"Caché" est un film passionnant de Michael HANEKE que je n'avais pas encore vu. Il est d'une profondeur vertigineuse tout en étant parfaitement accessible au plus grand nombre. Il s'agit en effet d'un thriller dans lequel le présentateur d'une émission littéraire qui fait penser à Bernard PIVOT cherche à découvrir l'identité de celui qui le harcèle. Mais l'enquête de Georges Laurent (Daniel AUTEUIL) pour résoudre l'énigme (premier sens du titre "Caché") n'est pas le vrai sujet du film, qui en "cache" un autre, celui du secret de famille des Laurent. Georges n'a pas la conscience tranquille, il a commis dans son enfance un acte profondément mauvais dont il n'a parlé ni à sa femme, ni à son fils mais qui revient le hanter sous la forme du harcèlement dont il se sent victime. Car au fur et à mesure que le puzzle se reconstitue à l'aide des indices mémoriels fournis par le harceleur (vidéos, dessins, cartes postales) et le réalisateur (flashbacks, récits), la frontière entre la victime et le bourreau se brouille puis s'inverse. Georges se positionne en effet comme "la victime de sa victime", le harcèlement n'étant que le reflet de son profond sentiment de culpabilité. Mais les faits enregistrés par les caméras (la film fonctionnant sur des mises en abyme -films dans le film- qui brouillent volontairement les pistes entre ce qui est filmé par le réalisateur et par le harceleur, comme s'ils ne faisaient qu'un) sont impitoyables pour Georges. Ils montrent un homme qui porte un masque, qui ment, qui se cache, qui fuit ou bien qui agresse. Alors qu'il se prétend harcelé par Majid (Maurice BÉNICHOU) et son fils, c'est lui qui au contraire les persécute et on constate d'ailleurs qu'il a le réflexe raciste bien chevillé au corps. Et puis il y a le gouffre social qui sépare Georges et Majid, gouffre qui aurait pu être comblé si Georges n'avait pas fait en sorte qu'il reste béant. Béant comme une blessure qui n'est pas seulement individuelle mais collective, les "événements" d'Algérie et en particulier ceux du 17 octobre 1961 ayant longtemps été cachés eux aussi. Mais les problèmes non résolus et informulés se transmettent aux générations suivantes et il est clair que la fin du film montre que Pierrot, le fils de Georges et le fils de Majid ont, eux, bien des choses à se dire*. Le spectateur ne peut les entendre, de même que Michael HANEKE laisse volontairement des trous dans le récit qui suggèrent que la femme de Georges (Juliette BINOCHE, parfaite de sobriété) et Pierrot ont eux aussi leurs petits secrets dans une famille gangrenée par le non-dit.
* L'entrée du collège de Pierrot où a été tournée la dernière scène qui donne une clé importante du film est en réalité celle du lycée Pierre-Gilles de Gennes (Paris 13) qui possède une architecture que je trouve personnellement assez oppressante, à l'image du film. Par ailleurs on notera le clin d'oeil significatif vis à vis de François Mitterrand, ministre de l'intérieur au moment du déclenchement de la guerre d'Algérie dont la fille longtemps cachée, Mazarine apparaît dans l'émission de Georges Laurent.
"Le Désert rouge" raconte sur près de deux heures le mal-être de l'épouse d'un ingénieur dont la vie intérieure est aussi désolée que les paysages qu'elle traverse. Paysages industriels défigurés par la pollution et la métallisation mais pour lesquels Michelangelo ANTONIONI semble éprouver le même genre de fascination que Alain RESNAIS lorsqu'il célébrait en alexandrins "Le chant du styrène" (1958) en filmant les tuyaux des usines Pechiney. On est alors au coeur des Trente Glorieuses, époque où la dévastation et l'artificialisation de l'environnement par la société industrielle atteignait son apogée et s'accompagnait d'une deshumanisation et d'une standardisation de l'architecture. Michelangelo ANTONIONI utilise ce décor pour composer des toiles abstraites en jouant sur les formes et les couleurs, notamment primaires. Seule une séquence dans laquelle Giuliana, le personnage joué par Monica VITTI raconte une histoire à son fils tranche avec l'atmosphère grisâtre et brumeuse qui imprègne le film et contamine jusqu'aux rares éléments naturels, repeints en blanc ou en gris comme sur une toile de Magritte. Par contraste on y voit une très jeune fille sur une plage édénique sous un soleil éclatant. Ajoutons que l'expérimentation est aussi sonore, la bande-son électronique nous vrillant les tympans à chaque crise d'angoisse de l'héroïne.
