Reconnaissance tardive. C'est en 2022 avec la consécration de "Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080, Bruxelles" (1975) comme le meilleur film de tous les temps que j'ai entendu parler pour la première fois de Chantal AKERMAN. C'est d'ailleurs également par cet événement que s'ouvre le documentaire qui analyse une petite partie de son oeuvre (son premier film, "Saute ma ville" (1968), sa comédie musicale "Golden Eighties" (1986), son documentaire, "D'Est" (1993), son travail d'artiste plasticienne et Jeanne Dielman bien sûr) au miroir de sa vie. Faisant intervenir des amis et collaborateurs (notamment l'acteur qui joue Sylvain, le fils de Jeanne Dielman, la productrice Marylin WATELET etc.) au milieu des extraits et des images d'archives, le film brasse les thèmes du féminisme, du judaïsme, du rapport à la mère et à la mémoire mais n'évoque pas du tout l'homosexualité féminine. En revanche il y a un documentaire dans le documentaire: celui de la ville de Bruxelles qui à la suite de la reconnaissance de "Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080, Bruxelles" (1975) a inauguré en 2023 une fresque murale et une allée au coeur du Quai du commerce ainsi qu'une plaque posée devant l'immeuble où a été tourné "Jeanne Dielman". La cinémathèque de la ville a par ailleurs exhumé ses premiers courts-métrages qui restaient inédits à ce jour. Une reconnaissance qui s'inscrit dans une redécouverte des réalisatrices (comme Alice GUY en France) et dans un mouvement de féminisation des espaces publics. Tout cela trop tardivement pour que la cinéaste puisse en profiter, elle qui a mis fin à ses jours en 2015 à l'âge de 65 ans après avoir travaillé toute sa vie (comme nombre de ses consoeurs) en marge du système et en quête permanente de financements.
J'avais déjà vu "Sur mes lèvres", le troisième film de Jacques AUDIARD il y a une quinzaine d'années mais je l'ai beaucoup plus apprécié cette fois-ci. En dépit de quelques maladresses (la sous-intrigue inutile avec Masson, le contrôleur judiciaire), Jacques AUDIARD réussit un film résolument original tant sur la forme que sur le fond. Sur le fond, il réussit déjà, avant "De battre mon coeur s'est arrete" (2005) et "Emilia Perez" (2024) à jouer harmonieusement avec les touches noires et blanches du piano c'est à dire à mêler un univers associé au masculin, celui du film de gangsters et un univers associé davantage au féminin, celui du mélodrame social. Il ne s'agit pas encore d'un personnage tiraillé entre deux identités mais d'une rencontre entre deux marginaux: Carla (Emmanuelle DEVOS), une femme handicapée, solitaire, complexée et méprisée par ses collègues de travail et Paul (Vincent CASSEL), ex-taulard fruste en quête de réinsertion mais plombé par la dette qu'il doit à un malfrat (Olivier GOURMET) qui l'oblige à travailler pour lui. Paul devient le stagiaire de Carla qui tente de se l'attacher alors que lui souhaite l'enrôler pour voler son patron en découvrant sa capacité à lire sur les lèvres. Chacun est donc tenté d'utiliser l'autre jusqu'à ce qu'ils convergent vers un but commun au goût de revanche, le thriller venant s'ajouter aux autres genres. Sur le plan de la forme, Jacques AUDIARD nous plonge en immersion dans les perceptions de Clara dont les difficultés d'audition débouchent soit sur une hypo soit sur une hyperacousie selon qu'elle met ou non ses appareils et qui a aiguisé d'autres sens, notamment l'odorat, la vue, le toucher, le sens de l'orientation qui vont se révéler déterminants pour l'issue de l'intrigue, le handicap devenant dans le contexte du thriller un super-pouvoir capable de la révéler à elle-même comme une femme puissante et sensuelle. La scène où elle déchiffre à distance le plan de Paul s'apparente ainsi à un acte sexuel dans lequel elle atteint l'orgasme et ce, avant que l'attirance longtemps mêlée de gêne et de malentendus ne se concrétise. Ainsi, même si "Sur mes lèvres" baigne dans un univers très masculin, il en émerge un superbe portrait de femme, remarquablement interprété par Emmanuelle DEVOS qui n'a pas volé son César.
