elles-mêmes avec les mêmes armes que les hommes ce qui peut paraître très américain (mais c'est aussi suédois si l'on pense à Lisbeth Salander). Il est intéressant d'ailleurs de souligner que l'usage de la violence est chez elles une réponse aux agressions et en aucune façon un mode relationnel spontané. La scène du hold-up, celle où le flic est enfermé dans le coffre de sa propre voiture ou encore celle où elles font exploser le camion-citerne du rustre qui ne cesse de leur faire des remarques obscènes à chaque fois qu'elles le double (plus machiste que le monde de la route tu meurs!) sont remplies d'ironie car elles accomplissent ces actes délictueux avec une extrême politesse. Il n'y a guère que le meurtre du violeur qui peut paraître brutal mais là aussi le relativisme culturel joue à plein. Un homme défendant sa petite amie agressée aurait paru dans son bon droit. Une femme qui tire sur l'homme qui agresse son amie, ça reste transgressif et d'ailleurs c'est bien pour cela qu'elles comprennent qu'elles n'ont rien à attendre de la justice et qu'il ne leur reste plus que la fuite. Cet acte éclaire par ailleurs la différence de caractère des deux femmes ainsi que ce qui soude leur amitié. Thelma est une très jeune femme au foyer qui n'a aucune expérience de la vie et que son mari vaniteux et toujours absent considère comme une boniche qui doit le servir sans moufter (de toutes façons il ne l'écoute pas). La cavale lui permet de s'éclater dans une seconde adolescence mais sa naïveté et son inconséquence font que c'est par elle que la plupart des ennuis arrivent. Ceci étant il est difficile de résister à Brad PITT qui a percé au cinéma dans le rôle du séduisant voleur J.D. qui déborde de charisme. Louise est quant à elle plus âgée, plus mûre et plus désillusionnée aussi. Elle n'attend plus rien des hommes (son petit ami Jimmy joué par Michael MADSEN se rend compte trop tard qu'elle lui échappe et ni son empressement à l'aider, ni sa bague de fiançailles ne parviennent à infléchir le cours de son destin) et pour cause, sa virée prend la forme d'un retour sur son traumatisme de jeunesse que celle-ci ne parvient pas à exorciser autrement que par la violence (tout le monde comprend qu'elle a été violée au Texas mais elle refuse d'en parler).
Près le trente ans après sa sortie "Thelma et Louise" n'a rien perdu de sa force rageuse ni (hélas) de sa pertinence.
Aujourd'hui c'est un film culte. A sa sortie c'était un énorme coup de pied aux fesses de la France profonde, conservatrice et catholique incarnée à l'époque par la présidence de George Pompidou mais que l'on a pu retrouver plus récemment dans les discours clivants d'un Nicolas Sarkozy abonné aux "Valeurs actuelles" c'est à dire tournant le dos aux acquis de mai 1968 et fustigeant les racailles face "à la France qui se lève tôt". Faire des héros deux glandeurs qui s'amusent à narguer les autorités, ignorent manifestement le droit de propriété et fonctionnent à l'instinct en prenant leur plaisir où ils le trouvent sans se poser de question était une véritable provocation. Les faire interpréter par deux jeunes chiens fous alors inconnus mais bourrés de talent était un coup de génie. De même que les entourer d'une pléthore d'actrices d'âge différent mais toutes de premier ordre (ou appelées à le devenir!) Face à ce casting flamboyant, mordant et épatant de naturel (la scène au bord du canal est "renoirienne" et les dialogues sont prononcés avec une telle gourmandise qu'on en redemande des "On est pas bien là"!!), la France pompidolienne apparaît d'autant plus sinistre et dévitalisée avec ses logements de masse, ses gardiens du temple de la consommation de masse, ses villes-fantômes du tourisme de masse ou ses agriculteurs de la PAC rivés à leur outil de production de masse. C'est souvent en se positionnant à la marge que l'on comprend le mieux le fonctionnement du monde et c'est ce décalage qui rend le film si pertinent encore aujourd'hui. Si pertinent, si vivant et si audacieux dans son discours, y compris aujourd'hui vis à vis de la sexualité. Certes le contexte post-soixante-huitard se fait ressentir dans un film qui a des points communs avec celui de Agnès VARDA "Lions Love" (1969) qui est centré sur un ménage à trois et où la nudité est érigée en mode de vie ou encore avec "Easy Rider" (1968) pour le road-movie libertaire dans un monde de ploucs. Dans le film de Bertrand BLIER, le triolisme est donc la règle étant donné que Jean-Claude et Pierrot font tout ensemble mais leur comportement misogyne n'est qu'une façade derrière laquelle sont abordées des problématiques sexuelles intimes qui restent encore souvent mal ou peu traitées comme l'impuissance, l'homosexualité, la frigidité/soumission au désir masculin et l'affirmation du désir féminin (le personnage joué par MIOU-MIOU effectue le même parcours libérateur que celui de Andie MacDOWELL dans "Sexe, mensonges & vidéos") (1989), la relation entre sexualité/allaitement (rôle dévolu à Brigitte FOSSEY en femme faussement "respectable") le vieillissement annihilateur (avec le personnage joué par Jeanne MOREAU qui ose en plus parler des règles) ou à l'inverse la première fois (rôle dévolu à la toute jeune Isabelle HUPPERT dans un rôle court mais tout aussi marquant que celui de Brigitte FOSSEY).
