Entre "Alien, le huitième passager" (1979) (pour les indices sonores et visuels d'une présence longtemps invisible ou furtive faisant monter l'angoisse) et "La Guerre des mondes" (2005)" (pour le thème de l'invasion extra-terrestre et l'histoire du père qui tente de protéger ses enfants), "Signes" bénéficie de la touche M. Night SHYAMALAN qui vient jeter le trouble dans une histoire qui possède plusieurs facettes. Comme dans ses films ultérieurs, "Le Village" (2004) et "La Jeune fille de l'eau" (2006), "Signes" raconte l'histoire d'une cellule (ici familiale) repliée sur elle-même à la suite d'un traumatisme et confrontée depuis à la peur de "l'étrange étranger" pour reprendre le titre du poème de Jacques Prévert. M. Night SHYAMALAN (qui aime bien comme l'un de ses réalisateurs favoris, Alfred HITCHCOCK faire des apparitions dans les films qu'il réalise) se réserve d'ailleurs un rôle très significatif dans le film. C'est (involontairement) par lui que le malheur a frappé la famille Hess, or il représente l'étranger d'origine indienne dans un monde WASP. Par conséquent les membres de la famille Hess sont prédisposés à ne voir dans les extra-terrestres que des ennemis. Ils sont prédisposés à la méfiance et à la peur. Et ce d'autant plus qu'ils avalent sans aucun recul les propos catastrophistes des médias. De façon très significative, lorsque l'alien apparaît enfin, c'est à travers le reflet d'un écran de télévision (les surcadrages abondent dans le film, symbolisant l'enfermement des personnages). Les flashbacks revenant sur la mort de Colleen (Patricia Kalember), l'épouse de Graham (Mel Gibson) sont là pour nous faire comprendre que celui-ci pense qu'il revit la même histoire avec ses enfants (les garants de l'avenir familial) pour enjeu. Morgan le fils aîné asthmatique achète un livre désignant les aliens comme des êtres hostiles et destructeurs. Les intentions qu'il leur prête sont des projections de celles des humains: explorer et coloniser. Et Bo, sa petite sœur est obsédée par l'eau contaminée. D'ailleurs le chien, reflet de ses maîtres en pisse de peur. C'est toujours leur point de vue qui nous est donné. C'est leur peur qui rend les aliens effrayants. Or à aucun moment du film, leur présence n'est montrée comme irréfutablement hostile. Tous les gestes de violence proviennent de Graham et de son frère Merill (Joaquin Phoenix). Et c'est cela qui est extrêmement troublant: prendre fait et cause pour deux personnages dont l'un coupe des doigts et l'autre flanque des coups de batte de baseball à un être humanoïde à l'apparence fragile (au vu de l'effet que provoque l'eau sur lui) et qui lâche un gaz sur Morgan évanoui que Graham interprète comme une tentative de meurtre mais qui pourrait tout aussi bien être ce qui l'a sauvé (c'est d'ailleurs la pensée qui m'est venue spontanément). La dernière image où on le voit devant le "miracle" reprendre sa défroque de pasteur qu'il avait lâchée au moment de la mort de sa femme pourrait donc bien être d'une ironie bien amère. Mais nous ne le saurons jamais puisque contrairement à Steven SPIELBERG dans "Rencontres du troisième type" (1977), il n'y a aucune tentative d'établir une quelconque communication avec les aliens ni même de déchiffrer leurs étranges signes. Dans un monde où règne la peur, cette espèce a le tort d'ouvrir des clairières dans les champs de maïs qui entourent la maison forteresse (comme la forêt d'épines du château de la Belle au bois dormant) et de finir par entrer dedans en dépit de toutes les barricades érigées par Graham et Merill pour se protéger du mal (incluant la ville comme dans "Le Village") (2004). Sauf que le mal n'est pas extérieur à eux, il est en eux.
