"Le Lâche", c'est "Le Mépris" (1963) en version indienne. Les ingrédients ne sont pas tout à fait les mêmes cependant car plus encore que le mépris que lui inspire son ancien amant, c'est l'amertume qui semble dominer le coeur de Karuna (Madhabi MUKHERJEE, l'actrice de "Charulata" (1964) et de "La Grande ville") (1963). Mariée à un homme qu'elle n'aime manifestement pas mais qui la traite avec courtoisie, elle se retrouve par hasard obligée de cohabiter durant près de 24h avec Amit Roy (Soumitra CHATTERJEE) à qui son mari (qui ignore tout de leur ancienne liaison et ne voit manifestement rien) a donné l'hospitalité suite à une panne de voiture. Satyajit RAY filme alors deux personnes qui n'ont pas le même ressenti vis à vis de leur passé commun. Alors que chez Roy, c'est la nostalgie et les regrets qui dominent (flashbacks à l'appui) doublé de l'espoir de reconquérir le coeur de Karuna, celle-ci se montre froide, distante, piquante, ironique, amère et hermétique à tous ses arguments. Remarquable par sa concision, le film se termine sur une chute absolument glaçante qui confirme que le coeur de Karuna a été irrémédiablement brisé. Cette scène fait écho au couperet définitif par lequel dans le flashback de la rupture, Amit perd Karuna. Alors que celle-ci lui proposait alors de renoncer à son train de vie aisé pour vivre avec lui, Amit a réagi en hésitant et en lui demandant du temps. "Ce n'est pas de temps dont tu as besoin, mais d'autre chose" répond-elle, laissant le soin au spectateur de préciser dans sa tête de quoi il est question. Le sentiment qui domine est celui d'un énorme gâchis. Karuna et Amit en dépit de leurs différences sociales ont une sensibilité artistique commune (la première étudie aux beaux-arts, le second devient scénariste) qui finit par se perdre dans les sables. Karuna épouse un homme tout ce qu'il y a de plus trivial (c'est sans doute pour cela qu'il ne se doute de rien) alors que Amit considère son travail comme alimentaire. Bref, c'est la désillusion à tous les étages.
"Les temps ont changé, les gens pensent autrement. Il faut accepter le changement. Le changement vient par nécessité." Cette phrase prononcée par Subrata (Anil CHATTERJEE) à son beau-père plus que réticent à l'idée de voir sa belle-fille travailler résume bien la philosophie des films de Satyajit RAY que j'ai pu voir. On y voit des gens s'accrocher à une illusion d'éternité figée alors que tout ne cesse de changer autour d'eux. Certains finissent par s'y résigner, d'autres s'y refusent et sont emportés par le vent de l'histoire en marche. Cette attitude n'est pas spécifiquement indienne, la difficulté à accepter le changement est universelle et c'est ce qui sans doute explique du moins en partie que les films de Satyajit RAY continuent à nous parler. Les difficultés économiques sont souvent le déclencheur du changement et "La Grande ville" en est le parfait exemple. Subrata avec son seul salaire doit faire vivre à Calcutta sa famille élargie de cinq personnes sans compter lui-même et il a bien du mal à joindre les deux bouts. Sa femme Arati (la charismatique Madhabi MUKHERJEE qui porte le film sur ses épaules), pourtant plutôt conservatrice lui propose de travailler pour améliorer leur situation, ce qu'il accepte. Ce choix contraint par la nécessité va pourtant bouleverser l'équilibre familial, leur couple et la vision qu'ils ont d'eux-mêmes et c'est cela que filme Satyajit RAY avec génie, transformant un drame social en film d'aventures à suspense avec multiples rebondissements et en fine étude de moeurs. Pendant qu'Arati découvre, non sans crainte le monde extérieur et ses nouvelles capacités, Subrata est accablé par la honte (car à cette époque, une femme qui travaillait c'était mal vu) et par la jalousie de voir sa femme s'affirmer en dehors du foyer. Le beau-père qui n'accepte pas l'argent de sa belle-fille s'humilie pourtant bien davantage en demandant l'aumône à ses anciens étudiants alors que le jeune fils de Subrata et Arati fait un très classique chantage affectif à sa mère (vite oublié devant les cadeaux qu'elle lui apporte). Outre ces perturbations familiales, Ray fait également le portrait d'un pays récemment indépendant ayant fait le choix du modèle capitaliste (qui ne s'était pas encore mondialisé) et de l'urbanisation. Si dans un premier temps, il en montre les aspects séduisants, il ne tarde pas à en dévoiler certains des effets pervers, que ce soit les bulles spéculatives non contrôlées ou les abus patronaux. Ces déboires rapprochent au final Subrata et Arati dans une refondation de leur relation de couple pleine de promesses. Un film aussi subtil que lumineux.