Il y a plusieurs niveaux de lecture dans ce film qui prend la forme d'une longue odyssée onirique en négatif. Odyssée parce qu'il s'agit d'une histoire de voyage, voire même d'une superposition de voyages et que la référence à Homère est limpide au travers du personnage de "Nobody" (Gary Farmer). Onirique parce que William Blake le "héros" (Johnny Depp) semble vivre ce périple sous hypnose (la musique de Neil Young y contribue beaucoup) tant il a l'air perpétuellement hébété voire narcoleptique. En fait son état de mort-vivant fait de lui plus un fantôme qu'un homme. Nobody et lui forment ainsi une sorte de duo de héros en "négatif" qui accompagne la photo en noir et blanc du film et participe de son ambiance irréelle. Tous deux sont des parias, solitaires, sans attaches, en route pour la mort. Leur périple funèbre ne prend sens qu'au niveau spirituel, bref on est dans un négatif de western. Par exemple il y a le pré-générique magistral qui dans un silence assourdissant voit le jeune et frêle comptable de Cleveland quitter le monde civilisé en train pour le far ouest. Progressivement, les hommes et les femmes propres et bien habillés disparaissent au profit de trappeurs patibulaires, hirsutes et armés jusqu'aux dents. La ville terminus du train, la bien nommée "Machine" qui fusionne mécanisation industrielle et sauvagerie du far ouest est une assez bonne illustration de l'enfer américain (un "négatif" bien ironique). Cette halte est par ailleurs l'occasion de croiser quelques grands acteurs dont Robert Mitchum dans son dernier rôle, celui du patron/seigneur de guerre Dickinson entouré de ses sbires. Ensuite vient la deuxième partie du voyage, celle de la cavale contemplative dans la forêt avec pour guide spirituel "Nobody", amérindien atypique parce que métissé ethniquement et culturellement (ce qui en fait objectivement un déraciné, hors du monde et hors du temps). Lui voit en William Blake l'incarnation du poète britannique homonyme dont il connaît l'œuvre par cœur et dont il veut sauver l'âme à défaut du corps. Privé de tabac (à mon avis c'est une private joke tant ce film semble avoir été fait sous l'influence de substances diverses et variées ^^) il lui reste l'ivresse des vers du poète qu'il accompagne jusqu'à son dernier voyage au pays des morts. Voyage vers l'au-delà qui prend alors la forme d'une traversée en barque le long d'un fleuve (comme dans l'Egypte antique) jusqu'au miroir, là où le ciel et la mer se rejoignent.