"La jeune fille de l'eau" est une variation sur "Le Village" (2004). Les deux films dépeignent en effet une communauté vivant en circuit fermé comme pour se protéger de l'insoutenable cruauté du monde extérieur. La tragédie vécue par Cleveland, le concierge joué par Paul GIAMATTI est tout à fait comparable à celles des habitants du Village. Le décor de "La jeune fille de l'eau" est d'ailleurs encore plus explicite avec sa résidence formant une véritable muraille autour d'une esplanade de béton trouée en son milieu par une piscine plus ou moins circulaire. Des arroseurs automatiques en fonctionnement permanent entourent la résidence et servent de dérisoire délimitateur de frontière.
Il y a cependant une différence fondamentale avec "Le Village" (2004): alors que le premier film dépeignait une communauté soudée par une histoire fondatrice et un ensemble de croyances communes générées par les anciens, le second réinvente le mythe de la tour de Babel avec sa micro-société cosmopolite divisée en petites cellules qui ne communiquent pas entre elle. Le seul lien entre eux est Cleveland. Ce n'est pas par hasard s'il est un ancien médecin et que son identité fictionnelle est celle d'un guérisseur. C'est par lui que le fantastique s'introduit dans cet univers au travers de sa rencontre avec Narf, la nymphe aquatique dotée du don de divination (Bryce Dallas HOWARD), sorte d'ange tombé sur terre ou plutôt surgi des eaux pour réenchanter le monde. Cependant hors de son élément naturel, ses jours sont comptés et Cleveland va se mettre en quatre pour l'aider à rentrer chez elle. C'est cette association qui va tisser du lien entre tous ces gens disparates autour d'une histoire prenant la forme d'un jeu de rôles dont les tenants et les aboutissants se révèlent au fur et à mesure que le film avance, les objets les plus banals du quotidien recélant leur part de signes cachés. M. Night SHYAMALAN célèbre le pouvoir fédérateur de la fiction sans omettre ses prolongements politiques puisqu'il joue dans le film le rôle d'une sorte de prophète promis au martyre mais dont les écrits serviront de socle à la refondation de la civilisation. Ludique, fantastique, politique, ésotérique, poétique, biblique, sa fable revêt de multiples facettes. Le film, un peu maladroit n'est pas totalement abouti sur le plan scénaristique tant il ouvre de pistes sans les exploiter totalement mais si on adhère à ses postulats de départ (car si ce n'est pas le cas, il peut paraître juste naïf voire ridicule), il donne matière à réflexion.
"Le Village" est à l'image de M. Night SHYAMALAN, une sorte de melting-pot à la confluence du conte européen ("Le petit chaperon rouge", la comptine "Promenons-nous dans les bois"), de l'utopisme des pionniers américains et de l'épouvante asiatique.
"Le Village" est d'abord un film sur la peur. La peur primale de l'inconnu, du noir, du sauvage, de l'animal qui pousse les humains depuis les premiers temps de leur histoire à tracer une frontière entre leur monde (civilisé, domestiqué, organisé, pacifié) et celui de la nature incarné la plupart du temps par la forêt (interdite, comme dans "Harry Potter"). Une frontière fortifiée et surveillée. Ce qui est original dans le film de M. Night SHYAMALAN, c'est que l'on découvre à la fin du film qu'il y a en fait une double frontière qui représente dans un même espace deux époques différentes. Celle qui délimite le village du bois à l'aide de poteaux et de miradors en bois, ouvrages du passé et celle qui sépare la réserve naturelle du reste du monde à l'aide d'un mur d'enceinte en béton, ouvrage beaucoup plus récent de ce que l'écrivain François Terrasson appelle "l'Apartheid de la nature". Le monde des villes (au-delà de l'enceinte de béton) est en effet perçu par les habitants du village comme celui de la sauvagerie au même titre que celui des bois. Un rapprochement surprenant au premier abord mais logique au final car la ville est tentaculaire et ouverte, donc incontrôlable, au même titre que le bois. Les pulsions primitives peuvent donc s'y déployer sans entraves. D'où le leitmotiv du branchage qui à l'inverse du cercle ne peut pas être circonscrit (vous en coupez un, dix repoussent comme le montre l'exemple de l'hydre). C'est peut-être aussi l'une des explications du code couleur qui voit s'opposer le jaune et le rouge, le disque solaire protecteur et l'alerte rouge (et puis le sang est un fluide qui coule et s'infiltre).
