Intéressante synthèse du cinéma de Alice GUY dans sa période Leon GAUMONT, "La Course à la saucisse" combine plusieurs éléments identifiables:
- Une procédé burlesque à base d'accumulation comme dans "Le piano irrésistible" (1907) " ou Starting Something" (1911) sauf que l'élément "contagieux" n'est pas cette fois-ci un air de musique ou une bouteille d'alcool transformée par hypnose en poison mais un interminable chapelet de saucisses qui commence par provoquer chutes et catastrophes en série avant d'agir comme un aimant sur tous ceux qui ont été "happés" par le collier de viande. Tous oublient aussitôt leur occupation pour se lancer à sa poursuite comme des possédés, certains effectuant de sacré cascades!
- Un tournage en extérieurs comme dans "Une heroine de quatre ans" (1907), Alice GUY cherchant à échapper aux contraintes du studio au profit des décors naturels. Par conséquent on a un aperçu fort intéressant des faubourgs de Paris au début du XX° siècle qui donne au film un aspect documentaire.
- Une construction qui reprend le principe de "Madame a des envies" (1906) sauf que la dame est remplacée par un petit chien facétieux filmé en studio et en gros plan au début et à la fin du film. Au début il fait le beau, à la fin, il dévore sa part de saucisses. Entre les deux, la course en plan large et en extérieurs dont il est le moteur en ayant chipé le chapelet au nez et à la barbe du charcutier. "Madame a des envies" (1906) chipait elle aussi de bonnes choses en plan large extérieur avant de les déguster en gros plan intérieur. Cet aspect pulsionnel à fort caractère sexuel (le symbolisme de la saucisse) est celui que le chien, mû par sa gourmandise propage sur son passage à tous ceux qu'il rencontre, tout à coup animés par une faim de loup carnassière. Des gens du quotidien, des travailleurs, des artistes, des joueurs, une mère et son bébé en landau qui oublient toutes les conventions et prennent tous les risques pour courir après le collier tentateur, animé d'un même élan pulsionnel. La preuve, quand l'homme au fusil réussit à couper le chapelet, ils se jettent dessus comme des affamés pour le dévorer à belles dents!
Ce plan statique de deux minutes attribué à Alice GUY montrant la danseuse Lina Esbrard imiter face caméra la danse serpentine de Loie Fuller a peu d'intérêt cinématographique. En revanche, l'enregistrement de cette performance a une valeur historique certaine. Il démontre la diffusion outre-Atlantique du style inventé par la célèbre danseuse américaine de la Belle Epoque* considérée comme la première star de la danse contemporaine. Il faut dire que Loie Fuller avait inspiré les plus grands artistes français de l'époque, le Tout-Paris se pressant aux Folies Bergère où elle se produisait à la fin du XIX° siècle. Il est donc logique qu'elle ait eu dès son vivant des imitatrices, plus ou moins douées se produisant parfois sous son nom. En matière de cinéma comme en matière de danse, les femmes étaient alors à l'avant-garde artistique: elles pouvaient ainsi prendre leur destin en main et se libérer des carcans qui les emprisonnaient. D'ailleurs, Loie Fuller comme Alice GUY durent se battre pour ne pas être dépossédées de leurs création à une époque où le cinéma, considéré comme un divertissement forain n'était pas crédité et où la danse perçue comme éphémère n'était non plus attribuée. C'est Loie Fuller qui eut la première l'idée de transposer les brevets industriels à ses propres innovations. Sa danse s'accompagnait en effet de recherches et d'expérimentations sur les jeux de lumière, de miroirs, de couleurs, l'accompagnement musical etc. tous absents du court-métrage qui n'est qu'une captation muette en noir et blanc bien pauvre. Son style art nouveau évoque la faune et la flore: serpent, papillon, motifs floraux et rompait avec les codes vestimentaires rigides dévolus aux femmes à la ville (le corset) comme à la scène (le tutu).
On peut légitimement se demander pourquoi Alice GUY ne l'a pas filmée directement plutôt que ses imitatrices. C'est que Loie Fuller refusait d'être filmée, au moins au début de sa carrière alors que tout dans cette danse ne pouvait que fasciner les expérimentateurs de l'art du mouvement. On sait en effet que Alice GUY a tourné pour Leon GAUMONT une danse serpentine dès 1897 avec une autre imitatrice de Loie Fuller et qu'il s'agissait à l'époque de répondre à la concurrence de Thomas Edison qui avait produit une première tentative en 1894 soit avant la naissance officielle du cinématographe!