De façon magistrale, cet anti-western chamanique déconstruit la mythologie du far ouest et de façon plus large, celle de la conquête de l'Amérique par l'homme blanc en renversant les notions de sauvagerie et de civilisation. Les blancs sont montrés comme des dégénérés (le personnage monstrueux de Cole Wilson cumule les pires tares dont l'homme est capable) alors que l'Indien empli de noblesse est l'exemple même de la sagesse et de la sérénité. La culture blanche importée en Amérique est montrée sous son angle le plus repoussant (le culte du flingue, de la machine, de l'argent, l'évangélisation qui prend la forme d'un ethnocide motivé par la haine raciste). En chaussant les lunettes de Blake (le film est parsemé de private joke ^^), Nobody s'affirme comme étant le vrai lettré de l'âme là où les blancs pataugent dans leur fange de bêtise, d'ignorance et de sauvagerie.
Je n'avais pas revu ce film depuis environ un quart de siècle dans le cadre d'un cycle Jim JARMUSCH mais si je ne me souvenais plus de l'intrigue, je me rappelais en revanche très bien de l'ambiance. Celle d'un film qui commençait de façon aussi neurasthénique que ses deux prédécesseurs, "Permanent Vacation" (1980) et "Stranger than Paradise" (1984) avant d'être revitalisé d'un coup de baguette magique par la joie de vivre et la chaleur humaine dégagée par le personnage de Roberto BENIGNI. Mais en fait le film a un côté bouffon dès le début avec une première partie construite en montage parallèle nous narrant les mésaventures tragi-comiques de Jack (John LURIE) et Zack (Tom WAITS) alias "Bonnet blanc et Blanc bonnet". Leurs prénoms sont quasi identiques (Roberto d'ailleurs les confond) et leurs trajectoires sont parfaitement parallèles ce que souligne aussi bien la mise en scène que la narration. Tous deux sont des types minables du genre avachi qui ont l'air de passer leur temps à se défoncer ou à broyer du noir à longueur de journée sous l'œil consterné ou goguenard d'une femme alanguie ou furibarde qu'ils n'ont pas l'air de vraiment voir. Il n'est guère étonnant que ces types un peu à côté de leurs pompes se fassent grotesquement piéger (ça ne m'avait pas fait rire la première fois mais le comique de situation m'est apparu assez savoureux la seconde) et se retrouvent dans la même cellule de prison d'abord à s'ignorer superbement puis à force de promiscuité forcée, à se bouffer le nez.
Et c'est donc au moment où ils vont s'entretuer qu'apparaît le troisième larron Roberto qui est enfermé avec eux. D'un dynamisme et d'une jovialité à toutes épreuves malgré un anglais approximatif il va d'abord alléger l'épreuve du confinement ^^ au point de réussir à tirer une esquisse de sourire (à mon avis il n'a pas eu besoin de se forcer) à John LURIE qui est plutôt du genre à tirer la tronche. Puis par ses connaissances littéraires et cinématographiques il va ouvrir une fenêtre dans le mur de la cellule et permettre à ses camarades d'infortune de s'évader au sens propre comme au sens figuré. Commence alors une drôle d'odyssée dans le "Deep South" (l'histoire se déroule à la Nouvelle-Orléans) où là encore la générosité de Roberto est décisive pour maintenir la cohésion du groupe. Dans ce film où la beauté de la photographie se combine avec une précision géométrique de la mise en scène, celle où Roberto cuisine un lapin pour eux trois tandis que les deux autres après s'être disputés tentent de partir chacun de leur côté montre que le parallélisme des destins de Jack et de Zack s'est transformé en une figure triangulaire dont Roberto constitue le sommet (là où les lignes de fuite convergent). Cette figure triangulaire culmine dans la scène de l'auberge. Alors que Roberto s'y engouffre avec confiance les deux autres, manifestant leur nature fuyante partent se cacher avant que la faim ne les poussent à rappliquer une fois de plus vers le sommet du triangle, là où se nichent la chaleur et la convivialité. Ils découvrent alors le rapport que Roberto entretient avec le sexe opposé, à l'opposé du leur (évidemment). C'est tout le sens de la scène de danse où Jack et Zack dont la relation aux femmes est fondée sur une impossibilité glaciale regardent depuis l'arrière plan Roberto et Nicoletta, son double féminin (Nicoletta BRASCHI) danser étroitement enlacés et visiblement très amoureux. Il n'est guère étonnant qu'en perdant celui qui les liait, Jack et Zack repartent, cette fois définitivement sur des chemins divergents, reformant le V du triangle, ouvert vers des perspectives inconnues.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.