Décidément, la filmographie de Philippe de BROCA réserve bien des surprises. Après "Chere Louise" (1972), un autre film méconnu de lui (parce qu'ayant été un échec à sa sortie) est remis en lumière, "Le roi de coeur". Même si j'ai trouvé que les acteurs surjouaient et que le film comportait des longueurs, l'intrigue me paraissant davantage convenir à un moyen qu'à un long métrage, le pas de côté antimilitariste effectué par le cinéaste ne manque pas de charme. Le film a pour cadre le théâtre d'un village abandonné que les allemands ont décidé de faire sauter à la fin de la première guerre mondiale (Marville en réalité Senlis). Un soldat britannique, francophone et colombophile (manière de souligner son pacifisme foncier, comme dans le très beau "Les Fragments d'Antonin") (2006) est envoyé en mission (suicide) pour désamorcer la bombe. Mais celui-ci réussit à échapper aux allemands en se réfugiant chez les fous et en se faisant passer pour l'un d'entre eux. C'est ainsi que naît le roi de coeur (Alan BATES) aux côtés du duc de trèfle (Jean-Claude BRIALY) et de monseigneur marguerite (Julien GUIOMAR). Ce n'est qu'un petit échantillon de ce qui constitue selon moi la plus belle scène du film, lorsque les aliénés décident d'investir la ville désertée dans un mouvement carnavalesque. Chacun fouille dans les lieux, revêt les habits de son personnage et l'on découvre alors Micheline PRESLE sous les traits d'une tenancière de bordel, Mme Eglantine, Michel SERRAULT sous celui d'un coiffeur maniéré qui préfigure "La Cage aux folles" (1978) ou encore Pierre BRASSEUR dans le rôle du général géranium. Bref, deux ans avant mai 1968, Philippe de BROCA a inventé le flower power des patronymes. L'idée est fort belle, de même que la parade colorée qui illumine les rues grises un peu à la manière d'une comédie musicale (avec la BO de Georges DELERUE et la photographie de Pierre LHOMME). J'ai pensé à "Le Joueur de flute" (1971) de Jacques DEMY qui montrait des saltimbanques comme une bouffée d'oxygène dans un bourg sclérosé par la haine antisémite d'autant qu'en s'enfuyant, les habitants de Marville ont laissé une ménagerie de cirque (celle de Jean RICHARD) qui a également l'occasion de s'échapper de sa cage. Tandis que l'une des filles de Mme Eglantine, Coquelicot (Genevieve BUJOLD dix ans avant "Obsession") (1976) s'essaie au funambulisme sous les yeux de Charles alias le roi de coeur avec lequel elle entame une idylle. Mais comme dans "Le Joueur de flute" (1971), la parenthèse enchantée n'est pas destinée à durer. Charles dont on peut imaginer qu'il est le double de Philippe de BROCA a quant à lui définitivement choisi son camp et la fin repose également sur une belle idée paradoxale de liberté en cage après que chacun se soit dépouillé des insignes qui l'encombrait.
Philippe de BROCA a voulu prolonger le succès de "L'Homme de Rio" (1964) avec "L'homme de Hong-Kong" mais "Les Tribulations d'un chinois en Chine" (1965) librement adapté du roman de Jules Verne ne parvient pas à la cheville de son prédécesseur. Le démarrage est particulièrement poussif et par la suite, en dépit de quelques moments amusants, le film, rempli comme un oeuf et brouillon ne parvient jamais à trouver un rythme de croisière satisfaisant. Pour ne rien arranger, Jean-Paul BELMONDO qui est en roue libre cabotine tant qu'il peut et c'est d'ailleurs cette caricature qui a ensuite été pastichée et parodiée par les humoristes au point de recouvrir son véritable talent d'acteur. D'autres sont sous-exploités, je pense particulièrement à Maria PACOME et à Jess HAHN qui passent une grande partie du film assis sur un fauteuil à attendre que ça se passe. Mais au moins ils ont droit à une scène d'action où l'on retrouve fugacement le talent du réalisateur. L'actrice qui joue leur fille, Valerie LAGRANGE reste une vraie potiche du début à la fin. Et Ursula ANDRESS est une fausse bonne idée, elle ne parvient pas à s'imposer autrement que l'actrice ayant joué dans "James Bond 007 contre Dr. No" (1962). Le seul acteur qui réussit à faire une composition savoureuse, bien qu'un peu répétitive est Jean ROCHEFORT dans le rôle d'un Passepartout guindé jusque dans les situations les plus extrêmes.