"Le salon de musique", l'un des films les plus connus en France de Satyajit RAY est une oeuvre à la fois crépusculaire et enivrante qui raconte les derniers feux d'un monde sur le point de disparaître: celui d'une aristocratie bengalie raffinée et cultivée mais vivant dans sa tour d'ivoire hors d'une réalité qu'elle méprise et qu'elle refuse de voir changer. Pourtant celle-ci vient frapper à sa porte, que ce soit sous la forme de crues et de tempêtes dévastatrices qui inondent les terres, ruinent les récoltes et n'emportent avec elles les espoirs d'avenir ou bien dans son versant social avec l'ascension fulgurante d'une bourgeoisie de parvenus individualistes marchant sans complexe sur ses plates-bandes. Le salon de musique devient le théâtre de tous ces enjeux. Un lieu sacralisé, hors du temps, dans lequel le maharajah épris de musique et de danse continue de donner des fêtes somptueuses dans lesquelles il humilie son grossier rival, y sacrifiant sa famille et sa fortune dans une fuite en avant mortifère qui ne peut avoir qu'une issue tragique. Satyajit RAY nous offre un portrait nuancé de cet homme épris de beauté et garant d'un ordre paternaliste protecteur mais aveuglé par l'orgueil qui contemple passivement sa propre déchéance en se raccrochant à des chimères telles que la croyance en la noblesse de son sang, lequel s'avère pourtant ressembler à celui de tout le monde. Le film est ponctué de séquences de musique classique indienne ainsi que d'une scène finale de danse allant sur un rythme crescendo évoquant le bouquet final d'un feu d'artifices juste avant le néant.
Romance feutrée dans une belle maison bourgeoise dont je n'ai pas oublié le couloir, orné de portes ouvertes et ouvragées, "Charulata" dépeint un triangle amoureux qui avance sans se voir et sans savoir. Une ironie suprême quand on voit combien la connaissance joue un rôle central dans leur vie. Le mari Bhupati (Shailen MUKHERJEE) tient un journal politique qui l'absorbe si complètement qu'il en délaisse sa femme et ne voit pas non plus les malversations de son beau-frère. Charulata (Madhabi MUKHERJEE) est une lectrice et une lettrée qui s'ennuie dans sa prison dorée et satisfait sans s'en rendre compte ses besoins libidineux à travers une paire de jumelles qui l'aident à observer le monde extérieur par le trou de la serrure. Et puis, il y a son jeune cousin Amal (Soumitra CHATTERJEE), féru de poésie qui vient séjourner chez eux. Bhupati y voit le moyen de combler les aspirations intellectuelles de sa femme sans comprendre que celle-ci par le truchement des jumelles peut observer sensuellement le beau jeune homme de dangereusement près. Ses émois se traduisent par les irruptions brusques du mouvement dans une vie figée. C'est donc Amal qui débarque avec le souffle du vent qui secoue la cage aux oiseaux pendue au-dessus de la coursive, c'est la scène dans laquelle il pousse la balançoire de Charulata dont on suit les balancements, hommage direct à"Une partie de campagne" (1946) de Jean RENOIR, mentor de Satyajit RAY. C'est aussi la scène dans laquelle il chante et brusquement, l'entraîne dans un mouvement de danse. C'est enfin après son départ, l'explosion de larmes de Charulata comme une digue qui cède et ouvre brusquement en grand les fenêtres, là encore sous la force du vent. A l'inverse, quand celle-ci retrouve son mari qui a fini mais un peu tard par tout comprendre, l'image se fige. Ce ne sont plus que des photogrammes privés de vie.