A l'image de son affiche, "The Substance" joue à fond des contrastes tels que le clinique et l'organique. Mais aussi le propre et le sale, le noir et le blanc, le vieux et le jeune, la laideur et la beauté ou bien les trois couleurs primaires: jaune de l'oeuf (sur lequel est expérimenté la substance), de l'activator du dédoublement et du manteau d'Elisabeth ("la matrice" de son double jeune), rouge du sang et des organes et le "rêve bleu" des chimères, la robe de princesse des contes et du sommet des dieux hollywoodiens. Tous ces pôles de contrastes sont reliés entre eux par un cordon ombilical serpentin (repris sur le motif du peignoir d'Elisabeth) ou par de longs corridors qui ont un caractère de révélateur de la vraie nature de ce qui est relié, comme les deux facettes d'une même pièce. Pour ne donner qu'un exemple, le click and collect dans lequel Elisabeth vient récupérer son kit et ses recharges est, à l'image de sa salle de bain, d'une blancheur éblouissante alors que cette dernière dissimule un cadavre dans le placard et que pour accéder aux casiers il faut traverser un garage désaffecté et jonché de détritus. Cette esthétique de l'agencement des contraires par le montage, Coralie FARGEAT l'a puisé dans le cinéma de David LYNCH et Stanley KUBRICK dont elle se réapproprie les labyrinthes mentaux de "2001 : l'odyssee de l'espace" (1968) et de "Shining" (1980). Mais, et c'est ce qui rend son film jouissif, elle se les réapproprie avec beaucoup d'ironie. Dans cette réinvention féministe de "Le Portrait de Dorian Gray" (1944) croisée avec le syndrome de Frankenstein, "Ainsi parlait Zarathoustra" n'annonce pas la venue d'un être supérieur mais accouche au contraire d'un monstre qui n'est pas sans rappeler "Elephant Man" (1980). Le personnage d'Elisabeth est une coquille vide qui ne vit que de des souvenirs de son ancienne gloire (comme dans "Boulevard du crepuscule") (1950) et d'images, celles que lui renvoie le monde patriarcal dans lequel elle vit, obsédé par le jeunisme et le corps parfait. Lorsque son âge la prive de la dernière émission qu'elle présentait (un show matinal d'aérobic à la Jane FONDA) par la décision d'un producteur masculiniste grotesque (Dennis QUAID) ayant décrété que 50 ans était une date de péremption, elle a l'impression de ne plus exister car elle n'a plus rien à quoi se raccrocher. La scène où elle tente sans succès de sortir de son isolement en se heurtant sans cesse à un miroir lui renvoyant un reflet haï souligne cet enfermement mortifère dans l'apparence. L'expérience de dissociation à laquelle elle se livre entre un moi jeune (idéalisé*) et un moi vieux (haï) tourne donc à l'autodestruction et non à la collaboration comme le présuppose un protocole médical qui semble avoir été produit par une IA plutôt que par un humain. Mais elle en fait également profiter la société du spectacle dont elle est le produit ce qui nous gratifie de quelques séquences hautement jubilatoires digne de la fin de "Carrie au bal du diable" (1976) croisé avec la mutation de "Akira" (1988) et de "La Mouche" (1986). Demi MOORE est exceptionnelle, n'ayant peur de rien et surtout pas des transformations physiques les plus audacieuses ce qui donne lieu, là encore à des séquences désopilantes faisant penser à la vieille sorcière de Blanche-Neige.
* Les séquences avec Margaret QUALLEY filmées avec un male gaze appuyé sont là encore un summum d'ironie, montrant que Elisabeth n'a généré qu'une version ancienne d'elle-même, poupée gonflable objet des fantasmes masculins n'ayant aucune existence propre. Elisabeth s'avère incapable de la moindre forme de détachement de cette aliénation au regard masculin concupiscent, lequel est tourné en ridicule de façon jouissive.