Mais "Le Village" est aussi un film sur la manipulation de cette peur à des fins politiques. Car le conseil des Anciens a beau avoir fondé la communauté du village pour protéger l'innocence de ses membres, il ne l'est pas lui, innocent. D'abord parce que les membres fondateurs sont tous nés hors du village. Ils connaissent donc le monde tel qu'il est vraiment. De plus leur projet communautariste autarcique est né d'un traumatisme qui les a conduit à édifier autour d'eux une carapace protectrice à l'abri du monde. Le parallèle avec les pionniers américains partis d'Europe pour fonder une communauté idéale dans le nouveau monde est évident et on a beaucoup rapproché à juste titre "Le Village" des Mormons et des Amish. Le problème, c'est que ces Anciens qui connaissent la vérité sur le monde entretiennent les jeunes générations dans l'illusion du danger que représente le monde extérieur à coup de mensonges (avec mascarades et mises en scène autour des créatures maléfiques censées hanter les bois "ceux dont on ne parle pas" comme "Celui dont on ne doit pas prononcer le nom" dans Harry Potter). On pense beaucoup à Peter WEIR. Celui de "Witness" (1985) et celui de "The Truman Show" (1998). Sauf qu'il n'y a pas d'intrus dans "Le Village". Enfin si mais c'est un intrus "intérieur" qui invalide toute la stratégie du groupe et fait vaciller les certitudes de l'Ancien Edward Walker (William HURT). Et le pire, c'est que cet intrus est lui un authentique innocent qui aurait été déclaré irresponsable de ses crimes s'il avait été jugé par un tribunal moderne. Cet intrus c'est Noah Percy (Adrien BRODY), l'handicapé mental que sa possessivité pousse au meurtre. Et c'est lui qui suprême ironie endosse le costume des créatures maléfiques imaginaires que les Anciens avaient inventées pour terroriser les jeunes et les maintenir bien à l'intérieur du cercle. Comme les crimes de Noah visent la fille de Edward Walker, Ivy (Bryce Dallas HOWARD) et son fiancé Lucius (Joaquin PHOENIX), l'individualisme latent des immigrants américains se réveille et Edward décide sans consulter les autres de les sauver tous les deux en ouvrant une brèche dans le dispositif pour y faire entrer l'air, la lumière et la vérité. Enfin, très relativement étant donné que Lucius est dans le coma et Ivy est aveugle.