"Le Monde d'Apu" est le troisième et dernier volet de la "trilogie d'Apu" commencée avec "La Complainte du sentier" (1955) qui évoquait l'enfance d'Apu et poursuivie avec "L Invaincu" (1956) qui racontait son adolescence. Dans "Le Monde d'Apu", celui-ci est devenu un jeune homme (interprété par Soumitra CHATTERJEE dont c'est le premier film et qui inaugure ainsi une fructueuse collaboration de plus de trente ans avec Satyajit RAY) qui vit modestement à Calcutta tout près de la gare. Le motif du train, récurrent dans la trilogie illustre ici le tiraillement d'Apu entre ses origines paysannes dans l'Inde ancestrale qu'il a fui et une vie citadine marquée par la précarité. Apu a en effet du mal à joindre les deux bouts. Il est trop qualifié pour les emplois qu'on lui propose mais il ne parvient pas pour autant à vivre de sa plume. L'invitation à assister au mariage de la cousine d'un ami dans l'Inde rurale marque un tournant dans sa vie. Ce retour aux sources magnifié par de superbes et paisibles paysages fluviaux se solde par la rencontre avec Aparna (Sharmila TAGORE qui n'était alors âgée que de treize ans) au bras de laquelle il repart après s'être plié à des traditions qu'il avait pourtant fui. Un choix cependant heureux puisque le couple vit dans la félicité d'un amour partagé extrêmement bien mis en valeur par le réalisateur qui s'avère cependant tragiquement bref. Le destin semble s'acharner sur Apu qui ne peut décidément pas se stabiliser, sa vie se transformant en une longue errance stérile voire autodestructrice (son roman jeté dans la nature et son fils laissé à l'abandon). Une fois encore, c'est en retournant à ses origines qu'Apu peut renouer avec la paix de l'âme et devenir pleinement adulte. La fin est proprement bouleversante, la mise en scène de Satyajit RAY rehaussant les enjeux humains ce qui permet de refermer la trilogie sur un moment d'émotion rare.
"L'Invaincu" est la suite de "La Complainte du sentier" (1955). Elle n'était pas prévue à l'origine mais le succès du premier film conduisit Satyajit RAY à réaliser une trilogie se faisant le miroir des transformations de la société indienne. Dans cet opus de transition, on voit en effet la famille d'Apu continuer à se déliter sous le poids du passé, de l'ignorance et du déracinement. Leur déménagement dans la ville sainte de Bénarès, baignée par les eaux du Gange ne leur apporte pas les bienfaits attendus. La symbolique de l'eau sacrée qui s'avère être un poison mortel est de ce point de vue lourde de sens et souligne l'obscurantisme religieux. Et le retour à la campagne s'avère être un recul dans l'ambiance du premier film avec le poids de la famille et des traditions qu'il faut perpétuer.
Mais Apu ne veut plus de ce destin qui, il le pressent, va le conduire à sa perte comme pour sa soeur et son père. Il ne veut plus rester en dehors de l'histoire en marche, symbolisée par la train. L'école et les opportunités qu'elle offre sera sa planche de salut, lui permettant de s'échapper à Calcutta pour y faire des études et s'inventer une autre vie, tracer son propre chemin plutôt que de suivre le sentier du premier film. Mais ce faisant, il laisse sa mère en arrière qui accablée par ses malheurs successifs n'a plus que lui au monde et dépérit en constatant qu'il lui échappe. C'est ce choix douloureux et le déchirement qui en résulte qui constitue le coeur battant du film. En montant à la ville, en se séparant de sa famille et en refusant de reprendre le métier de son père, Apu s'occidentalise, au grand dam du public indien de l'époque que ce comportement individualiste (qui est aussi un réflexe de survie) a pu choquer. Ajoutons que s'il est moins stupéfiant de beauté que "La Complainte du sentier" (1955), "L'invaincu" n'est pas avare de fulgurances poétiques que ce soit la fascination que la vie grouillante au bord du Gange filmée dans un style néoréaliste peut exercer sur le spectateur, l'envol de corbeaux au moment de la mort du père où ces plans terribles sur le visage douloureux de la mère qui contemple l'aube de la vie de son fils et les lucioles de son crépuscule à elle. L'interprétation de Karuna Banerjee est si possible encore plus poignante que dans le premier film.