Si tout ce travail formel est assez impressionnant et historiquement instructif, on ne va pas se voiler la face. Sur le fond, le film de Michelangelo ANTONIONI fait le vide autour de lui (à l'image du magasin ou de la cabane) et tourne en rond (à l'image de la toupie du gamin de Giuliana). La fin est d'ailleurs semblable au début, montrant ainsi l'impasse dans laquelle se débat le personnage durant tout le film sans trouver le début d'une solution à son mal-être existentiel sinon un flot de confessions assez absconses et quelques actions quasi mort-nées (ouvrir un magasin, prendre un amant, prendre un bateau et fuir très loin). Autrement dit, même si dans le genre on est dans le haut du panier, il s'agit d'un film arty avec beaucoup de masturbation intellectuelle dedans. Genre qui cartonne dans les festivals (le film a eu le Lion d'Or à Venise) tout autant que les films-chocs créés pour faire le buzz.
"Obsession" (1975) était une relecture onirique, éthérée de "Vertigo" (1958). "Body Double" est son pendant trash et cauchemardesque. Même si son argument de départ est emprunté à "Fenêtre sur cour" (1954) avec un personnage principal voyeuriste qui dans la première partie du film passe l'essentiel de son temps à mater les exhibitions de sa voisine d'en face au télescope depuis un immense appartement en forme de tour de contrôle, c'est bien l'ombre de "Vertigo" qui hante le film. La phobie de son personnage principal, Jake n'est plus le vertige mais la claustrophobie. Le résultat est identique: il s'agit d'un personnage impuissant, un loser que sa femme trompe sous ses yeux, viré de son job et de son logement, condamné comme le spectateur à être le témoin oculaire d'événements qu'il ne parvient pas à infléchir, avant de s'apercevoir qu'il est le jouet d'une manipulation. Car comme "Vertigo", le film offre une brillante mise en abyme du cinéma mais dans sa version bas de gamme. Jake est un acteur qui joue dans des films de série z et la doublure de la femme qu'il a vu se faire sauvagement assassiner est une actrice qui travaille dans le milieu pornographique. Lui-même est amené à s'infiltrer dans ce milieu en jouant son propre rôle de voyeur ce qui donne lieu à une séquence d'anthologie sur le hit "Relax" de Frankie Goes To Hollywood. Par un brillant jeu de miroirs, Jake se retrouve à tourner une scène dans laquelle il rejoue avec Holly les fantasmes qu'il a projeté sur Gloria: et cette fois, il va jusqu'au bout car à l'image inaccessible d'une femme-fantôme brune inlassablement poursuivie (la brillante scène de la galerie marchande) succède la réalité d'une étreinte charnelle avec une blonde (laquelle s'avère être, coïncidence troublante Melanie GRIFFITH, la fille de Tippi HEDREN). C'est un tournant car comme le titre l'indique, il va être amené à vivre deux fois les mêmes événements avec deux femmes différentes mais dont l'une est la doublure de l'autre. Cependant, contrairement à "Vertigo", Jake n'est pas un nécrophile (même si Brian DE PALMA s'amuse beaucoup avec les cercueils et autres tombeaux) ni un pygmalion. Le fait de revivre deux fois les mêmes événements lui offre en réalité une seconde chance. L'impuissance de Jake est intimement lié à un cri de terreur qui ne veut pas sortir (thème également hitchcockien mais celui-ci le réservait aux femmes, filmées en gros plan en train de hurler et Brian DE PALMA en a également fait un thème majeur de nombre de ses films, de "Pulsions" (1979) à "Blow Out" (1981), en jouant comme le faisait son maître sur l'ambivalence du cri, cri de plaisir filmé comme un cri de terreur et vice-versa) comme s'il était déjà mort ou pas encore né (la séquence du tunnel). Brian DE PALMA joue là encore sur les deux tableaux de la fiction et de la réalité pour nous montrer comment par ce qui s'apparente à une traversée de ses propres abysses, ce cri, non de terreur mais de rage de vivre finira par sortir, rendant à Jake (dont l'acteur qui le joue, Craig WASSON a d'ailleurs des traits féminins) sa pleine capacité à agir. Et après avoir réussi à "faire le job", il ne lui reste plus comme cela est répété à de multiples reprises en forme de private joke à "prendre une bonne douche" ^^.