Si "Chère Louise" est un film inattendu (et méconnu) dans la carrière de Philippe de BROCA (il faut dire qu'il fut un échec critique et commercial à sa sortie), il ne l'est pas dans le contexte du cinéma français des années 70 où il en rappelle d'autres: "Les Valseuses" (1974) (pour la transgression de l'attirance que de jeunes hommes peuvent éprouver pour une femme d'âge mûr jouée par Jeanne MOREAU et le désir que celle-ci exprime), "Le Genou de Claire" (1970) (pour le choix de la ville, provinciale et bourgeoise d'Annecy comme cadre du film et là aussi des histoires de désir entre personnes d'âge différents), "Mourir d aimer" (1970) (pour la condamnation morale et sociale de ce type d'amour lorsque c'est la femme qui est la plus âgée), les films contemporains de Claude SAUTET (en raison du fait que le scénariste de "Chère Louise" n'est autre que Jean-Loup DABADIE). Si l'on se délocalise temporellement et géographiquement, on pense bien évidemment, leur "ancêtre" à tous, "Tout ce que le ciel permet" (1955) de Douglas SIRK d'autant que Rainer Werner FASSBINDER a justement rendu hommage à ce film dans "Tous les autres s appellent Ali" (1973) où comme dans "Chère Louise", le jeune homme est aussi un immigré.
Longtemps invisible, "Chère Louise" a été récemment restauré et projeté au festival de Cannes 2021 dans la sélection Cannes Classics ce qui lui donne actuellement une seconde vie dans les cinémas d'art et essai. Voilà l'occasion de découvrir un film intimiste et sensible dans lequel on reconnaît la patte du réalisateur dans le personnage instable et bondissant de Luigi (Julian NEGULESCO) ainsi que dans quelques moments de fantaisie mais où la mélancolie l'emporte largement*. La lucidité aussi. Jamais Louise (Jeanne MOREAU) ne s'illusionne sur sa relation avec Luigi qu'elle traite d'ailleurs bien plus comme un enfant que comme un homme, celui-ci s'avérant attachant mais insouciant et irresponsable. Elle le materne, elle l'éduque, elle tente de contrôler le moment inévitable où il partira. Car cette lucidité ne l'empêche pas pour autant de souffrir. Louise est montrée comme une femme profondément seule dès la première image (une tombe) et qui est vouée à le rester. Mais cette solitude (renommée tranquillité) est aussi sa force. La photographie brumeuse comme ouatée, la musique de Georges DELERUE et les lainages colorés portés par une Jeanne MOREAU en majesté (tout fan de cette actrice doit absolument avoir vu ce film) participe du climat doux-amer du film.
* Le générique est d'ailleurs très significatif: il se déroule pendant le voyage de Louise en train mais le mouvement est sans cesse interrompu par des arrêts sur image. Ce caractère haché de "stop and go" est bien différent du mouvement perpétuel et étourdissant auquel le cinéaste nous a habitué et annonce la rencontre de Luigi le perpétuel aventurier immature et de Louise, la bourgeoise quadragénaire à la vie triste et routinière.
L'Homme de Rio, deuxième collaboration entre Philippe de Broca et Jean-Paul Belmondo (après "Cartouche") c'est le film qui fait la liaison entre les aventures de Tintin et la saga Indiana Jones. Les emprunts aux albums du célèbre reporter sont légion et rappellent que L'Homme de Rio est issu d'un projet d'adaptation de l'oeuvre de Hergé: les statuettes dissimulant un secret? "L'Oreille Cassée". Les enlèvements d'ethnologues? "Les Sept boules de cristal". La superposition des trois parchemins? "Le Secret de la Licorne". Le héros suspendu juste au-dessus d'un crocodile affamé? "Tintin au Congo". Ou cascadeur le long d'un immeuble? "Tintin en Amérique". Les fléchettes empoisonnées? "Les Cigares du pharaon". Cette ligne claire par son extrême précision se combine avec une vitesse d'exécution sans pareille, d'immenses espaces à défricher (la jungle), ou à investir (Brasilia), les qualités athlétiques de Jean-Paul Belmondo qui ne cesse de courir, sauter, grimper, nager, se bagarrer du début à la fin du film à pied, en vélo, en voiture, en avion ou de liane en liane (mais toujours en ligne droite, de case en case!) et un zeste du rire unique de Françoise Dorléac. La dynamique de leur couple rappelle les meilleures comédies américaines, les séquences de saloon font penser au western, celle où le héros grimpe le long d'un mur et les bagarres où le décor est détruit aux burlesques muets et juste retour des choses, le film sera à son tour une source d'inspiration majeure pour Spielberg (qui découvrira ensuite par ricochet l'oeuvre belge d'origine et lui rendra hommage en 2011). L'ensemble défie les lois de l'apesanteur dans une esthétique bariolée proche de son modèle original, la BD mais aussi de la légèreté de la Nouvelle Vague (décors naturels, faux raccords privilégiant le rythme à la cohérence).
