Les Héros du troisième type (2): Là-Haut et En-dehors
II
Là-Haut et En-dehors
Une version révisée (puissante et planante) de Space Oddity de David Bowie, enregistrée par le commandant Chris Hadfield à bord de la Station Spatiale Internationale (2013). Pour mémoire, ce titre de 1969 se réfère justement au film de Kubrick qui était sorti un an avant.
Quand j'étais adolescente, je me voyais comme un ballon d'hélium rattaché à la terre par un simple ruban, une sorte de cordon ombilical qui pouvait se rompre à tout moment. J'étais fascinée par ces ballons auxquels on attachait des cartes postales comme des bouteilles jetées à la mer et qu'on lâchait par grappes colorées dans les airs sans savoir jusqu'où ils pourraient monter, aller ni où ils pourraient bien atterrir. S'ils atterrissaient un jour me disais-je.
Par ailleurs, mon grand-père me parlait souvent de Diogène de Sinope (c'était un peu son autoportrait), marginal banni de sa patrie d'origine mais libre comme l'air qui passait ses journées à parcourir la cité avec une lampe allumée à la recherche "d'un homme". J'en ai conclu que pour voyager haut et loin, il valait mieux voyager léger.
Dans "Là-Haut" de Pete Docter (2009), Karl s'envole avec sa maison pour échapper à un anéantissement programmé (sa maison doit être rasée et lui-même, enfermé en maison de retraite). De même, c'est un acte de rébellion qui pousse le jeune baron d'Italo Calvino à prendre de la hauteur pour observer à distance la fourmilière humaine de son temps ("Le Baron perché", 1957).
Les héros du troisième type partagent les caractéristiques suivantes:
- Ce sont des figures romantiques occupant une position surplombante par rapport au reste de l'humanité (soit c'est une condition originelle, soit c'est à la suite d'un séisme traumatique, soit les deux).
- A un moment ou à un autre, ils sont amenés à redescendre sur terre et en assumer les conséquences. (Quand il s'agit d'humains, cette trajectoire aboutit à une réunification des différentes parties de soi)
- Ils tendent un miroir à la société qui les accueillent et disent donc quelque chose de l'état de cette société (ce sont des héros paradoxalement très ancrés dans l'Histoire de leur temps et de leur pays, Histoire tumul-tueuse et une de leurs principales motivations à descendre est de changer le cours de l'Histoire justement).
Je vais en développer plus particulièrement trois tout au long de cette analyse: le premier issu de la littérature française classique et populaire du XIX° siècle, les seconds du cinéma d'auteur allemand des années 80-90, le troisième de la série britannique des années 2010, mais qui rejoint les deux autres par son background littéraire et cinématographique.
I- Le Comte de Monte-Cristo, le surhomme du roman populaire
Le premier exemple qui me vient en tête, c'est bien évidemment "Le Comte de Monte-Cristo" de Alexandre Dumas, écrit entre 1844 et 1846, roman que j'ai découvert vers 16-17 ans et que je n'ai cessé de lire et de relire au fil du temps (et comme je l'ai dit en introduction c'est à lui que je me référais quand je pensais au "surhomme qui devenait un homme").
Monte-Cristo est au départ Edmond Dantès, un homme tout à fait ordinaire, marin de son état, qui à la suite d'événements extraordinaires liés aux vicissitudes politiques d'une époque instable (la fin du 1er Empire, la Restauration, les 100 jours, la Re-Restauration) a été exclu de l'humanité en étant condamné à l'incarcération et à l'isolement pour le restant de ses jours. Après s'être évadé au bout de 14 ans, il se dépouille de son ancienne identité pour se réinventer sous la forme d'un justicier vengeur qui souhaite rester délibérément en dehors de la société qui l'a martyrisé. Pour ce faire, il s'élève au-dessus de la condition humaine ("Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois que, jusqu'à ce jour, aucun homme ne s'est trouvé dans une position semblable à la mienne"). En témoigne son mode de vie. Bien que devenu fabuleusement riche, Monte-Cristo continue à vivre comme un ascète, voire un mort-vivant, considère la société qui l'entoure avec dégoût et s'évade dans l'exotisme orientaliste qui faisait fureur à l'époque et les paradis artificiels. La seule motivation qui l'amène à se mêler aux élites dirigeantes de la France de Louis-Philippe est son désir de vengeance. Ne pouvant compter sur des institutions corrompues, il prétend se substituer à dieu grâce à des pouvoirs quasi surhumains (fortune, intelligence, science illimitées, capacité à être partout et nulle part, à changer sans cesse d'apparence et à tout connaître de ses ennemis qui ne comprennent pas d'où viennent les coups qui les frappent).