En transformant un quotidien banal en enfer quotidien et un drame social en thriller anxiogène tendu comme un arc, Eric GRAVEL fait ressortir de façon cruellement réaliste tout ce qui cloche dans notre société, particulièrement quand on est une femme qui élève seule ses enfants et qui essaye de leur assurer une certaine qualité de vie. Du matin au soir et du soir au matin, Julie court dans un stress permanent entre le village de la grande couronne parisienne où vivent ses enfants encore petits sous la pression d'une nounou qui rechigne de plus en plus à les garder tard le soir et son travail de première femme de chambre dans un palace à Paris sous la pression d'une supérieure qui guette ses faux pas. Le tout dans une solitude absolue (son ex-mari est aux abonnés absents, elle n'a pas de famille sur place, ses amis ne sont jamais disponibles), sous la menace d'un interdit bancaire (étant donné que la pension alimentaire n'arrive pas et qu'elle ne semble pas gagner assez pour rembourser le prêt de sa maison ou faire réparer sa voiture) et alors qu'une grève paralyse les transports en commun et les grands axes de communication. Le film est une démonstration exemplaire des causes de l'explosion des burn-out sous l'effet d'un stress insupportable lié à l'exigence de rentabilité, à l'atomisation des liens familiaux et sociaux, à la métropolisation (qui fait exploser les prix du foncier dans les centres tout en y maintenant les emplois, provoquant des migrations pendulaires profondément nuisibles) et à la montée de la conflictualité et de la violence. Bien que Julie soit montrée comme une working girl efficace et une battante qui utilise toutes les ressources possibles et imaginables pour arriver à concilier son boulot alimentaire, ses enfants et sa recherche d'un emploi qui corresponde mieux à ses compétences, elle n'est pas montrée comme une superwoman. Laure CALAMY que j'ai surtout vu jusqu'ici dans des rôles de nunuches porte le film sur ses épaules. La mise en scène faite de plans courts qui se succèdent et d'une musique électro qui fait monter la tension tient en haleine car on se demande à chaque nouvelle journée si son personnage pourra aller jusqu'au bout et jusqu'à quand tiendra-t-il à ce rythme. En même temps, le réalisme âpre des situations et l'aspect immersif du film* font que beaucoup de gens s'y reconnaîtront à commencer par ceux qui comme moi ont eu à subir des années de trajets quotidien en train sous épée de Damoclès, la pression d'assistantes maternelles peu compréhensives, même pour quelques minutes de retard et l'absence de toute aide familiale et sociale.
* Qui a reçu deux prix mérités dans la sélection parallèle Horizons du festival de Venise: celui du meilleur réalisateur et de la meilleure actrice.
J'ai eu la curiosité de voir ce film suédois diffusé sur Arte qui réussit l'exploit d'étouffer une idée de départ ultra pertinente sous un dispositif bien tape-à-l'oeil pour en mettre plein la vue en festival. Rappelons d'abord de quoi il est question: une famille de bobos scandinaves tout ce qu'il y a de plus cliché (jusqu'aux couleurs roses et bleues portées par les deux enfants en fonction de leur sexe) part quelques jours skier dans une station luxueuse des Alpes. Arrive une avalanche qui semble leur foncer dessus. Le père prend alors la fuite puis s'enfonce dans le déni. Le film autopsie alors le malaise qui s'installe dans le couple et plus largement dans la famille, ébranlée par un geste aux antipodes du rôle de protecteur que le père de famille est censé jouer. Néanmoins, de même que je n'ai pas trouvé logique d'invoquer "l'instinct de survie" à propos d'un homme qui abandonne sa femme et ses enfants sous le coup de la panique mais qui n'oublie en revanche ni ses gants, ni son iphone, il m'a paru tout aussi peu convaincant d'étudier l'instinct humain face à la nature à propos d'une avalanche déclenchée artificiellement (j'ai appris depuis qu'en plus, cela ne se pratique pas devant des touristes en train de déjeuner en terrasse ^^). Le tout dans un cadre qui ressemble à un bel objet arty fondé sur le vide: immenses couloirs déserts, plans contemplatifs à n'en plus finir sur des remontées mécaniques et des télésièges inoccupés comme si la famille passait ses vacances dans une station fantôme, psychologie de comptoir ou plutôt de restaurant et de salon (et toi, t'aurais fait quoi dans la même situation?), écrans envahis par le blanc de la tempête de neige, longs silences dans la salle de bains seulement interrompus par la brosse à dent électrique (scène répétée au moins trois fois) etc. Bref, c'est un film très poseur, rempli de références (la fin absurde est censée faire un clin d'oeil à Luis BUÑUEL, rien que ça) et qui au final est aussi vide que son dispositif. La montagne a accouché d'une souris.
