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Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Publié le par Rosalie210

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

V

Compañeros

Dans "Les Ailes du désir", c'est une rencontre décisive qui va donner à l'Ange Damiel l'élan nécessaire pour se transformer en être humain: sa rencontre avec l'acteur Peter Falk jouant son propre rôle, venu à Berlin pour tourner une fiction sur la seconde guerre mondiale. Pour une raison qui n'est expliquée qu'à la fin du film (à savoir qu'il est lui-même un ex-Ange ce qui semble couler de source pour quelqu'un dont le rôle le plus célèbre ne se différencie de la colombe que d'une seule lettre ^^), Peter Falk ressent sa présence et lui vante le bonheur de savourer les petits plaisirs de l'existence:

" J'aimerais te dire comme on est bien ici. Rien que de toucher quelque chose! C'est froid! C'est bon! Fumer, boire un café. Et faire les deux à la fois, c'est fantastique. Ou dessiner, on prend un crayon et on fait une ligne épaisse, puis une ligne légère, et les deux font une bonne ligne. Ou quand on a froid aux mains, on les frotte l'une contre l'autre, tu vois, c'est bon, ça fait du bien! Il y a tant de bonnes choses! Mais tu n'es pas là - Moi, je suis là. J'aimerais que tu sois là. Que tu puisses me parler. Parce que je suis un ami: compañero!"

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Un moment qui entre parfaitement en résonance avec celui où John Watson à la fin de l'épisode 3 de la saison 2 de la série "Sherlock" dit sur la tombe de son ami " Tu m'as dit une fois que tu n'étais pas un héros. J'ai parfois pensé que tu n'étais pas humain, mais tu étais le meilleur des hommes, le plus humain des êtres humains que j'aie connus. Personne ne me convaincra jamais que tu m'as menti, voilà. J'étais tellement seul et je te dois tant. Juste une dernière chose, un dernier miracle pour moi. Ne sois pas mort. Pourrais-tu faire ça pour moi? Arrête. Arrête ça."

Outre le fait que Watson souligne le paradoxe des extrêmes que je connais bien (à savoir que ceux qui sont censés ne rien ressentir sont aussi justement ceux qui lorsqu'ils ressentent, ressentent trop) et que sa prière annonce le miracle de la résurrection de Sherlock (que des fans à la foi chevillée au corps peuvent accomplir tout autant que le christ, la série ayant une dimension méta assumée), il souligne le fait qu'il n'y a pas que le pouvoir qui entraîne des responsabilités. C'est exactement la même chose en ce qui concerne l'amour. Par conséquent le premier épisode de la saison 3 n'est pas un retour à la situation antérieure. Parce qu'il était présent lorsque Watson parlait à sa tombe, Sherlock avoue "l'avoir entendu". Ce qui a la valeur d'un engagement irrévocable. Entre hommes d'honneur qui se sont mutuellement sauvés la vie, on ne revient jamais en arrière.

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Le mot "Compañero" employé dans "Les Ailes du désir" et sa suite "Si Loin si proche" (1993) pour qualifier les liens qui unissent les Anges ayant décidé d'embrasser la condition humaine signifie à la fois "compagnon" et "camarade". Il appartient au champ lexical du vocabulaire politique espagnol et désigne littéralement "ceux qui partagent le même pain", ceux qui sont soudés par une fraternité, une identité commune forgée notamment dans la lutte contre le fascisme durant la guerre d'Espagne (1936-1939). Ce ne sont pas seulement des convictions qui soudent ces hommes, ce sont aussi les expériences partagées de l'horreur de la guerre et de la proximité de la mort. Par conséquent les liens qui se créent entre eux, à la fois charnels et spirituels, sont bien plus puissants que ceux d'une amitié ordinaire. 