Bien avant le caméo de Bruce WILLIS à la fin de "Split" et la réunion des trois super-héros/super-vilains Kevin Wendell Crumb (James McAVOY), David Dunn (Bruce WILLIS) et Elijah Price (Samuel L. JACKSON) dans "Glass" (2018), M. Night SHYAMALAN avait voulu intégrer le héros de "Split" dans "Incassable" (2000) mais cela s'était avéré impossible. Kevin y prenait bien trop de place avec ses 24 personnalités et avait besoin d'avoir son propre film. Mais si la vision de cette trilogie éclaire et enrichit ses différents volets, chacun possède son identité propre et "Split" est sans doute des trois le plus remarquable. D'abord parce que M. Night SHYAMALAN maîtrise sur le bout des doigts les codes et le rythme du thriller horrifique avec lequel il n'hésite pas à s'amuser à déjouer les attentes du spectateur grâce à son héros protéiforme. L'introduction tranchante de "Split" par son rythme et son découpage (!) mérite d'être étudiée dans les écoles de cinéma tant elle est parfaite. A la vitesse de l'éclair et de façon quasi imperceptible (sauf pour Casey qui dès le premier plan est montrée comme étant une jeune fille à part et dont le regard nous est essentiel), on bascule du réalisme trivial dans une dimension angoissante et claustrophobique proche de celle du "Le Silence des agneaux" (1991) et de "L Obsédé" (1965). Mais aussi et surtout parce que le réalisateur va bien au-delà du simple film de genre aussi maîtrisé soit-il, tout comme dans les deux autres films en s'appuyant sur des personnalités asociales à la psyché torturée et à l'enfance malmenée. Casey (Anya TAYLOR-JOY) et Kevin ont deux personnalités qui se réfléchissent. Des flashbacks nous éclairent sur leurs traumatismes respectifs. Casey amorce une introspection symbolisée par son cheminement dans la tanière labyrinthique de Kevin alors que celui-ci voit s'éveiller en lui sa 24eme personnalité, surhumaine et bestiale qui menace de l'engloutir. Sa psychiatre, le Dr. Fletcher (une allusion à "Vol au-dessus d un nid de coucou") (1975) qui ne parvient plus à endiguer l'évolution meurtrière de la psychopathologie de son patient doit s'effacer non sans avoir passé le relai à Casey dont elle a l'intuition qu'elle est la seule à pouvoir empêcher que la Bête ne dévore l'homme.
"Incassable" commence par un accouchement, vu à travers un miroir ce qui est logique puisqu'il s'agit de la naissance du futur mister Glass (Samuel L. JACKSON) et d'une réflexion particulièrement intelligente sur la notion si ancrée dans la culture américaine de super-héros. Elijah Price naît dans la douleur: ses bras et ses jambes se sont cassés dans l'utérus de sa mère et cette fragilité osseuse génétique le met d'emblée sur la touche pour tout le reste de sa vie. Elijah se sent condamné à regarder le monde tourner derrière une vitre cloué dans un fauteuil roulant. De là découle une interrogation existentielle : pourquoi suis-je né? Question à laquelle seule la mère d'Elijah (Charlayne WOODARD) peut lui apporter une réponse, en lui offrant son premier Comic Book. Il échafaude une théorie sur le sens de son existence en partant à la recherche de son double inversé (par effet de miroir), David Dunn.
David contrairement à Elijah vit dans le déni complet de sa différence. Il a tout refoulé et vit une vie en apparence normale. Sauf qu'il est anormalement triste et anormalement solitaire (une caractéristique très profonde des films de M. Night SHYAMALAN.) Un accident de train dont il sort sans une seule égratignure alors que tous les autres passagers ont péri et le voilà sur la touche lui aussi, obligé de se livrer à une douloureuse introspection alimentée par les relances incessantes d'Elijah qui veut l'accoucher de lui-même. Comme dans "Sixième sens", une seule personne peut le suivre dans cette maïeutique, son fils Joseph (Spencer TREAT CLARK) qui a la foi chevillée au corps. Bruce WILLIS trouve là encore un grand rôle et livre une performance exceptionnelle, tout en retenue, l'émotion ne passant qu'à travers son regard. J'avais remarqué l'expressivité de ses yeux dans "La Mort vous va si bien (1992)" de Robert ZEMECKIS et là aussi il arrive à tout transmettre par le regard, notamment lors de la scène des haltères où il prend conscience de sa force surhumaine et encore plus lors de la poignante scène finale de la révélation de la vraie nature d'Elijah. S'il faut un méchant pour révéler le héros, alors la réciproque est vraie tant le bien ne peut exister sans le mal et le mal sans le bien, tous deux étant les facettes d'une même médaille. Celle de l'exception et donc de l'exclusion. Parce que d'un point de vue social et rationnel, Elijah est juste un dangereux psychopathe bon à enfermer et David un agent de sécurité misanthrope. Les scènes de foule dans la gare ou au stade soulignent d'autant mieux son isolement et son manque de communication par les voies normales. Tout passe par la mise en scène avec les visions de David lorsqu'il a un contact physique avec autrui et par le désarroi de son regard.