Je ne compte plus combien de fois j'ai vu "Pour le pire et pour le meilleur", et toujours avec le même plaisir jubilatoire. L'intrigue peut sembler pourtant convenue ("l'habit ne fait pas le moine", "tout les sépare mais l'amour les réunit"), les personnages stéréotypés, bref sur le papier, on peut craindre le pire et pourtant c'est le meilleur qui sort du chapeau. Ca tient à quoi en fait? A des dialogues percutants, souvent acides et teintés d'humour noir, à des personnages fort bien écrits et surtout remarquablement interprétés, à l'énergie qui circule entre eux et qui galvanise le spectateur, au fait qu'on croit à l'alchimie qui se crée entre eux et qui les rapproche. Bref on se retrouve avec une comédie pétillante, rythmée, aux personnages excentriques et attachants dans la veine de ce que Hollywood a pu produire de meilleur au temps de son âge d'or. Car si Jack NICHOLSON fait une prestation royale (je dirais même plus, impériale!), il n'écrase pas ses partenaires qui parviennent à lui tenir tête, chacun à sa manière. Greg KINNEAR en connaît un rayon en matière de personnages décalés, lui qui a joué le père dans "Little miss Sunshine" (2005) et Helen HUNT était alors au sommet de sa gloire, s'illustrant aussi bien chez Robert ZEMECKIS que chez Woody ALLEN.
"Pour le pire et pour le meilleur" est l'histoire d'un asocial bourré de tocs au comportement exécrable qui cependant parvient à nouer des liens avec deux autres personnes aussi solitaires, marginales et "défectueuses" que lui: son voisin, un peintre homosexuel qui ne parvient pas à joindre les deux bouts et en prime se fait sauvagement agresser et sa serveuse attitrée, une mère célibataire qui peine également à gagner correctement sa vie et qui en prime est rongée par les problèmes de santé de son fils. Carol et Simon sont dépeints avec une sensibilité qui n'est jamais larmoyante car ils sont pleins de vie et heureux d'être ensemble tout en étant parfois irritants. Quant à Melvin, il est l'exemple même du personnage "attachiant" qui commet bourde sur bourde mais qui, lorsqu'il fait bien les choses, ne les fait pas à moitié. C'est même assez princier. C'est ce qui lui permet d'emporter le morceau car les liens qu'il parvient à nouer lui donnent envie comme il le dit lui-même de s'améliorer. Et on y croit d'autant mieux qu'il est porté par la prestation de Jack NICHOLSON. Comme le disait la critique de Télérama que j'ai lu je ne sais combien de fois, Nicholson est "Cabot comme nul n'oserait l'être. Cabot avec orgueil, avec ferveur, avec panache. Cabot -et c'est ça, le talent- avec une précision d'arpenteur, à la frontière exacte du rejet et de la sympathie, du ridicule et du grandiose." Moi j'appelle ça avoir du génie.