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Plusieurs films de Wim Wenders sont centrés sur l'amitié quasi fusionnelle entre deux hommes embarqués dans un périple soit historico-géographique, soit policier: le méconnu et pourtant magnifique "Au fil du Temps" (Im Lauf der Zeit, 1976), le jouissif et morbide polar inspiré du "Ripley s'amuse" de Patricia Highsmith "L'Ami Américain" (Der Amerikanische Freund, 1977), et bien entendu "Les Ailes du désir" (Der Himmel über Berlin, 1987), proche de "Au fil du Temps" et sa suite "Si Loin si proche!" (In weiter Ferne, so nah!, 1993) qui lorgne davantage du côté du néo-noir. Olivier Père, le directeur général de Arte France Cinéma a trouvé la formule-choc pour définir le duo formé par Rüdiger Vogler et Hanns Zischler dans "Au fil du Temps". Il en parle en effet comme du premier grand couple "hétéro-gay" de la filmographie de Wim Wenders (et il en va de même des autres bien sûr).

Le périple d'un projectionniste ambulant et de l'homme qu'il a recueilli après son accident à la frontière RFA/RDA au début des années 70. Périple lors duquel les deux hommes en apparence opposés découvrent leur fraternité. Le tout sur fond de règlement de comptes avec le nazisme.

"L'Ami américain": Bruno Ganz et Dennis Hopper son "doppelgänger" qui le propulse dans une vie dangereuse jalonnée de crimes avant une mort programmée qu'il contribue à accélérer. Une relation qui n'est pas sans rappeler celle de Sherlock/Moriarty.

"L'Ami américain": Bruno Ganz et Dennis Hopper son "doppelgänger" qui le propulse dans une vie dangereuse jalonnée de crimes avant une mort programmée qu'il contribue à accélérer. Une relation qui n'est pas sans rappeler celle de Sherlock/Moriarty.

La sortie de route finale de l'apprenti tueur moribond sous le regard de son initiateur.

Damiel et Cassiel, inséparables dans leur condition d'Ange comme l'étaient leurs formidables interprètes, Bruno Ganz et Otto Sander sur les planches.
Damiel et Cassiel, inséparables dans leur condition d'Ange comme l'étaient leurs formidables interprètes, Bruno Ganz et Otto Sander sur les planches.

Damiel et Cassiel, inséparables dans leur condition d'Ange comme l'étaient leurs formidables interprètes, Bruno Ganz et Otto Sander sur les planches.

Quant à Peter Falk, s'il a accepté la proposition d'intégrer "la ligue des Anges" de Wim Wenders c'est parce qu'il y retrouvait ce qu'il aimait chez son ami John Cassavetes tant sur le plan humain que sur celui de la méthode de travail, axée sur l'improvisation. Effectivement le cinéma de John Cassavetes que j'ai découvert en même temps que celui de Wenders et dont je suis une grande fan repose également sur des amitiés masculines très puissantes comme celle qui unissait les trois "compañeros" John Cassavetes, Ben Gazzara et Peter Falk. Tous trois fils d'immigrés européens, nés à New York à la fin des années 20, ils avaient grandi dans les mêmes quartiers, fréquenté les mêmes écoles et connu, enfants, l'Amérique de la Grande Dépression: "Un jour, on s'est parlé et ça a été une sorte d'évidence. Nous venions du même monde, nous avions les mêmes idées, nous étions épris de liberté, nous disions les mêmes bêtises et nous aimions le même New York... On ne s'est plus quittés".

Les trois amis à l'époque du tournage de "Husbands" qui raconte l'errance nocturne et éthylique de trois alter ego en rupture sociale et familiale sans éluder l'aspect homoérotique de leur relation (Ben Gazzara dans le rôle de Harry se surnomme quand il est bourré "Fairy Harry").

Les trois amis à l'époque du tournage de "Husbands" qui raconte l'errance nocturne et éthylique de trois alter ego en rupture sociale et familiale sans éluder l'aspect homoérotique de leur relation (Ben Gazzara dans le rôle de Harry se surnomme quand il est bourré "Fairy Harry").