Si je suis globalement rétive aux films de super-héros (il y a tout de même des exceptions en ce qui concerne Batman et Spiderman), j'aime beaucoup en revanche les œuvres qui interrogent leur univers. J'avais été par exemple impressionnée par les sculptures en lego que Nathan Sawaya avait consacré aux héros de DC Comics avec notamment une vision angoissante d'un Superman se retrouvant emmuré dans sa propre cape. C'est dans cette même veine que se situe "Glass", troisième volet d'une trilogie qui effectue la jonction entre "Incassable" (2000) et "Split" (2016). En effet le titre, "Glass" va au delà du nom du personnage interprété par Samuel L. JACKSON. Il illustre de manière troublante la célèbre phrase de Jean COCTEAU extraite du film "Le Sang d un poète (1930)", "Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images" ^^. D'abord parce qu'il s'agit d'un film de réflexion et non d'action privilégiant la fixité sur le mouvement. Les combats sont par exemple systématiquement avortés, celui de la fin dans la tour d'Osaka étant purement et simplement escamoté. Sa surface vitrée ne réfléchit donc que le vide, omniprésent dans l'ensemble du film. Cette manière de déjouer les attentes du spectateur interroge aussi bien l'identité du super-héros que sa place dans le monde. M. Night SHYAMALAN souligne le même paradoxe que Brad BIRD. Omniprésents dans la culture populaire américaine depuis les années 30, les super-héros sont invisibles dans la réalité (d'où le fait qu'elle ne reflète que le vide, le film de M. Night SHYAMALAN se plaçant délibérément dans un registre réaliste). Est-ce la preuve définitive que les super-héros ne sont qu'un mythe et que leurs supporters ont tort d'y croire ou est-ce parce qu'ils n'ont pas le droit d'exister tels qu'ils sont réellement? Dans "Les Indestructibles" (2004), leur intégration se fait au prix de la dissimulation de leur véritable identité. Dans "Glass", ils sont enfermés à l'asile (ce qui implique qu'il sont considérés comme des malades) dans ce qui est une très intéressante relecture de "Vol au-dessus d un nid de coucou" (1975) (et d'une partie de "L Armée des douze singes" (1995) dans lequel jouait Bruce WILLIS et qui était également un hommage au film de Milos FORMAN). Le docteur Ellie Staple (Sarah PAULSON) est une nouvelle Miss Ratched dont la douceur apparente dissimule les noirs desseins éradicateurs. Se situant dans le registre de la manipulation, elle ne cesse de faire douter d'eux-mêmes les trois hommes qu'elle doit "traiter" pour les détruire de l'intérieur et l'opération projetée sur Elijah (le cerveau du trio tout aussi manipulateur qu'elle) est un avatar de la lobotomie subie par McMurphy avec lequel elle est engagée dans une véritable lutte de pouvoir. On apprécie d'autant plus le twist final qui illustre parfaitement la phrase de Cocteau, la faille du dispositif de surveillance résidant justement dans le fait d'enregistrer des images qui non réfléchies (par les gardes-chiourmes de la normalité) peuvent échapper à leur contrôle et servir de "preuve" (même si ce ne sont que des images et non la réalité, la confusion est inévitable: "c'est vrai, je l'ai vu" ^^).
