Dans le quatrième western du duo Mann-Stewart l'enjeu n'est plus la vengeance ou la rédemption mais l'engagement et le sens des responsabilités. Jeff le personnage joué par Stewart est un cowboy solitaire misanthrope et nihiliste qui ne se sent pas concerné par ce qui se passe autour de lui et l'affiche sans vergogne au cours de ses dialogues avec la généreuse Renee ou le vieux Ben. Extraits choisis: " Tu vas me gêner, que vais-je faire de toi à Dawson?" " Pourquoi devrais-je aimer les gens?" "Les actes gratuits n'existent pas." "Je n'ai besoin de personne" etc. Cependant Jeff n'est pas aussi simple qu'il le prétend. Il est en effet inséparable de son ami Ben avec lequel il caresse le projet de construire un ranch dans l'Utah. Avec ce vieil homme débonnaire (joué par Walter Brennan un habitué du western, chez Hawks par exemple) il fend l'armure et se montre tendre et attentionné. Ben représente ce qui lui reste d'humanité et de conscience.
Les deux hommes effectuent un parcours périlleux qui les mène avec le troupeau que Jeff souhaite vendre pour financer le ranch, de Seattle à Dawson City au Canada en passant par Stagway en Alaska. La piste du Klondike est aux confins de la frontière toujours repoussée de la conquête de l'ouest. Comme dans les Affameurs deux logiques s'opposent: celle des profiteurs et prédateurs et celle des bâtisseurs, celle des chercheurs d'or et celle des colons. Mais dans ces lieux éloignés de la civilisation où la présence de l'homme commence à peine à marquer les paysages (grandioses), la loi du plus fort règne. Le seul représentant de l'Etat est le shérif Gannon, un être malfaisant et cupide qui utilise la loi pour couvrir ses méfaits. Ainsi il dépossède les colons de leurs concessions en les faisant enregistrer à son nom à Ottawa, profitant de leur ignorance de la procédure légale. Toute contestation est réprimée dans le sang par ses hommes de main. Une seule personne pourrait arrêter Gannon mais son féroce individualisme l'empêche de se considérer comme citoyen d'une communauté à protéger. Il souhaite juste en partir après avoir exploité ses ressources. Tout à fait à l'image de son double féminin la redoutable femme d'affaires Ronda Castle.
En dépit de cette trame sombre le film est plutôt jubilatoire. Il offre toute une série de scènes pittoresques et de personnages hauts en couleur. L'utilisation de la profondeur de champ est remarquable par exemple lorsque surgit le tueur de Ben en arrière-plan et contre-plongée. Enfin l'utilisation du son dans ce film est tout aussi remarquable au travers du symbolisme changeant du grelot suspendu à la selle de Jeff. D'abord associé à l'individualisme il symbolise la prise de conscience de Jeff et annonce sa mue en justicier. Il leurre ses ennemis, accompagne tel un chant funèbre le cadavre de Ben et termine sa course en symbole du foyer que Jeff et Renee s'apprêtent à construire. Un passage de relai puisque c'est Ben qui avait offert le grelot à Jeff pour lui rappeler leur objectif de construire un ranch ensemble.
Troisième western du cycle Mann-Stewart, l'Appât est le plus dépouillé, le plus amer et le plus sombre, proche d'un film noir. C'est une mise à nu des rapports humains dans ce qu'ils ont de plus brutal, de plus âpre. La dureté des paysages des Montagnes Rocheuses renvoie à celle des sentiments. La mise en scène est épurée à l'extrême. Jamais elle ne dévie de son sujet principal, elle fonce droit au but, sans digression. Entre la nature sauvage et tourmentée et les cinq protagonistes nulle ville, nul ranch, nul rôle ou intrigue secondaire. C'est un huis-clos à ciel ouvert qui exacerbe passions et conflits avec le torrent pour catalyseur.
Le film se concentre sur trois chasseurs de prime mus par la soif de l'or et l'instinct de survie. Tous sont la proie de leurs bas instincts, ont une âme tourmentée ou un passé trouble. Trois parfaits antihéros. Mais alors que Jesse Tate le chercheur d'or aussi bête que cupide et Roy Anderson le violeur sanguinaire sont irrécupérables, le film se concentre sur Howard Kemp l'ex fermier et soldat naïf trahi par sa petite amie et que sa blessure non cicatrisée a rendu fou, sans foi ni loi, violent, taciturne, inquiétant voire odieux. Mais comme dans les Affameurs, il s'agit d'un héros en gestation. Un homme qui doit affronter un parcours semé d'embûches pour reconquérir son humanité et se racheter. Stewart est prodigieux dans ce type de rôle ambigu qui peut passer en un éclair de la tendresse la plus profonde à la haine la plus bestiale.
Kemp étant le seul des trois hommes à pouvoir évoluer il devient l'enjeu d'un combat entre le diable et l'ange. Le diable c'est Ben dont la tête est mise à prix et qui a parfaitement compris comment il pouvait semer la zizanie entre les 3 hommes venus l'arrêter en exploitant leurs failles. L'ange c'est Lina sa protégée loyale et fidèle mais attirée par Kemp dont elle devient la force rédemptrice. Dans les Affameurs déjà la femme aimée arrêtait par son cri le geste meurtrier du héros. Dans l'Appât la blessure de Kemp se réouvre, il redevient vulnérable et au prix d'un vrai chemin de croix il renonce à ses pulsions bestiales (il enterre Ben au lieu de le traiter en marchandise) par amour pour Lina. La guérison de son âme est symbolisé par ses larmes libératrices. Le ranch qu'il part construire avec Lina en Californie symbolise la refondation de la nation sur des bases saines et non sur la violence.
