Qui connaît un peu le cinéma de WONG Kar-Wai sait que le titre de son film ne peut être qu'une antiphrase. C'est l'impossibilité de la relation amoureuse qui est explorée dans "Happy Together", film qui joue admirablement tel l'accordéon argentin sur une alternance entre grands espaces dans lesquels les liens se dissolvent et à l'inverse la promiscuité étouffante du huis-clos d'un appartement délabré. "Ni avec toi ni sans toi" est la devise qui semble guider les agissements de Ho (Leslie CHEUNG) et de Fai (Tony LEUNG Chiu Wai), couple gay composé de deux caractères antinomiques qui ne cessent de se retrouver et de se déchirer. "Happy Together" fonctionne comme une danse de tango entre les deux pôles opposés de la planète, Hong-Kong et Buenos Aires. Pourtant, l'aspect le plus réussi du film ne réside pas dans la dramatisation mais dans l'exploration de l'intimité de ce couple au travers de gestes banals du quotidien criants de vérité qui m'ont fait penser à certains passages de "Mala Noche" (1985). L'ébauche de relation entre Fai et Chang (Chen CHANG) fondée sur le non-dit, les rencontres manquées mais aussi le rêve d'un ailleurs m'a fait penser au film le plus connu de WONG Kar-Wai, "In the Mood for Love" (2000) sans parler d'une esthétique très semblable. Néanmoins en dépit de son prix de la mise en scène à Cannes, j'ai trouvé qu'il y avait quelques longueurs dans "Happy Together" et que le fait que WONG Kar-Wai travaille sans scénario préétabli s'y faisait davantage ressentir.
"My Blueberry Nights" est considérée comme une œuvre mineure de Wong Kar-Wai mais je la préfère à "2046" par exemple car il a le mérite de la simplicité tout en dégageant une atmosphère envoûtante et en étant plus original qu'il n'y paraît. Certes, c'est un film inégal, conçu à partir de l'un des sketches qui devait constituer "In the Mood for love" à l'origine. Celui-ci devait comporter trois parties tournant autour de la nourriture (entrée, plat et dessert). La partie "plat" a pris toute la place dans "In the Mood for love" si bien que Jude Law et Norah Jones ont remplacé Tony Leung et Maggie Cheung pour déguster le dessert dans un café délocalisé quelque part à New-York. Le scénario de "My Blueberry Nights" repose sur une déception amoureuse, une attente, des rencontres, il se construit en creux, sur des histoires d'objets abandonnés par leurs propriétaires qui font écho à des âmes esseulées, celle de l'héroïne et des gens qu'elle croise au gré de ses pérégrinations et avec lesquels elle fait un bout de chemin. Le changement de cadre géographique inspire Wong Kar-Wai en lui permettant de jouer sur plusieurs tableaux: les lieux clos et les grands espaces, la nuit et le jour, la sédentarité et le mouvement, le blues et la fleur bleue. L'idée de faire réorchestrer l'un des thèmes phare de "In the Mood for love" par Ry Cooder (auteur de l'inoubliable BO de "Paris, Texas" autre film d'exilé magnifiant l'Amérique) établit un élégant trait d'union entre Hong-Kong et les USA. Aux couleurs à dominante rouge et verte des ambiances nocturnes urbaines écrites le plus souvent au néon s'opposent les couleurs chaudes du désert (beau travail du chef opérateur Darius Khondji créateur de bulles colorées comme dans les films de Jeunet et Caro). Le premier écrin est conçu pour Jeremy (Jude Law) qui dans un renversement des rôles assignés aux hommes et aux femmes dans les récits traditionnels attend le retour de sa belle partie en mer… ou plutôt dans l'Amérique profonde en lui concoctant de bons petits plats dans son chaleureux cocon ^^. Le second est conçu pour la flambeuse Leslie (Natalie Portman) qui se déplace en jaguar et met au tapis ses partenaires masculins. Entre ces deux pôles splendides il y a un segment assez mauvais autour d'une rupture amoureuse hystérique et cliché entre un flic (David Strathairn) et son épouse (Rachel Weisz) avec deux acteurs lourdement démonstratifs. Cette faute de goût est seul véritable maillon faible du film.
"In the mood for love" est un film envoûtant. L'histoire -celle d'un amour impossible à cause de barrières extérieures et intérieures- est très classique mais c'est son traitement suprêmement élégant qui la rend inoubliable. On est marqué par le formidable travail accompli sur le temps qui passe et les souvenirs qui restent, plus ou moins fidèles d'une époque révolue. Les regrets liés à l'inaccomplissement d'une relation amoureuse se superposent à la nostalgie du Hong-Kong des années 60 en transit entre traditions et modernité et Orient et Occident. Cette mémoire qui retravaille le temps devient le travail cinématographique lui-même: arrêts sur image, "jump-cuts", somptueux ralentis accompagné par un air de valse lancinant, répétitions où seuls les changements d'alimentation et de robe (les fameuses robes si distinctives de Maggie Cheung) servent de marqueurs au passage d'un temps qui semble parfois bégayer.
Car paradoxalement, cette époque si vénérée est représentée comme un enfermement et une impasse (d'où toutes ces scènes où l'on voit le couple derrière des barreaux, des stores, un rideau de pluie...). En un sens, on comprend le choix des conjoints adultères de s'évader à l'étranger. Cela va même de pair. Car à Hong-Kong où l'on manque de place, les lieux où vivent les personnages sont exigus, la promiscuité y est permanente et avec elle la pression sociale du qu'en dira t'on. C'est autant cette surveillance sociale qu'une morale intériorisée qui empêche M. Chow et Mme Chang de passer à l'acte. Tony Leung et Maggie Cheung interprètent magistralement ces personnages d'un autre temps, introvertis, pudiques, élégants et mélancoliques.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.