Il existe par ailleurs un lien amusant entre l'univers de Cassavetes et celui de la série Sherlock de Mark Gatiss et Steven Moffat. Il s'agit en effet de tournages dans lesquels réalité et fiction se confondent et qui de ce fait ont un supplément d'âme. Plusieurs films de Cassavetes se déroulent dans la propriété du couple qu'il formait avec Gena Rowlands, leurs parents y faisaient régulièrement des apparitions, les acteurs étaient leurs amis dans la vie etc. Il en va de même dans Sherlock. Mark Gatiss, le co-créateur de la série joue Mycroft, frère aîné de Sherlock, Steven Moffat fait interpréter à son fils le rôle de Sherlock enfant et sa femme, Sue Vertue est la productrice de la série, les parents de Benedict Cumberbatch interprètent les parents de Sherlock, Amanda Abbington qui joue Mary, l'épouse de Watson était aussi celle de Martin Freeman, Una Stubbs (Mrs Hudson) est une amie de la mère de Benedict Cumberbatch et connaît donc ce dernier depuis l'enfance ce qui confère à leurs rapports une relation mère-fils (qui culmine dans l'épisode 2 de la saison 4) totalement absente des romans de Arthur Conan Doyle etc.

On pourrait ajouter aussi qu'il s'agit dans les deux cas d'univers paradoxaux. Fondés sur des amitiés masculines profondément émotionnelles propres à terrifier les "mâles dominants" par ce qu'elles impliquent en matière d'homoérotisme, ils se doublent de portraits de femmes puissantes... qui les terrifie tout autant. Ce qui est somme toute logique, le principe féminin n'étant pas opprimé comme il l'est habituellement, les genres n'y sont pas stérilement (et stupidement) binarisés. Comme le dit la petite voix de Mary qui parle dans la tête de Watson "Tu en a marre des mecs qui t'expliquent la vie, comme tout le monde." (épisode 2, saison 4). le "mansplaining" étant une forme de domination consistant pour les dominants à parler à la place de tous les autres. 

Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.
Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.
Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.

Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.

Les films de Billy Wilder que je préfère infusent le même état d'esprit. De 1857 à 1981, ils ont tous été scénarisés par I.A.L. Diamond. I.A.L. ne sont pas les initiales de son prénom mais un prix gagné au lycée, l'Interscholastic Algebra League. Son prénom roumain (Itzec Domnici) étant imprononçable, il se faisait surnommer Izzy ou Iz à Hollywood. Wilder et Diamond étaient donc tous deux des immigrés d'Europe centrale et orientale. Ils ont commencé leur collaboration en 1957 avec "Ariane" et ne se sont plus quittés jusqu'à leur dernier film. ils en ont écrit ensemble au total 12, soit la moitié de la filmographie de Billy Wilder. Une écriture à quatre mains puisque Billy Wilder était à l'origine scénariste lui-même, journaliste et écrivain.

Deux d'entre eux, de l'aveu même de la femme d'Izzy Diamond reflétaient la relation des deux hommes. Tous deux font partie de mes films préférés: "Certains l'aiment chaud" évidemment avec le duo Joe/Jerry. Et puis bien sûr "La Vie privée de Sherlock Holmes" avec Holmes/Watson.

" - Il a l'air d'être très heureux de refaire un film [...]

- Il est dans son élément. Il adore tout ça. Le chaos, l'adrénaline.

-Et vous?

- Moi? Je préfère mener une vie tranquille. Mais ce n'est pas moi qui choisis. Il aime m'avoir auprès de lui." (Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p95).