L'îlot du château d'If, forteresse-prison où a été enfermé ou plutôt enterré vivant Edmond Dantès et dont son âme reste en quelque sorte prisonnière même si son corps s'en est évadé.
Dans "Le Comte de Monte-Cristo, le surhomme, la justice et la loi" (Les Cahiers de la justice, 2012/1, (N°1) p 159-169), Gérard Gengembre évoque le fait que ce dernier pourrait bien être le premier personnage de surhomme de la littérature populaire à bénéficier d'une aura l'ayant hissé au rang de mythe. Il ajoute même que l'écrivain et philosophe italien marxiste Antonio Gramsci victime de la répression du régime de Mussolini pensait qu'il avait eu une influence décisive sur Nietzsche " Il semble de toute façon qu'on puisse affirmer qu'une grande partie de la soi-disant "surhumanité" nietzschéenne a simplement pour origine et pour modèle doctrinal non pas Zarathoustra mais Le Comte de Monte-Cristo d'A. Dumas. [...] Le type du "surhomme"; est Monte-Cristo, libéré de cette auréole particulière de "fatalisme" qui est propre au bas romantisme et qui est encore plus appuyé chez Athos et chez Joseph Balsamo."
Monte-Cristo partage en effet avec Nietzsche le volontarisme anti-fataliste (il s'est "créé" ou plutôt "recréé" une personnalité et un destin pour changer une histoire qu'il juge injuste plutôt que de continuer à subir les événements) et une forme d'anarcho-individualisme en tant que refus de se soumettre à un quelconque "ordre moral" ou "à la loi du troupeau" (institutions et idéologies qui les sous-tendent) qui débilitent l'homme en le réduisant à un "animal social". Le surhomme nietzschéen qui a été dévoyé par les idéologies d'extrême-droite est au contraire un esprit libre complètement affranchi des masses et des manipulations sont elles peuvent faire l'objet.
L'En-dehors, périodique français anarchiste de l'entre deux guerres dont la couverture est parfaitement parlante.
II- Les Anges de Wim Wenders
Le deuxième exemple qui me vient en tête, c'est le film de Wim Wenders, "Les Ailes du désir" (1987) et sa suite "Si Loin si proche" (1993) dont les protagonistes principaux sont des Anges qui contemplent les hommes depuis le ciel berlinois. Leur position surplombante est due à leur nature même et n'a rien de condescendant. Au contraire, ils représentent des figures bienveillantes qui témoignent d'une compassion détachée vis à vis des habitants d'une ville malmenée par l'histoire.
La magistrale introduction de "Si Loi si proche" avec l'Ange Cassiel (Otto Sander) juché au sommet de l'Ange de la victoire.
Dès le premier visionnage de "Les Ailes du désir" lors de la soirée de démarrage sur le réseau hertzien de la chaîne Arte le 28 septembre 1992, j'ai été fascinée par la poésie du film qui épouse la plupart du temps le point de vue des Anges avec des mouvements de caméra aériens de toute beauté et une photographie noir et blanc d'Henri Alekan absolument magnifique. La couleur n'est présente dans le film (comme dans sa suite) que lorsqu'il adopte le point de vue des humains.
L'image iconique de "Les Ailes du désir", c'est la première apparition de Damiel (Bruno Ganz) dont les ailes sont alors bien visibles (la plupart du temps, elles ne le sont pas) au sommet de l'Eglise du souvenir, une relique de la seconde guerre mondiale volontairement laissée en l'état comme témoignage des horreurs de la guerre.
Logiquement le monde vu d'en haut apparaît en plongée avec les seuls enfants qui redressent la tête lorsqu'un ange passe.