"Tout le monde voudrait être Cary Grant. Moi aussi, je veux être Cary Grant !". C'est dire si l'icône hollywoodienne reflétait imparfaitement celui qui la projetait. Et ce d'autant plus qu'il a passé une bonne partie de sa vie englué dans un profond trouble identitaire. L'image pleine d'assurance du séducteur dandy au charme absolument irrésistible ne pouvait pas être plus éloignée d'un homme né anglais sous le nom de Archibald Leach dans un milieu modeste. Encore que cet écart a été réduit par Charles CRICHTON dans "Un poisson nomme Wanda" (1988) puisque le personnage joué par John CLEESE se nomme Archie Leach. En attendant, seul un film méconnu "Rien qu'un coeur solitaire" sorti en 1944 (et évoqué dans le documentaire) fait ressortir le prolétaire des bas-fonds de Londres (bien que Cary Grant soit originaire de Bristol) à l'accent cockney sous le smoking de l'homme distingué au sourire craquant, à l'agilité phénoménale (fruit de son ancienne activité d'acrobate) et à la langue bien pendue. C'est d'ailleurs son rôle le plus sombre et le plus tourmenté. Pour le reste, la véritable personnalité de Cary Grant, il fallait la décoder. Ainsi l'aisance physique et verbale n'est pas la seule raison de son talent pour les screwball comédies, l'ambiguïté sexuelle et le travestissement y sont des leitmotiv majeurs. Bien que le documentaire ne s'y attarde que très brièvement, préférant évoquer les cinq mariages de Cary Grant, la bisexualité de ce dernier est maintenant bien connue (elle est évoquée d'ailleurs dans "Le Prenom") (2011). Le morceau de choix pour comprendre l'homme derrière l'artiste reste cependant les films tournés par Alfred HITCHCOCK qui sont longuement analysés. Anglais lui-même, Alfred HITCHCOCK était également passionné par la psychanalyse tandis que Cary GRANT grâce notamment à sa troisième femme avait entamé une thérapie au LSD (alors en vogue en Californie dans les années 50) avec un psychiatre qui lui a permis de faire un travail fructueux sur lui-même. Les films de Alfred HITCHCOCK avec Cary GRANT mettent en scène un homme tourmenté, à l'identité incertaine (le quiproquo de "La Mort aux trousses" mais aussi l'ambiguïté de "Soupcons") (1941) (1959) et se méfiant des femmes ("Soupcons" (1941) là encore mais surtout ce chef-d'oeuvre qu'est "Les Enchaines") (1945). La relation contrariée de Grant avec sa mère puis sa disparition qu'il crut longtemps être un abandon avant de découvrir qu'elle avait été internée par son père puis la distance qu'il conserva vis à vis d'elle ont structuré sa personnalité fuyante qui sur le tard réussit à se rassembler. Dommage que le documentaire, par ailleurs très bien documenté et passionnant ne cite pas la fin de "Charade" (1963) dans lequel Audrey HEPBURN cite tour à tour tous les pseudo dont s'est affublé le personnage joué par Cary GRANT, comme pour mieux les exorciser.
L'affrontement idéologique entre islamisme et laïcité auprès de la jeunesse des pays déchirés entre plusieurs identités a quitté depuis peu les reportages d'actualité et les documentaires pour s'inviter dans la fiction. Pas vraiment en France où pourtant ce sont les contradictions entre les injonctions familiales et communautaires d'un côté et celles de l'école laïque de l'autre qui sont à l'origine des "pétages de plomb" de jeunes radicalisés comme l'a démontré dans ses livres et conférences la politologue Anne-Clémentine Larroque. Mais la Belgique a offert un éclairage saisissant avec "Amal, Un esprit libre" (2023) et également la Turquie à travers "Yurt" qui évoque la situation du pays à la fin des années 90 tiraillé entre l'héritage laïc du kémalisme et l'islamisme d'Erdogan. Le film est centré sur Ahmet, un adolescent de 14 ans issu d'un milieu privilégié. Il est inscrit dans un lycée privé mixte, élitiste et nationaliste dans lequel il apprend l'anglais et les chants à la gloire d'Atatürk mais son père, récemment converti à un islam rigoriste l'a mis en pension dans un Yurt c'est à dire un pensionnat religieux fréquenté par des garçons d'origine modeste. La propagande ne s'y limite pas aux discours mais passe par toutes sortes de brimades dont Ahmet fait les frais parce qu'il apparaît comme un intrus: riche parmi les pauvres et rebelle parmi les soumis. Il est victime de brimades aussi dans son lycée friqué, pas très bienveillant envers sa double vie. C'est ainsi que le film enrichit son approche. Il ne se contente pas de placer Ahmet au coeur d'un affrontement idéologique, il se retrouve également pris insidieusement dans une lutte des classes qui recoupe ses propres questionnements identitaires. En effet, Ahmet est avant tout un adolescent en construction dont la quête d'émancipation se heurte à l'autoritarisme du père et à l'obscurantisme du Yurt. Mais aucune répression ne peut empêcher la puberté et ses manifestations physiques alors que Ahmet connaît ses premiers émois amoureux et sexuels auprès d'une fille de sa classe du lycée privé mais aussi auprès de Hakan, l'un des pensionnaires du Yurt. Cette partition est un peu trop systématique et schématique (c'est peut-être le résultat d'un premier film plein comme un oeuf), néanmoins le moment où le film bascule du noir et blanc à la couleur quand Ahmet semble enfin prendre la tangente pour suivre ses propres désirs au lieu de ceux du père et de la société est superbe: une bouffée de liberté qui n'est pas sans rappeler "Mommy" (2014) de Xavier DOLAN.