Mais ce ne sont pas les seuls films du duo mettant en scène... un duo d'hommes. "La Grande Combine" ("The Fortune cookie", 1966), "Spéciale Première" ("The Front Page", 1974) et leur dernier film, le raté "Victor la Gaffe" ("Buddy Buddy", 1981 d'après "L'Emmerdeur" d'Edouard Molinaro) sont tous trois interprétés par les mêmes acteurs principaux Jack Lemmon et Walter Matthau. Le plus réussi des trois est "Spéciale Première" et c'est celui qui s'amuse le plus avec les codes de genre puisqu'il s'agit d'une adaptation de la pièce de théâtre de Ben Hecht "The Front Page" qui avait déjà donné lieu à un film de Howard Hawks, "La Dame du Vendredi" (1940). Sauf que la "dame" en question devient ici un homme et que cela entraîne toute une série de quiproquos croustillants. Voici un extrait de ma propre critique du film:

"Déguisement, travestissement, transformisme: la métamorphose du corps et le brouillage des identités est au coeur de l'œuvre de Billy Wilder. C'est donc sans surprise pour le connaisseur que la Hildy de Hawks réapparaît sous les traits de Jack Lemmon qui forme un vieux couple dans le film avec Walter Burns-Walter Matthau. Il s'agit de la 2° prestation des deux acteurs chez Wilder qui forment un véritable "drôle de couple" dans le cinéma US (une dizaine de films en duo à leur actif). Les journalistes (un ramassis d'homophobes machistes sauf Bensinger, premier personnage de Wilder caractérisé par son homosexualité) eux-mêmes disent dans le film qu'Hildy est "marié à Walter Burns" sans parler de dialogues plein de sous-entendus ("someday you're gonna do that and i'm suck you in the shnoze"; " you're beautiful when you're angry.") Et surtout durant tout le film, celui-ci s'emploie à briser le couple Hildy-Peggy comme le faisait Grant chez Hawks mais d'une manière encore plus retorse. La scène la plus extraordinaire de ce point de vue est celle où Peggy, excédée d'attendre Hildy dans le taxi qui doit les mener vers leur destination de mariage monte en salle de presse et le trouve en train de "prendre son pied" à écrire un article sensationnel (d'où l'équivoque "Honey, not now" lorsqu'elle s'approche de lui). Et Burns, triomphant vient alors se coller à Hildy, lui passe le bras autour des épaules, lui glisse une cigarette dans la bouche et défie Peggy (isolée par la mise en scène) du regard "Je lui donne plus de plaisir que tu ne pourras jamais le faire." Celle-ci se décompose sous nos yeux et s'en va, vaincue. Les derniers rebondissements du film ne sont pas aussi réussis mais ils vont dans le même sens. Et tandis que Hildy revient se jeter dans les bras de Burns, Bensinger qui était victime des railleries de ses collègues ("ne te retrouve jamais seul avec lui aux WC") finit par ouvrir un magasin d'antiquités avec le petit jeune à qui cet avertissement était adressé..."

 

Il n'est guère étonnant que dans le livre de Jonathan Coe, la relation entre les deux hommes fasse l'objet de plaisanteries de la part de leurs épouses: 

" Ne sont-ils pas adorables tous les deux? dit Barbara. Ne serait-ce pas magnifique s'ils pouvaient être mariés l'un à l'autre, plutôt qu'à nous? Je ne sais pas toi, Audrey, mais parfois, je me sens tellement coupable de m'immiscer entre eux comme je le fais.

Audrey rit à nouveau. "Oh oui! C'est exactement pareil pour moi. Si je n'avais pas mis le grappin sur Billy quelques années avant qu'il ne rencontre Iz, je sais que je n'aurais pas eu la moindre chance.

- Ecoutez, nous ne sommes pas de la jaquette, dit Billy, avant de me mettre en garde: N'allez pas commencer à répandre ce genre de rumeur!"

(Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p 65)

Billy et Izzy

Billy et Izzy

John Cassavetes et Billy Wilder ont d'ailleurs un autre point commun (que les amitiés masculines fusionnelles): leur intérêt pour les femmes de plus de cinquante ans. Cassavetes a filmé ces femmes mûres, désirantes, en quête d'amour, angoissées par la peur de ne plus être désirées dans presque tous ses films car il considérait qu'il fallait réunir toutes les générations, tous les âges du féminin, que c'était une question de justice et de morale et que dans ses films qu'il qualifiait d'enquête sur la vie, il s'intéressait autant à la masculinité qu'à la féminité ce qui est parfaitement exact, les deux principes fonctionnant en vases communicants. Quant à Billy Wilder, il leur a servi d'escort à Berlin durant les années où il travaillait dans les hôtels Eden et Adlon. Il leur a plus ou moins dédié "Fedora" (1978) et sur ce sujet encore, il y a de très belles pages dans le livre de Jonathan Coe "Il y avait ces femmes qui venaient aux thés dansants l'après-midi, parfois avec leur mari mais plus souvent seules, et il leur fallait un partenaire. Un jeune homme séduisant qui savait danser, soit parce qu'elles n'avaient personne, soit parce que leur mari en était incapable, voire carrément incapable de se lever, ou simplement parce qu'il ne supportait pas de passer les bras autour de la taille de son épouse, tu vois? [...] Mais ce ne sont pas les obèses qui m'ont le plus marqué. Elles avaient souvent l'air plutôt gaies, assez bien dans leur peau. C'étaient surtout les femmes qui avaient gardé la ligne mais perdu leur beauté et qui se retrouvaient toutes seules. Leur mari les avait peut-être quittées, ou peut-être qu'il était mort, et elles n'auraient plus jamais d'homme dans leur vie, même pas en rêve, parce que qu'elles étaient vieilles. C'était ça, l'unique raison. Et quand elles passaient les bras autour de vous [...] on sentait malgré tout cet appétit, ce besoin de simplement toucher un autre être humain [...] rien que la façon dont elles vous touchaient trahissait leur détresse. Mais comment ne pas les plaindre? Dès qu'une femme perd sa beauté, c'est fini. Elle est invisible. [...] Même après tout ce temps; je n'ai jamais oublié ce que ça faisait de sentir les bras de ces femmes autour de moi, de les regarder dans les yeux et... la tristesse qu'on y voyait. La tristesse et le manque." (Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p263-264)

La première fois que j'ai vu "Faces" (1968), j'ai été bouleversée par le personnage de Chet (Seymour Cassel), l'escort boy qui sauve de justesse Maria du suicide (comme Fran dans "La Garçonnière", elle a avalé des somnifères) et sa tirade sur l'incommunicabilité ("Nous nous protégeons, personne ne prend le temps de se montrer vulnérable à l'autre [...] nous sortons avec notre armure et notre bouclier, nous sommes tellement mécaniques").
La première fois que j'ai vu "Faces" (1968), j'ai été bouleversée par le personnage de Chet (Seymour Cassel), l'escort boy qui sauve de justesse Maria du suicide (comme Fran dans "La Garçonnière", elle a avalé des somnifères) et sa tirade sur l'incommunicabilité ("Nous nous protégeons, personne ne prend le temps de se montrer vulnérable à l'autre [...] nous sortons avec notre armure et notre bouclier, nous sommes tellement mécaniques").

La première fois que j'ai vu "Faces" (1968), j'ai été bouleversée par le personnage de Chet (Seymour Cassel), l'escort boy qui sauve de justesse Maria du suicide (comme Fran dans "La Garçonnière", elle a avalé des somnifères) et sa tirade sur l'incommunicabilité ("Nous nous protégeons, personne ne prend le temps de se montrer vulnérable à l'autre [...] nous sortons avec notre armure et notre bouclier, nous sommes tellement mécaniques").

Etre le compañeros de quelqu'un fait naître la solidarité sans laquelle la survie en condition extrême est impossible. C'est aussi un moyen non seulement de le compléter mais aussi de le révéler à lui-même. Ainsi contrairement à Sherlock Holmes dont l'étrangeté se voit au premier coup d'oeil, John Watson est en apparence un "M. tout le monde" dont le démon intérieur ne surgit que par intermittences, le plus souvent quand il est privé de l'adrénaline de ses enquêtes avec le détective: quand il va chez sa psy, lors de sa claudication psychosomatique du premier épisode ou dans ses cauchemars. Il faut attendre l'épisode 3 de la saison 3 pour que celui-ci soit confronté "en pleine conscience" à cette facette obscure de lui-même lorsqu'il découvre que sa femme Mary qu'il pense être "sans histoire" et avec laquelle il souhaite mener une vie conformiste ("le banal, ça a du bon parfois, le banal ça me convient" dit-il dans l'épisode 2 de la saison 1) a un lourd passé de tueuse à gages.