"Glass" a également un autre sens intéressant. Il renvoie à la vulnérabilité de super-héros que l'on croit à tort invincibles. Cet aspect renvoie à la mythologie grecque, plus précisément à Achille, le héros de la guerre de Troie. Sa mère l'a plongé bébé dans le Styx, l'un des fleuves des Enfers, pour que son corps devienne invulnérable ; mais son talon, par lequel le tient Thétis, n'est pas trempé dans le fleuve et reste celui d'un mortel. Par conséquent il meurt d'une flèche plantée dans le talon. Chacun des trois super-héros de "Glass" possède ainsi une faiblesse qui lui est fatale. David Dunn alias "L'Homme incassable" ou le "Superviseur" (Bruce WILLIS) est hydrophobe, Elijah Price alias M. Glass (Samuel L. JACKSON) souffre de la maladie des os de verre et la Bête alias Kevin Wendell Crumb alias les 22 autres personnalités de sa "Horde" (James McAVOY) lorsqu'elle est ramenée à sa condition humaine ne survit pas aux balles dans le corps. Car entre la bête et le surhomme, ces personnages sont avant tout des hommes et c'est cette dimension humaine qui les rend vulnérables. Elle passe par l'emprise du temps (géniaux flashbacks sur des scènes coupées de "Incassable" (2000) qui témoignent du vieillissement de Bruce WILLIS et de Spencer TREAT CLARK qui joue son fils), les traumatismes de l'enfance (à l'origine de l'hydrophobie de David alors que Elijah résiste à sa lobotomie en se remémorant une scène où enfant il s'est blessé en faisant un tour de manège à sensations, deux scènes de flashbacks également coupées du film "Incassable" (2000) alors que Kevin et Casey partagent des souvenirs indélébiles de maltraitances infligées par un de leurs parents) et enfin l'amour pour les êtres chers (la mère pour Elijah, le fils pour David et Casey pour Kevin, son contact étant le seul moyen de lui rendre son humanité). En les rendant humains trop humains, c'est au final notre propre humanité que M. Night SHYAMALAN interroge.
"Sixième sens" est un très beau film fantastique qui rappelle "Shining" (1980) de Stanley KUBRICK (l'enfant doté de pouvoirs paranormaux, les travellings avant angoissants dans le couloir, le rôle important de la salle de bain, les lieux hantés) et "Vertigo" (1958) de Alfred Hitchcock (atmosphère onirique, poids des fantômes et du passé sur le présent, apparition-éclair du réalisateur dans son propre film). Mais le film est également profondément original de par sa construction en strates qui ne peut être appréciée que si on le voit au moins deux fois. La premier visionnage fait épouser au spectateur le point de vue de personnages démunis face à la mort qui n'est plus intégrée culturellement dans nos sociétés rationnalisées et qui ne peut donc plus être pensée. Cole (Haley Joel OSMENT) et Vincent Grey (Donnie WAHLBERG) sont rejetés par les autres et leur psychiatrisation les enfonce encore plus dans leur statut de freaks. Le twist final agit comme un "rideau déchiré" qui permet au deuxième visionnage de mesurer la profondeur de la mélancolie qui imprègne le film. Chacun est seul, enfermé en lui-même et incapable de parler aux autres ("seul" et "parler" sont sans doute les mots les plus récurrents dans le film). Une scène particulièrement forte suffit à mesurer le malentendu qui sépare Cole (et par extension, tous les enfants "extra-sensibles") des adultes hermétiques. Il s'agit du moment où le professeur demande aux élèves quel était autrefois l'usage de l'école où ils se trouvent. Le professeur attend une réponse politiquement correcte (un palais de justice), Cole lui donne celle qu'il connaît de par ses capacités extra-sensorielles (un lieu où on pendait les gens) avant de faire remonter à la surface l'enfant bègue qu'avait été ce professeur et qu'il a cherché à effacer. Même lorsqu'ils ont des liens affectifs et filiaux, les personnages ne parviennent pas à communiquer ou alors seulement par le truchement d'écrans, s'enfermant ainsi toujours davantage dans leur solitude et leur détresse. C'est toute la force du film de montrer comment Cole apprivoise les fantômes avec l'aide d'un psychologue pour enfants en quête de rédemption, Malcom (Bruce WILLIS) établissant ainsi un lien entre les morts et les vivants, le passé et le présent, l'enfance et l'âge adulte.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.