Cinquième adaptation de Shakespeare par Kenneth BRANAGH (après "Henry V" (1989), "Beaucoup de bruit pour rien" (1993), "Hamlet" (1996) et "Peines d'amour perdues") (2000), "Comme il vous plaira" n'est jamais sorti en salles en France contrairement à ses prédécesseurs ce qui explique en partie sa moindre notoriété. Mais en partie seulement. Cette comédie fondée sur les quiproquos et le travestissement est une oeuvre mineure de Shakespeare qui est donc très loin d'atteindre le niveau d'un "Beaucoup de bruit pour rien". De plus, comme dans d'autres films de Kenneth BRANAGH, l'intrigue est transposée dans un contexte différent de l'oeuvre d'origine (ici le Japon de la fin du XIX°) mais après un début assez énergique, le film s'enlise dans une série de dialogues assez rasants dans la forêt que ni la mise en scène, ni l'interprétation ne viennent relever. Le spectateur s'ennuie donc beaucoup devant tant de platitude, à peine relevée par quelques passages au début et à la fin où l'esthétique japonisante est très réussie (que ce soit au niveau des décors, des costumes ou des génériques reprenant l'esthétique de l'estampe). Je pense que Kenneth BRANAGH a voulu rendre hommage au "Ran" (1985) de Akira KUROSAWA, magnifique transposition du "Roi Lear" dans le contexte du Japon féodal. C'était une fausse bonne idée tant l'inverse ne fonctionne pas. Evidemment l'aspect factice de la transposition ressort d'autant plus que le casting est tout sauf japonais et que l'explication censée apporter un minimum de vraisemblance historique à ce cosmopolitisme ne correspond pas du tout à l'intrigue de Shakespeare (les héros ne sont pas des négociants venus commercer dans les ports francs mais des nobles qui se disputent un duché). Cette version de "Comme il vous plaira" est donc passablement à côté de la plaque en plus d'adapter une oeuvre parfaitement anecdotique.
Voilà une histoire que même le plus aventureux des scénaristes n'aurait jamais osé imaginer à l'exception de son principal artisan: Volodymyr Zelensky. En 2015, il écrit, réalise, produit et joue le rôle principal de la série "Serviteur du peuple" qui raconte comment un professeur d'histoire est propulsé à la présidence de l'Ukraine à la suite d'un coup de gueule contre la corruption des élites de son pays filmé à son insu par ses élèves puis diffusé sur les réseaux sociaux. Vassili Goloborodko (nom du personnage joué par Zelensky) se lance alors dans un parcours de réformes semé d'embûches.
La suite appartient déjà à l'histoire. Suite au succès de la série, la fiction devient réalité puisque Volodymyr Zelensky se lance en politique et est élu président de l'Ukraine en 2019. Il reste cependant inconnu en dehors des frontières de son pays si bien que lorsque Arte achète les droits de diffusion de la première saison, celle-ci rencontre peu de succès, du moins jusqu'au 24 février 2022. Ce jour-là, le destin de Volodymyr Zelensky bascule à nouveau quand l'Ukraine est envahie par la Russie. En quelques jours, il acquiert une notoriété mondiale et la série se met à cartonner. Au 15 mars, elle totalise près de trois millions de vues.
Même sortie du contexte géopolitique actuel, la série reste digne d'intérêt. D'abord elle illustre les attentes des ukrainiens vis à vis de leur classe politique et pointe du doigt les dysfonctionnements liés aux ravages de la corruption: fonctionnaires non payés, épargnants non remboursés, routes non réparées, fuite des cerveaux à l'étranger, personnel des ministères pléthorique, datcha mégalo construite par l'ancien président Ianoukovitch (bien qu'inspirée de la sitcom, la série a été tournée dans les lieux authentiques du pouvoir ukrainien). L'ombre de la Russie (qui comme la Biélorussie est montrée comme un repoussoir alors que l'annonce erronée de l'entrée de l'Ukraine dans l'UE fait sauter de joie le président) se fait sentir au travers du poids des oligarques qui dans l'ombre tirent les ficelles et tentent de faire entrer "Vassia" dans le rang. Lequel leur résiste en campant un personnage intègre et candide tout droit sorti des films de Frank CAPRA ou de Charles CHAPLIN. Le ton de la série est en effet satirique et Volodymyr Zelensky qui s'est également illustré dans le domaine de la danse (il a participé à la version ukrainienne de "Danse avec les stars") y déploie une impressionnante énergie burlesque. Par conséquent la série dont le rythme est trépidant s'avère souvent hilarante en plus d'être instructive et prémonitoire.