Philippe de BROCA est l'un des réalisateurs fétiches de Jean-Paul BELMONDO. "Cartouche" a été tourné à l'époque où celui-ci jouait indifféremment dans le cinéma de la Nouvelle vague et dans le cinéma populaire (tout comme Jess HAHN qui joue "La Douceur" après avoir interprété le rôle principal du premier long-métrage de Éric ROHMER, "Le Signe du Lion") (1959). "Cartouche" est toutefois un film assez déroutant car moins simple qu'il en a l'air. Certes, il s'agit bien d'un film de genre, fantaisie historique, film d'aventure et de cape et épée façon Robin des bois à la cour des miracles du début du XVIII° siècle au rythme bondissant avec des personnages truculents et des scènes d'action très cartoonesques dans lesquelles les méchants, ridicules à souhait tombent de concert à chaque nouvel assaut de Cartouche, le bandit redresseur de torts (et accessoirement grand séducteur) et de ses complices (dont Jean ROCHEFORT, classe mais en retrait). Certaines scènes de pillage de châteaux sont également irrésistibles. Mais dans ce film de divertissement léger, il y a en fait un autre film en arrière-plan, très cohérent des premières aux dernières images, plus grave et mélancolique. Dans les premières images, on voit Cartouche donner le bras à la femme du lieutenant de police, Isabelle de Ferrussac (Odile VERSOIS) comme son égal avant d'être brutalement repoussé par le mari de cette dernière, Gaston de Ferrussac (Philippe LEMAIRE) qui le ravale au rang de moins que rien. A la fin, on voit ce même Cartouche, poussé par son orgueil démesuré échapper de justesse à un traquenard pour avoir voulu séduire cette même femme, y perdant au passage sa ravissante compagne, la belle gitane Venus (Claudia CARDINALE, elle aussi actrice polyvalente et polyglotte) femme libre au caractère bien trempé. Les derniers plans, crépusculaires, funèbres et vengeurs m'ont fait penser à celle de "Que la fête commence" (1974) de Bertrand TAVERNIER avec Jean ROCHEFORT qui faisait le même lien entre la Régence et la Révolution. De même qu'un acteur peut échapper aux cases, un film peut en cacher un autre et c'est cette richesse de lecture qui fait selon moi tout l'intérêt de "Cartouche" encore aujourd'hui.
J'avais beaucoup aimé cette version cinématographique du "Bossu" adaptée du roman-feuilleton de Paul Féval à sa sortie et le revoir m'a procuré tout autant de plaisir. Bien sûr, il s'agit d'un film qui n'a d'autre prétention que de divertir et pour cause, le roman, modèle du genre "cape et épée" est lui-même truffé de péripéties rocambolesques savoureuses mais complètement invraisemblables sur un (vague) fond historique. Mais Philippe de BROCA qui était alors au creux de la vague réalise un film bien rythmé qui a permis au public de redécouvrir son savoir-faire dans le domaine de la superproduction bondissante. La mise en scène est soignée (beauté des décors qu'ils soient naturels ou reconstitués, chorégraphies précises des combats) et les acteurs sont particulièrement inspirés (ou bien dirigés). Outre le clin d'œil à "Que la fête commence" (1975) avec un Philippe NOIRET qui reprend son rôle du régent 20 ans après le film de Bertrand TAVERNIER, Vincent PEREZ qui était alors le jeune premier à la mode dans le genre s'en sort bien dans le rôle du Duc de Nevers. Mais les deux stars sont sans conteste Daniel AUTEUIL dans le rôle du chevalier de Lagardère et Fabrice LUCHINI dans celui de Philippe de Gonzague. Certes, Daniel Auteuil est clairement trop âgé pour un rôle aussi physique qui est aussi un rôle de séducteur (mais à cette époque comme plus tard les romances entre quadra-quinqua et jeunettes à l'écran étaient quasiment la norme) mais il fait merveille dans celui du bossu, double fantasmatique de Lagardère. Car le bossu est une projection de sa psyché, lui qui se voit comme le vilain petit canard parvenu dans le monde de la haute société qu'il est amené à fréquenter. Quant à Luchini, il compose un Gonzague aussi inquiétant qu'hilarant. C'est avec ce film que j'ai changé d'avis sur cet acteur que je n'appréciais pas jusque là car je pensais à tort qu'il était incapable d'autodérision.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.