Le double visage de Mary
Le double visage de Mary
Le double visage de Mary
Le double visage de Mary

Le double visage de Mary

Sherlock en profite alors pour dire à Watson ses quatre vérités (un de mes passages préférés par sa portée symbolique car il peut s'adresser à chaque spectateur à qui la série offre une caisse de résonance, encore une dimension méta-réflexive redoutablement intelligente):

" Tout est de ton fait (...) Tu es un médecin parti à la guerre. Tu n'as pas tenu un mois en banlieue sans tabasser un junkie dans un squat. Ton meilleur ami est un sociopathe résolvant des crimes pour décrocher [de la drogue] C'est moi, salut. Ta logeuse dirigeait un cartel* (...) John, tu es accro à un certain mode de vie, anormalement attiré vers les situations et les gens dangereux. Est-il si surprenant que la femme dont tu tombes amoureux soit à l'avenant?"

"Elle n'était pas censée être comme ça! Pourquoi elle est comme ça?"

"Parce que tu l'as choisie". 

* Mrs Hudson le rectifie... en précisant qu'elle était secrétaire (et épouse) d'un narco-trafiquant. Si on ajoute qu'elle a été "danseuse exotique" et eu des problèmes avec l'alcool, cela dresse un portrait d'elle tout aussi peu conventionnel que celui de ses locataires. La raison pour laquelle elle supporte les excentricités de Sherlock sous son propre toit devient alors tout à fait limpide (en plus du fait qu'il a aidée à se débarrasser de son mari). 

Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.

Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.

Le simple fait que dès leur première rencontre, Mary se sente complice avec Sherlock en dit long sur sa véritable personnalité. Parce qu'une personne "sans histoire" aurait pris peur et se serait montré hostile, l'aurait évidemment rejeté et tout fait pour l'éloigner de son mari. Mais Mycroft, Sherlock, Watson, Mary, Irène, Mrs Hudson, Greg Lestrade et Molly bien que de caractères très différents appartiennent à la même "confrérie des ombres" et sont des preuves vivantes que la dernière chose dont un être humain tangent a besoin, c'est d'un jugement moral qui vienne lui donner le coup de grâce. Bien au contraire, il a besoin de s'accepter en totalité, ne rien rejeter de son expérience et de sa personnalité. La "surhumanité" dont parle Nietzsche est paradoxalement aussi une "pleine humanité" dont les personnes étriquées obéissant à une morale conformiste sont dépourvues.

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Lorsqu'existe un tel degré de proximité entre des êtres, chacun agit donc sur l'autre comme un miroir révélateur. Dans le pire comme dans le meilleur. Si l'amitié de John Watson est ce qui ramène Sherlock Holmes dans le monde des vivants, l'inverse est tout aussi vrai. Car si John Watson n'avait pas rencontré Sherlock Holmes, il serait sans doute devenu Travis Bickle, le psychopathe de "Taxi Driver" (1976) de Martin Scorsese. Vétéran de la guerre du Vietnam souffrant de stress post-traumatique, Travis Bickle qui est devenu insomniaque et asocial devient de plus en plus haineux au fur et à mesure que son inadaptation apparaît insurmontable jusqu'à finir par se prendre pour un justicier et aller nettoyer les bas-fonds de la ville en commettant un bain de sang. Travis a récemment été remis sur le devant de la scène parce qu'il a beaucoup inspiré "Joker" (2019) de Todd Phillips avec Joaquin Phoenix.