L'errance n'est pas du tout incompatible avec l'enfermement comme j'ai essayé récemment de le démontrer lors d'un colloque à propos du cinéma de Wim WENDERS. Et cela est également valable pour Chantal AKERMAN. D'ailleurs, j'ai lu récemment un commentaire qui rapprochait "Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080, Bruxelles" (1975) de "Perfect Days" (2022) et sa solitude faite de trajectoire en boucle et de moments routiniers. Et bien ce rapprochement, on peut également le faire entre "Paris, Texas" (1984) ou la trilogie de l'errance et "Les Rendez-vous d'Anna" (1978). Le road/rail movie ponctué de rencontres ne sert en effet qu'à renvoyer le/la protagoniste à sa solitude intrinsèque. Le trajet d'Anna (que l'on devine être le double de la réalisatrice) de Essen à Paris via Cologne et Bruxelles s'effectue dans une atmosphère grise et morne. Les espaces traversés sont froids, impersonnels, désolés. Le contact avec les autres est fondamentalement déceptif. Lorsque Anna se retrouve prise dans la foule, elle a le plus grand mal à s'en extraire comme si celle-ci était un élément hostile qui l'oppressait. Mais les tête à tête ne sont pas plus chaleureux. Aux deux extrémités de son voyage, Anna tente de passer la nuit avec un homme dans une chambre d'hôtel. Un blond, rencontre d'un soir qui tente de la convaincre d'entrer dans sa vie (Helmut GRIEM) mais qu'elle repousse et un brun, amant parisien (Jean-Pierre CASSEL) qui pris de fièvre se refuse à elle. Même quand Anna retrouve sa propre mère ou la mère d'un ancien compagnon, c'est sur un quai de gare ou dans une chambre d'hôtel comme si elles n'avaient nulle part ailleurs où aller. Ce refus d'intimité fait écho à l'opacité d'Anna (Aurore CLEMENT) qui semble traverser le film comme absente à elle-même. Cependant au fil des discours qui se tissent entre Anna et ses divers interlocuteurs, on comprend peu à peu que ce bouclier sert à se protéger des injonctions au mariage et à la maternité qui étaient bien plus puissantes en 1978 qu'aujourd'hui, de même qu'être une femme cinéaste c'était être un OVNI. Mais surtout, au détour d'une confession faite à sa mère, on comprend que Anna a éprouvé un bouleversement à la suite d'une rencontre avec une femme qu'elle cherche sans succès à joindre depuis le début du film, le téléphone et le répondeur devenant des machines à spleen. En résumé "Les rendez-vous d'Anna" dresse le portrait d'une femme qui ne parvient pas à trouver sa place dans un monde conformiste qui les assigne encore largement à des rôles d'épouse et de mère au foyer. Est-ce un hasard si l'une des autres rares femmes cinéastes de cette époque, Agnes VARDA a également dépeint quelques années plus tard une errance féminine remplie d'insatisfaction à travers "Sans toit ni loi" (1985)?