Les affameurs est le deuxième film du cycle des westerns qu'Anthony Mann a réalisé avec James Stewart, le premier en technicolor. Adapté d'un roman de Bill Gulick, Bend of the river il raconte l'histoire d'un convoi de pionniers dans les années 1840 qui se rend dans l'Oregon et dont le ravitaillement est détourné par des profiteurs dans le contexte de la ruée vers l'or. Cette trame permet à Mann de poursuivre et d'accentuer la dramatisation des paysages dont il a le secret. La nature est grandiose, sauvage et belle et le cheminement des colons est aussi une lutte contre les éléments là où il n'y a ni pont ni route. Cette âpreté et cette beauté magnifient le parcours du héros. Comme Lin, Glyn l'ex hors-la-loi poursuit avec une opiniatreté sans faille son objectif. Celui-ci n'est plus la vengeance mais la rédemption. Son choix est fait au début du film mais il doit le valider en surmontant l'hostilité de la nature mais aussi celle des hommes. Jérémy le chef des colons dénie en effet aux brebis égarées la possibilité de changer et de s'intégrer "Une pomme pourrie contamine tout le panier." D'où la rencontre dès les premières minutes du film du double maléfique de Glyn, Cole un pillard sur le point d'être pendu. Glyn le sauve (comme on l'a fait pour lui) et lui tend la main. La gémellité des deux hommes est saisissante dans leur habileté à manier les armes comme dans leur inclination pour Laura la fille de Jérémy. Mais Cole doute de la possibilité d'être accepté même après avoir montré des signes de dévouement et de loyauté "Leur gratitude sera éphémère...ou peut-être pas mais c'est une question de chance." C'est pourquoi Cole trahit les colons au profit des chercheurs d'or. Mais il laisse la vie sauve à Glyn (une façon de payer la dette qu'il a envers lui) qui devient alors sa Nemesis. Le conflit fratricide se règle dans la rivière tel un rite de purification au bout duquel Glyn vainc son ennemi intime. Au terme de ce baptême il est affranchi de son passé et admis dans la communauté. Lorsque Jérémy reconnaît son erreur et fait de Glyn son gendre on peut y lire un appel à la tolérance vis à vis d'une société prompte à enfermer et condamner les individus déviants plutôt que de les réinsérer. La démocratie et l'Etat de droit c'est aussi le droit à la seconde chance.
Winchester 73 est le premier des 5 films du cycle des westerns qu'Anthony Mann a tourné avec James Stewart. Un des couples majeurs du genre au même titre que Ford et Wayne ou Leone et Eastwood. Avec sa structure circulaire, Winchester 73 a la sécheresse et la limpidité d'une épure. Cette histoire d'arme d'exception suscitant la convoitise et passant de main en main a plusieurs dimensions. Celle de la tragédie grecque et du récit biblique matîné de psychanalyse à travers le duel fratricide de Caïn et Abel pour la possession du phallus (la carabine) après avoir tué le père. Celle de la légende arthurienne à travers une nouvelle Excalibur qui ne se donne qu'à un héros au coeur pur et porte malheur à tous les autres. Lin est assoiffé de vengeance mais il a gagné l'arme loyalement, est désintéressé et noue de chaleureuses relations amicales. Bien que plus monolithique que dans les autres westerns de Mann, le héros n'en est pas moins fascinant par son opiniatreté et les nuances de jeu de Stewart qui passe en un clin d'oeil d'un état à un autre. Enfin celle de l'histoire. Le périple de la carabine nous fait passer du centenaire de la guerre d'Indépendance et de Wyatt Earp (soit la promesse d'un pays libre et pacifié où règne la justice) aux guerres indiennes, braquage de banques et règlements de compte à OK Corral en famille en passant par l'évocation de Gettysburg. Histoire de rappeler que dans ce pays un homme qui n'a pas d'armes sur lui est "nu". Winchester 73 est aussi un film sur l'origine de la violence qui gangrène encore aujourd'hui les USA.
Mon préféré de la trilogie qu'il conclut de la plus belle des manières. D'abord par l'hommage au western. Sergio Leone et Clint EASTWOOD se taillent la part du lion mais John Ford n'est pas oublié et il y a même des allusions aux westerns B des années 30-40 interprétés par Roy Rogers (la tenue clinquante de Marty avant qu'il ne la change pour le poncho de Blondin).
Mais le film n'est pas qu'un empilement d'hommages et de clins d'œil. Il est aussi un retour aux sources et un recommencement. Hill Valley se construit. Marty règle son "complexe mauviette" une fois pour toutes et déjoue le destin de raté entrevu dans le précédent film. Quant à Doc, il trouve enfin sa place quelque part et change lui aussi son destin. Emigrant temporel, il repart à zéro, se construit une nouvelle identité, s'intègre, rencontre l'amour et fonde une famille. Ultime coup de génie, la fin avec la locomotive steampunk est l'un des plus beaux hommages à Jules Verne et à H.G Wells que je connaisse. Zemeckis et Gale ne sont-ils pas eux aussi des visionnaires en avance sur leur temps? Et franchement qui peut se targuer d'avoir construit une trilogie d'une telle qualité et d'une telle constance d'un film à l'autre?
Chacun a son film préféré selon ses goûts et sa sensibilité mais objectivement, ils sont tous trois d'une grande richesse et se complètent de façon cohérente.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.