N'ayant personne à qui parler, Travis Bickle finit par faire comme un autre célèbre psychopathe célèbre de fiction, Voldemort: se parler à lui-même.

Quant à Monte-Cristo, son cas est particulièrement intéressant. Dans le chapitre 71, il refuse de partager "le pain et le sel" c'est à dire de toucher à quoi que ce soit dans la maison de l'ennemi qu'il souhaite abattre au grand désespoir de Mercédès qui a percé à jour ses intentions meurtrières (et suicidaires): 

« Monsieur le comte, reprit enfin Mercédès en regardant Monte-Cristo d'un oeil suppliant, il y a une touchante coutume arabe qui fait amis éternellement ceux qui ont partagé le pain et le sel sous le même toit.
- Je la connais, madame, répondit le comte ; mais nous sommes en France et non en Arabie, et en France, il n'y a pas plus d'amitiés éternelles que de partage du sel et du pain.
- Mais enfin, dit la comtesse palpitante et les yeux attachés sur les yeux de Monte-Cristo, dont elle ressaisit presque convulsivement le bras avec ses deux mains, nous sommes amis, n'est-ce pas ? »
Le sang afflua au coeur du comte, qui devint pâle comme la mort, puis, remontant du coeur à la gorge, il envahit ses joues et ses yeux nagèrent dans le vague pendant quelques secondes, comme ceux d'un homme frappé d'éblouissement.
« Certainement que nous sommes amis, madame, répliqua-t-il ; d'ailleurs, pourquoi ne le serions-nous pas ? » (...)

- Comment pouvez-vous vivre ainsi, sans rien qui vous attache à la vie ?
- Ce n'est pas ma faute, madame. A Malte, j'ai aimé une jeune fille et j'allais l'épouser, quand la guerre est venue et m'a enlevé loin d'elle comme un tourbillon. J'avais cru qu'elle m'aimait assez pour m'attendre, pour demeurer fidèle même à mon tombeau. Quand je suis revenu, elle était mariée. C'est l'histoire de tout homme qui a passé par l'âge de vingt ans. J'avais peut-être-le coeur plus faible que les autres, et j'ai souffert plus qu'ils n'eussent fait à ma place, voilà tout. »
La comtesse s'arrêta un moment, comme si elle eût eu besoin de cette halte pour respirer.
« Oui, dit-elle, et cet amour vous est resté au coeur... On n'aime bien qu'une fois... Et avez-vous jamais revu cette femme ?
- Jamais.
- Jamais !
- Je ne suis point retourné dans le pays où elle était.
- A Malte ?
- Oui, à Malte.
- Elle est à Malte, alors ?
- Je le pense.
- Et lui avez-vous pardonné ce qu'elle vous a fait souffrir ?
- A elle, oui.
- Mais à elle seulement ; vous haïssez toujours ceux qui vous ont séparé d'elle ? »

La comtesse se plaça en face de Monte-Cristo ; elle tenait encore à la main un fragment de la grappe parfumée.
« Prenez, dit-elle.
- Jamais je ne mange de muscat, madame », répondit Monte-Cristo.

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Ne pouvant se relier à ses anciens amis qui l'ont tous trahi ni à son ancien amour qui ne l'a pas attendu et a épousé (sans le savoir) l'un de ses bourreaux, Monte-Cristo n'a a priori personne vers qui se tourner. En réalité il y a bien quelqu'un mais longtemps, il ne la voit pas parce qu'il s'agit de la fille de son pire ennemi, Valentine de Villefort qui est mon personnage préféré dans le roman. Elle possède le même don que Peter Falk dans "Les Ailes du désir" ou que John Watson et Molly Hooper (voir chapitre VII) dans "Sherlock": celui de ramener les morts dans le monde des vivants. Ou si l'on veut de les faire passer du non-être à l'être. A commencer par son grand-père, Noirtier de Villefort, atteint du locked-in syndrome (plus d'un siècle avant qu'il ne soit identifié par les neurologues!) et dont elle est une des seules à pouvoir traduire le langage, concentré dans les clignements de sa seule paupière restée valide.