C'est avec "Ya Basta" (2010) que j'ai découvert le cinéma jubilatoire de Gustave KERVERN. Cinéma robin des bois où de manière drôle, inventive et pacifique les damnés de la terre prennent leur revanche sur ceux qui les écrasent ou les méprisent. "Je ne me laisserai plus faire" dont le titre se dévoile par bribes tout au long du film raconte comment la révolte d'Emilie (Yolande MOREAU) sur le point d'être jetée à la rue après la mort de son fils faute de pouvoir payer son Ehpad se propage de proche en proche, d'abord à Lynda, une femme de ménage ayant bien du mal à joindre les deux bouts (Laure CALAMY) puis au duo de flics mous du genou chargés de les poursuivre (Anna MOUGLALIS et Raphael QUENARD). L'épopée vengeresse d'Emilie ressemble à un pastiche de "Kill Bill" avec sa liste de personnes lui ayant fait du tort contre lesquels elle imagine des stratagèmes dignes de ceux que subit Collignon dans "Le Fabuleux destin d'Amelie Poulain" (2001) (dans lequel jouait justement Yolande MOREAU). Gustave KERVERN en profite au passage pour tirer des flèches satiriques sur tout ce qui "bourge" que ce soit l'exploitation de "l'or gris" par une directrice d'Ehpad politiquement très incorrecte, la gentrification ou les lotissements pavillonnaires de banlieue. La fuite en avant d'Emilie et de Lynda qui renforcent leurs liens au fur et à mesure de la progression de leur vengeance donne au film un caractère de road movie qui n'est pas sans rappeler "Thelma et Louise" (1991) tandis qu'à l'inverse, les personnages joués par Anna MOUGLALIS et Raphael QUENARD, au départ réduits à l'uniforme de leur fonction se singularisent progressivement par une introspection qui les conduit à réparer une période traumatique de leur passé.
Je ne connais pas bien Emmanuel MOURET, je profite du cycle qui lui est consacré sur Arte pour découvrir ses films. Mais pour l'instant, si je les trouve agréables et élégants, ils ne me marquent guère, à l'exception de "Mademoiselle de Joncquieres" (2017) qui est l'adaptation d'un texte de Diderot que j'adore. "Une autre vie" qui s'écarte de son genre de prédilection, la comédie sentimentale au profit du mélodrame m'a fait penser à un exercice de style désincarné. Tout y est trop intellectualisé et j'ai eu bien du mal à croire au fossé social censé séparer Paul et Aurore de Jean et Dolorès ainsi qu'à la passion flamboyante entre Aurore (Jasmine TRINCA) et Jean dont on a bien du mal à comprendre d'où elle sort tant les personnages sont ectoplasmiques. Passe encore JOEYSTARR en électricien romantique mais j'ai trouvé le personnage de Virginie LEDOYEN ridicule et pesant en manipulatrice prête à tout pour susciter la pitié, y compris perdre ses jambes. Les dialogues sont affligeants, digne d'un roman Harlequin, du genre "Jean est à moi", "Je n'ai pas d'autre famille que lui, vous vous avez tout, laissez-le moi" comme si Jean était un objet qui pouvait être possédé et comme si l'amour, ça pouvait se décréter! Bref, j'ai été rapidement agacée par ce roman-photo digne des pires clichés sentimentaux et dépourvu de toute chaleur humaine.