"Marie Curie" (dont le titre est aussi "Marie Curie et la lumière bleue") est le troisième film que je vois consacré à la plus célèbre chimiste et physicienne de l'histoire après le léger et sympathique "Les Palmes de M. Schutz" (1996) et le lourdingue "Radioactive" (2019). Simple coïncidence sans doute, Charles BERLING reprend le rôle de Pierre Curie qu'il jouait déjà dans le film de Claude PINOTEAU. Cependant il est assez peu présent à l'image car le film se concentre sur les cinq années qui ont suivi sa mort et les difficultés que Marie Curie a rencontré pour parvenir à s'affirmer dans un monde scientifique misogyne et une opinion publique travaillée par le nationalisme. L'actrice polonaise qui interprète Marie Curie (Karolina GRUSZKA) est très convaincante tout comme l'ensemble de la distribution (avec notamment le rare André WILMS dans le rôle de Eugène Curie). Cependant la réalisatrice n'évite pas tous les écueils. Si elle montre à raison que le scandale lié à la liaison que Marie Curie aurait eu avec Paul Langevin est teinté de sexisme, de xénophobie et d'antisémitisme, elle prend cette histoire (qui n'a d'ailleurs jamais été complètement avérée) pour argent comptant sans remettre en perspective les calomnies nourries de fantasmes dont Marie Curie, femme libre dans un milieu d'hommes qu'elle surplombait de son génie (à l'exception d'Einstein, montré à juste titre comme un être à part tout comme elle) a toujours fait l'objet. D'autre part elle fait de presque tous les scientifiques français de l'époque des crétins qui auraient passé leur temps à lui mettre des bâtons dans les roues alors que dans la réalité, Marie Curie a tout de même reçu des marques de reconnaissance (autres que ses prix Nobel) et des postes à responsabilité. Même si la réalisatrice a raison de montrer la solitude de Marie Curie dans un aéropage masculin, elle est un poil trop manichéenne. Et puis plutôt que de relater cette période déjà labourée en tous sens, elle aurait pu s'intéresser au rôle joué par Marie Curie pendant la guerre aidée de sa fille, Irène qu'elle filme de façon insistante mais sans la développer alors qu'elle est une personnalité moins connue que sa mère mais au parcours tout aussi exceptionnel.
Revoir (et écouter) "Marguerite", adaptation très libre de la vie de Florence Foster Jenkins par Xavier GIANNOLI (cantatrice américaine richissime chantant horriblement faux qui a peu de temps après fait l'objet d'un autre film par Stephen FREARS) fait réaliser à quel point il annonce "Illusions perdues" (2019) que ce soit au niveau des écrits journalistiques ou du personnage payé pour faire la claque. Les deux films dissèquent un monde du spectacle (social comme scénique, c'est du pareil au même et la mise en abyme est évidente) fait de mensonges et de dissimulations dans lequel la vérité des sentiments ne peut qu'être mise à mort comme le taureau dans une corrida. Le film joue donc avec les paradoxes. Marguerite Dumont a acheté le titre de son mari et chante comme une casserole mais elle s'avère d'une telle authenticité dans son besoin d'amour et de beauté qu'elle se laisse dévorer par ces passions qui lui sont inaccessibles. La tragique illusion qu'elle se fait de son talent et son besoin d'exister aux yeux de son mari servent de révélateur (de vérité) aux lâchetés, hypocrisies, calculs d'intérêts de son entourage qui ne cesse de lui renvoyer un miroir trompeur dans lequel elle se complait d'autant plus jusqu'à ce qu'elle se confonde tant avec lui que toute tentative de retour au réel ne peut que l'anéantir. Mais les prestations de Marguerite, filmées frontalement non pour se moquer d'elle mais pour provoquer le malaise ont aussi le pouvoir d'arracher les masques. Si Catherine FROT offre une prestation mémorable, le film est une galerie de portraits passionnants car tous plus ambivalents les uns que les autres. Le mari négligent (André MARCON) qui a épousé Marguerite pour sa fortune et la trompe se retrouve de plus en plus accablé par la honte et la culpabilité, observant cette femme s'enfoncer toujours plus loin dans sa folie sans parvenir à la protéger. Son domestique Madelbos (Denis MPUNGA) qui par ses talents de photographe la transforme en icône et l'histoire de sa vie en roman-photo brûle ensuite ce qu'il a adoré et la vampirise de son voyeurisme jusqu'à son dernier soupir. Son professeur (Michel FAU) ancienne gloire sur le déclin voit à travers elle un miroir de sa déchéance ce qui provoque en lui des bouffées de haine et d'amertume. Enfin les artistes-journalistes comme Lucien (Sylvain DIEUAIDE) qui espèrent se servir d'elle comme produit d'appel pour leurs happenings dadaïstes ou comme tiroir-caisse pour écouler leurs productions sont confrontés à leurs regrets d'avoir gâché leur amour et leur talent. Le miroir en effet fonctionne dans les deux sens et si Marguerite vit dans l'imposture, la société qui l'entoure n'est qu'une sinistre farce. Quand la vérité éclate, elle est dévastatrice.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)