"Rien n'était plus effrayant parfois que ce visage de marbre au haut duquel s'allumait une colère ou luisait une joie. Trois personnes seulement savaient comprendre ce langage du pauvre paralytique : c'étaient Villefort, Valentine et le vieux domestique dont nous avons déjà parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement son père, et, pour ainsi dire, quand il ne pouvait faire autrement ; comme, lorsqu'il le voyait, il ne cherchait pas à lui plaire en le comprenant, tout le bonheur du vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était parvenue, à force de dévouement, d'amour et de patience, à comprendre du regard toutes les pensées de Noirtier. A ce langage muet ou inintelligible pour tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa physionomie, toute son âme, de sorte qu'il s'établissait des dialogues animés entre cette jeune fille et cette prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et qui cependant était encore un homme d'un savoir immense, d'une pénétration inouïe et d'une volonté aussi puissante que peut l'être l'âme enfermée dans une matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se faire obéir." (Chapitre 58)

Cet extrait permet de comprendre que Noirtier est un homme de la même trempe que Monte-Cristo (il fait d'ailleurs partie de mes personnages préférés du roman). L'épreuve de la paralysie de son corps et de la privation du langage l'a rendu paradoxalement plus puissant que n'importe qui d'autre dans sa propre famille. Il est le seul à comprendre bien avant tout le monde le drame qui s'y joue et le seul à être donc en capacité d'agir pour contrer la fatalité qui s'y déploie. Il va en effet tout faire pour aider sa petite-fille, considérée comme un pion par son père (qui veut la marier à un noble très riche) et par sa belle-mère (qui veut la tuer pour que ce soit son fils qui touche l'héritage familial) à gagner sa liberté. Et le moment venu, Monte-Cristo sera là pour l'épauler. Car les deux hommes sont liés par un passé et un futur commun. Le passé, c'est l'interception d'une lettre adressée à Noirtier alors bonapartiste, glissée dans les bagages d'Edmond Dantès par ses ennemis, qui vaudra à ce dernier d'être soupçonné de comploter pour le rétablissement de Napoléon au pouvoir, puis incarcéré en 1815. Le futur concerne Valentine, la petite-fille de Noirtier et celui qu'elle aime, Maximilien Morrel, le protégé du comte de Monte-Cristo.

Valentine et son grand-père.

Valentine et son grand-père.

Aussi et logiquement, ce pouvoir qui permet à Noirtier de rester en vie, de communiquer et d'agir, Valentine va ensuite l'exercer sur Monte-Cristo lui-même à la fin du récit en lui ouvrant les yeux sur les sentiments d'Haydée à son égard:

"Haydée ! Haydée ! tu es jeune, tu es belle ; oublie jusqu’à mon nom et sois heureuse.

— C’est bien, dit Haydée, tes ordres seront exécutés, mon seigneur ; j’oublierai jusqu’à ton nom et je serai heureuse.

Et elle fit un pas en arrière pour se retirer.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Valentine, tout en soutenant la tête engourdie de Morrel sur son épaule, ne voyez-vous donc pas comme elle est pâle, ne comprenez-vous pas ce qu’elle souffre ?

Haydée lui dit avec une expression déchirante :

— Pourquoi veux-tu donc qu’il me comprenne, ma sœur ? Il est mon maître et je suis son esclave ; il a le droit de ne rien voir." (chapitre 117).

Récemment, j'ai lu un post en forme d'ode à Valentine et Haydée qui m'a comblée de bonheur. Parce qu'on oublie trop souvent le rôle clé des femmes dans "Le Comte de Monte-Cristo".

Récemment, j'ai lu un post en forme d'ode à Valentine et Haydée qui m'a comblée de bonheur. Parce qu'on oublie trop souvent le rôle clé des femmes dans "Le Comte de Monte-Cristo".

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