J'avais quitté Alain GUIRAUDIE au bord d'un lac en été, je le retrouve dans les sous-bois en automne pour un thriller rural pas piqué des vers mais mené de main de maître avec une science du cadre et des espaces dont il a le secret et qui aboutit à une géographie physique mais aussi mentale au périmètre très identifiable. Alain GUIRAUDIE sait entremêler le désir et la mort comme personne et celles-ci sont partout présentes, tapies dans l'ombre, prêtes à frapper à tout moment. La cueillette des champignons qui sert de prétexte aux rencontres en forêt d'un petit microcosme de gens pas très catholiques ^^ fait penser au supermarché de la drague à ciel ouvert de "L'Inconnu du lac" (2012). Est-ce la forme suggestive des morilles qui met tout ce petit monde en émoi? D'autant que le champignon est lui-même un aliment ambigu, qu'il soit hallucinogène ou mortel. Ce qui est sûr, c'est que la venue au village de Jérémie (Felix KYSYL) pour les obsèques de son ancien patron boulanger cristallise une crise englobant tous les protagonistes. Ce que filme admirablement Alain GUIRAUDIE, en plus de son petit théâtre de verdure où se nouent et se dénouent pulsions et conflits, c'est l'aspect obsessionnel du désir inassouvi. Celui-ci prend la forme d'une route qui serpente et revient toujours à son point de départ: la boulangerie. Un regard insistant de Jérémie sur la photo de son ancien patron en maillot de bain suffit à le faire comprendre. Mais Jérémie est parti et le patron est décédé. Donc le désir se déplace sur les vivants qui font ce qu'ils peuvent avec. Certains le dissimulent sous de l'affection (Martine la veuve jouée par Catherine FROT), d'autres au contraire deviennent agressifs (Vincent le fils de Martine joué par Jean-Baptiste DURAND, le réalisateur de "Chien De La Casse") (2021) ce qui donne aux scènes de bagarre une connotation des plus ambigües, sans parler du cadavre dans le placard (ou plutôt sous les feuilles mortes qui se ramassent à la pelle ^^). Le seul qui l'assume, l'exprime et le montre (lors d'un plan choc à ne pas mettre entre toutes les mains ^^) c'est l'abbé (Jacques DEVELAY), figure centrale du film comme le titre, emprunté aux valeurs chrétiennes, le suggère. Abbé qui est le seul à tenir la dragée haute (c'est le cas de le dire ^^) au flic (Sebastien FAGLAIN), figure récurrente du cinéma de Alain GUIRAUDIE et qui lui aussi fait partie de l'inconscient troublé de Jérémie que tout le monde ou presque vient visiter dans sa chambre au milieu de la nuit quand ce n'est pas lui qui dans un état plus ou moins altéré (prétend-il) vient se frotter dangereusement aux autres corps. Corps non conformes peut-on souligner, autre aspect qui singularise Alain GUIRAUDIE. A l'exception de Jérémie qui fait figure d'Apollon local, ceux qui lui tournent autour sont moches, obèses, vieux, chauves, affligés d'un bec de lièvre bref, absolument pas désirables. Sans montrer un seul ébat érotique (contrairement à "L'Inconnu du lac") (2012) tout au plus quelques plans de corps dénudés dont un en érection, Alain GUIRAUDIE réussit à profondément troubler et déranger tout en évacuant le malaise par le rire que nombre de ces situations provoquent.
Un portrait nourri d'archives inédites de Alain RESNAIS, décédé il y a tout juste 10 ans, de ses premières années à ses derniers films. On y apprend notamment qu'il était timide, de santé fragile et qu'il a passé son enfance dans un relatif isolement ce qui l'a amené à jeter sur le monde un regard décalé, notamment par rapport à son milieu bourgeois conservateur qui le prédestinait à une carrière de pharmacien. Sa filmographie est montrée comme scindée en deux parties. Dans la première, il s'avère être un expérimentateur de génie notamment grâce à sa maîtrise du montage et un grand cinéaste de l'histoire et de la mémoire, n'hésitant pas à se heurter à la censure vis à vis de la collaboration du régime de Vichy comme vis à vis de la colonisation et de la guerre d'Algérie. Dans la seconde partie que Pierre ARDITI qualifie de "comédie Resnais" éclate son amour de la musique et du théâtre qui magnifie les performances d'acteurs, en particulier celles de Pierre ARDITI, Andre DUSSOLLIER et Sabine AZEMA qui forment une véritable petite troupe, enrichie par la suite de nombreux autres apports. Si le goût de la collaboration artistique et littéraire est mis en avant pour les premiers films de Alain RESNAIS (avec Chris MARKER, Marguerite DURAS puis Alain ROBBE-GRILLET) plus le documentaire avance, plus cet aspect pourtant fondamental de son cinéma est expédié voire occulté. Agnes JAOUI fait partie des intervenants mais son travail avec Jean-Pierre BACRI, fondamental pour "Smoking/No Smoking" (1993) et "On connait la chanson" (1997) n'est pas analysé. Le partenariat avec la troupe de Arnaud DESPLECHIN sur "Les Herbes Folles" (2008) est passé sous silence. D'autres thèmes (son amour pour la BD par exemple) sont sous-exploités. Mais il aurait fallu 1h30 de film au moins: Alain RESNAIS le méritait!
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.