Lorsqu'en 2013 je suis allée voir (et revoir tant elle était riche) l'exposition "Musique et cinéma" à la cité de la Musique, il y avait deux extraits de films indiens musicaux mais aux antipodes l'un de l'autre: "Devdas" (2002) représentait la magnificence et la démesure du film de studio bollywoodien avec un extrait mêlant danse et chanson alors que "La complainte du sentier" bercé par le sitar deRavi SHANKAR au contraire se distinguait par son caractère naturaliste. L'influence du néoréalisme italien est en effet palpable dans le film qui est tourné en décors réels, avec des acteurs amateurs et peu de moyens ainsi que celle de Jean RENOIR que Satyajit RAY rencontra au moment où il tournait "Le Fleuve" (1951) à Calcutta et qui lui donna la confiance nécessaire pour tourner son premier long-métrage en dehors des canons en vigueur dans son pays. Les personnages de "La complainte du sentier" sont pris comme ceux de "Une partie de campagne" (1946) entre le marteau (de la nature lorsqu'elle se déchaîne) et l'enclume (de la société).
Néanmoins ces influences revendiquées qui sont aussi des repères pour le cinéphile occidental (ce n'est pas un hasard si Satyajit RAY a été primé à Cannes pour le film) n'empêchent pas le film d'avoir son identité propre, irréductible. "La complainte du sentier" est un film magnifique qui capture l'essentiel de la vie, avec ses joies et ses peines d'une famille très pauvre vivant dans un petit village du Bengale perdu dans la forêt au début du XX° siècle. En dépit de quelques signes de modernité venus de la ville (fils électriques et train), les personnages vivent hors du temps, selon des coutumes séculaires. Mais l'incapacité manifeste du père à subvenir aux besoins de sa famille et notamment à entretenir la maison de ses ancêtres ainsi que l'absence de solidarité des voisins pourtant mieux nantis finit par ébranler cette famille dans ses fondements et la pousser à l'exil, donc au changement (d'où le fait logique que "La complainte du sentier" soit devenu le premier volet d'une trilogie). Les deux enfants, Durga et Apu qui se retrouvent coincés entre un père qui fuit ses responsabilités et une mère au contraire accablée par les soucis matériels tentent de s'en sortir comme ils le peuvent. Alors qu'en tant que garçon, Apu est le mieux loti (il va par exemple à l'école), c'est sa soeur qui s'avère la plus énergique et débrouillarde* bien que pourtant son destin ne cesse de s'assombrir. Apu saura s'en souvenir le moment venu.
* C'est la seule à s'inquiéter par exemple de la vieille tante Indir qui bien que n'ayant que la peau sur les os est considérée comme un boulet par la mère qui ne cesse de la chasser de la maison.
"The Householder" ("Le chef de famille") est le premier film du fameux trio composé du réalisateur James IVORY (qui n'avait alors réalisé que des documentaires), du producteur Ismail MERCHANT et de la scénariste Ruth PRAWER JHABVALA qui a adapté son propre roman. Contrairement aux films ultérieurs du trio situés en Inde, plus multiculturels et multiethniques (et plus pessimistes aussi quant à leur issue en raison des séquelles douloureuses de la colonisation) "The Householder" est centré sur la culture indienne et n'a presque que des protagonistes indiens. Il faut dire que l'influence de Satyajit RAY qui a soutenu la production du le film se fait sentir. D'une certaine manière, il est une figure tutélaire pour le trio. Autre lien important avec l'Inde, la rencontre avec la dynastie Kapoor, Shashi KAPOOR étant présent dans la plupart des films tournés en Inde par Ivory et ses deux proches collaborateurs. Comme plus tard dans leurs films anglais, la fidélité à des acteurs-fétiches est une marque du cinéma d'Ivory. De même l'indianité de "The Householder" n'empêche pas d'y reconnaître la thématique favorite du cinéaste: parvenir à être soi-même dans un monde régi par des conventions aliénantes. Il raconte en effet comment un mariage arrangé se transforme peu à peu en mariage d'amour en dépit des défaillances du "chef de famille" qui ne se sent pas taillé pour le rôle car trop timide pour s'imposer face à un employeur et un bailleur cupides et une mère envahissante.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.