Néanmoins si les Anges sont omniscients et immatériels (ils peuvent donc traverser le mur qui séparait les deux parties de la ville en 1987), ils sont réduits à une position d'observateurs et de conservateurs de l'histoire humaine en marche depuis la formation du monde dont ils enregistrent particulièrement tous les éclats de beauté mais aussi toutes les horreurs. Comme les soldats de la paix de l'ONU, ils sont dans l'incapacité d'intervenir directement dans le monde sensible. Et la lassitude de sa condition gagne de plus en plus Damiel: "Mais parfois je suis las de mon éternelle existence d'esprit. J'aimerais ne plus éternellement survoler, j'aimerais sentir en moi un poids qui abolisse l'illimité et m'attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire "Maintenant", et "Maintenant" et "Maintenant" et non plus "Depuis toujours" et "A jamais". S'asseoir à la table des joueurs et être salué, ne serait-ce que d'un signe de tête. [...] Non que je veuille tout de suite engendrer un enfant ou planter un arbre, mais ce serait déjà quelque chose, au retour d'une longue journée, de nourrir le chat comme Philip Marlowe. D'avoir la fièvre, les doigts noircis par le journal, de ne plus être exalté par l'esprit seul, mais enfin par un repas, par la courbe d'une nuque, par une oreille. [...] sentir en marchant sa charpente qui avance. Deviner enfin, au lieu de toujours tout savoir."
Les Anges ont remplacé les bombes mais Cassiel ne peut pas empêcher le suicide de l'homme qu'il essaye de soulager, Damiel ne peut véritablement s'emparer des objets, ne saisissant que leur essence. De même, il ne peut que caresser sans la toucher l'épaule de Marion.
La beauté de Marion (Solveig Dommartin), gracieuse et mélancolique trapéziste qui semble s'élever vers le ciel pour aller jusqu'à lui n'est pas pour rien dans la soudaine lassitude de Damiel vis à vis de sa condition d'Ange. Il l'observe, l'écoute, tente de soulager son spleen mais ne peut réellement la rencontrer qu'en rêve ce qui exacerbe sa frustration de ne pouvoir agir.
III- Sherlock Holmes 2.0: le surhomme déconnecté
Transposition des romans et nouvelles écrites par Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927 constituant le "canon holmésien" dans la société des années 2010 mais aussi réappropriation, extension (incluant des hommages à d'autres apports, voir chapitre IV), réinterprétation de ces oeuvres et enfin proposition de solution (autre que celle à 7% ^^) à la manière d'une (brillante) fanfiction professionnelle, le Sherlock Holmes né des talents conjoints de Mark Gatiss et de Steven Moffat pour la BBC (4 saisons de 3 épisodes réalisés entre 2010 et 2017 + un épisode spécial faisant la transition entre les deux dernières saisons soit au total 13 films de 1h30 chacun) a pas mal de points en commun avec le héros de Alexandre Dumas et par conséquent avec le surhomme de Nietzsche. Si lui-même se voit comme un "sociopathe de haut niveau" (en VO, c'est encore plus parlant, "High functioning sociopath"), Irène Adler (Lara Pulver) en donne une définition plus complète: "un être abîmé qui croit en une puissance supérieure: lui-même". Néanmoins ce qui coupe Sherlock (Benedict Cumberbatch) des autres hommes est au moins autant dû à une amnésie traumatique liée à une histoire familiale (mais également sociétale et civilisationnelle) sur laquelle pèse une lourde chape de plomb qu'au fait d'être né neurologiquement différent. Ses capacités cérébrales exceptionnelles lui permettent d'atteindre l'omniscience à partir d'un sens aigu d'observation des détails et une capacité fulgurante de déduction. Adepte d'un mode de vie extrême fondé sur le danger de mort permanent, il vit par ailleurs une grande partie du temps dans d'autres mondes: celui de son "palais mental" c'est à dire son esprit qui est paradoxal puisque hypermnésique sur les détails et amnésique sur l'essentiel; celui du numérique; celui de l'infiniment petit qu'il observe au microscope ou à la loupe; celui de la mort enfin, sa deuxième maison étant la morgue de l'hôpital St Bartholomew's de Londres.
Avec un sens consommé de l'efficacité visuelle, le spectateur entre dans l'esprit de Sherlock en voyant ses déductions s'afficher à l'écran, parfois à partir de gros plan sur les infimes détails qui lui ont permis de reconstituer le profil d'une personne.
Quand il daigne s'intéresser à une enquête, c'est parce qu'il la juge suffisamment excitante pour le faire grimper aux rideaux afin de tromper l'ennui mortel qui le ronge la plupart du temps (ennui qu'il comble par la toxicomanie, autre façon de "planer", être défoncé se disant "to be high"). Sa rapidité de raisonnement (et d'élocution) donne le tournis à un homme ordinaire. Se retrouvant donc forcément désynchronisé de la société qu'il ne comprend pas pas plus qu'elle ne le comprend, il ne se sent pas concerné par ce qui s'y passe en dehors des éléments techniques qu'il peut y prélever comme un chercheur en laboratoire le ferait pour mettre en avant ses découvertes géniales. Dans la première saison, il fonctionne comme une parfaite machine à penser dont les fonctions vitales sont réduites au minimum (aussi ascétique que Monte-Cristo, il est adepte de l'asphyxie lente entre son débit mitraillette et les poisons qu'il s'injecte). Son comportement infantile et infatué de lui-même ("je ne suis pas "les gens"), son asociabilité, son mépris des règles et des lois, et son attirance pour le crime lui valent d'être considéré avec suspicion par la majorité de la police qui pense qu'il n'y a finalement pas grande différence entre le détective consultant obsessionnel et le sérial killer shooté au crime.
Do you miss me? Le leitmotiv lancinant de Jim Moriarty (Andrew Scott, brillant et charismatique comme l'ensemble du casting) la némésis de Sherlock est aussi l'une de ses obsessions et se perpétue ainsi bien après sa mort comme ces fantômes du passé qui continuent à coller aux basques.
Le seul à lui faire confiance et à avoir de l'estime à son égard, c'est l'inspecteur Lestrade (Rupert Graves) qui partage avec lui la même addiction au tabac. Il lui a tendu en amont une perche sous forme de fil invisible dont celui-ci n'a attrapé que l'extrémité. Le regard décalé que la série porte sur Lestrade (par rapport au canon) ne le fait pas paraître comme un faire-valoir mais comme une figure paternelle bienveillante par le simple fait qu'il ouvre une possibilité à Sherlock d'exercer ses dons au service de la société, espérant que cela le fera évoluer ("c'est un grand bonhomme et je crois qu'un de ces jours, si on a beaucoup de chance, il pourrait être quelqu'un de bien" dit-il dans le premier épisode et ce sera à lui d'avoir le mot de la fin dans le dernier pour faire le bilan, évidemment). En effet bien qu'ayant une trentaine d'années dans la série, l'âge réel de Sherlock est bloqué autour de 11-12 ans (on verra l'enfant qui est en lui à partir de la saison 3). Il va falloir tout de même les quatre saisons entières pour qu'il arrive à retenir correctement le prénom de Lestrade, Greg (allusion au fait qu'il n'est désigné que par une lettre dans le canon, "G").
Sherlock Holmes a deux pères. Le premier, Conan Doyle, l'a inventé. le second, Billy Wilder, en a fait un être humain (voir chapitre IV). La série rend hommage aux deux mais prolonge et amplifie la démarche humaniste du deuxième.
Tout s'emballe dans le troisième épisode de la deuxième saison (pile au milieu de la série) quand Jim Moriarty, le "jumeau maléfique" de Sherlock l'attend pour un affrontement dont aucun des deux n'est censé réchapper. Les deux hommes sont engagés dans une lutte à mort qui ressemble plutôt à un processus d'autodestruction programmé. Il se retrouvent logiquement sur les toits de Londres, le second murmurant au premier que ce qui le différencie de lui c'est qu'il est ennuyeux parce qu'il a choisi d'être du côté des Anges. Il est vrai que Moriarty trompe son ennui en commettant des crimes là où Sherlock Holmes se passionne pour leur résolution. Mais pour ce qui est de leur indifférence à la vie, celle d'autrui comme la leur, les deux se valent. Ou presque car Sherlock a quelques ancrages terrestres (Lestrade, sa logeuse Mrs Hudson jouée par Una Stubbs et son colocataire, John Watson joué par Martin Freeman) et a commencé à vaciller sous l'effet du désir et de la peur dans les deux premiers épisodes de la saison 2 mais il tient encore tout ce qui pourrait voir s'effondrer l'image qu'il s'est construite de lui-même à bonne distance. D'ailleurs ne dit-il pas à Moriarty qu'il est peut-être "du côté des Anges" mais qu'il n'en fait certainement pas partie, ajoutant: "Je suis vous. Prêt à tout. Prêt à brûler. Prêt à faire ce que les gens ordinaires ne feraient pas. Vous voulez que je vous serre la main en enfer. Je ne vous décevrai pas." Moriarty n'a plus qu'à le prendre au mot en se suicidant et en enjoignant Sherlock à le rejoindre pour sauver ses trois amis qui seront abattus s'il reste en vie ce qui est la parfaite définition du nihilisme.