* Qui a fait l'objet récemment d'un biopic où elle était interprétée par SOKO, "La Danseuse" (2016).
Parmi les films conservés de Alice GUY, plus de la moitié de ceux qui ont été tournés entre 1906 et 1907 se situent en extérieurs. Ainsi "Une héroïne de quatre ans" a pour cadre le parc des Buttes-Chaumont, tout près des studios construits par Gaumont en 1905. Alice GUY aimait visiblement tourner en décors naturels et s'échapper des contraintes du studio comme son héroïne en culottes courtes qui profitant de l'assoupissement de sa gouvernante part à l'aventure et multiplie les B.A. (bonnes actions). Une partie du film est abîmée, ne permettant pas de voir clairement le plan où la petite fille sauve un aveugle. En revanche le plan suivant où elle ferme le passage à niveau pour empêcher trois ivrognes de se faire écraser par un train est digne par son timing d'un Buster KEATON. Une fulgurance au sein d'un film sinon plutôt pépère car bardé d'agents de police à tous les coins de rue ce qui limite grandement la prise de risque et lui donne même une tournure quelque peu moralisatrice.
Construit sur le même principe que celui de "Le piano irrésistible" (1907) à l'époque où Alice GUY travaillait pour Leon GAUMONT, celui de la contagion et de l'accumulation à la façon de la scène de la cabine de "Une nuit a l'opera" (1935), "Starting something" qui date de la période américaine de Alice GUY lorsqu'elle était à la tête de la Solax est hilarant. Le début est un peu tronqué. On voit une suffragette habillée en homme (la rétrospective de la Cinémathèque consacrée actuellement aux "nasty women" c'est à dire aux pestes de l'époque du muet montre que le travestissement et le renversement des rôles genrés était monnaie courante à cette époque dans le cinéma burlesque) se quereller avec son mari (aux faux airs de Raphael QUENARD) qui se met à boire. Afin de le guérir de son alcoolisme, sa femme et sa tante pratiquent l'hypnose en lui suggérant que ce qu'il a bu est du poison et qu'il doit danser sous peine de mourir sur le champ. Sauf que peu à peu tous les membres de la maisonnée, puis de l'entourage et du voisinage (policier, docteur) vont se servir l'un après l'autre dans la carafe avec une délectation coupable (on pense aux pulsions primaires de "Madame a des envies") (1906) puis se laisser persuader que ce qu'ils ont bu est un dangereux poison, formant une farandole endiablée de plus en plus longue et de plus en plus folle.
Cas d'école de l'époque du cinéma premier et qui explique en partie les difficultés d'attribution, "Le matelas alcoolique" (ou "épileptique") a été décliné sur tous les tons par les studios français de l'époque. Le plagiat était d'autant plus courant que les équipes circulaient souvent d'un studio à l'autre et de simples figurants arrondissaient leurs fins de mois en jouant les espions pour la concurrence.
Cependant, à sujet identique, traitement différent et la version de Alice GUY (assistée par Romeo BOSETTI) pour Leon GAUMONT est plus cinématographique que celle, très théâtrale de Georges MELIES et celle, confuse de Charles-Lucien Lépine pour Pathé. Rien que le plan dans lequel le poivrot apparaît dans le fond du champ dans un plan tourné à l'extérieur avant de se glisser dans le matelas pour y faire un somme apparaît autrement plus moderne et dynamique. Il y a même un embryon de montage articulé avec un raccord regard qui montre qu'en matière de grammaire cinématographique, Alice GUY avait une longueur d'avance. Ce matelas vivant qui ne cesse de se cabrer et donne bien du fil à retordre à la cardeuse et à ses propriétaires est un objet burlesque très suggestif de pulsions sexuelles et sadiques incontrôlées. Romeo BOSETTI, le co-réalisateur joue en prime la cardeuse en raison des cascades ce qui ajoute au trouble général.
La dernière période de la filmographie de Alice GUY chez Leon GAUMONT avant son départ aux USA se caractérise par son énergie pulsionnelle et sa joyeuse loufoquerie. Dans "Le piano irrésistible" la folie d'un seul individu aux airs de sorcier qui se met à jouer au piano comme un endiablé contamine peu à peu tout le corps social pris de la même envie irrésistible de danser. Il est très drôle de voir les déménageurs, puis les occupants des appartements voisins et enfin le représentant des forces de l'ordre, d'abord furieux du tapage se mettre à sautiller en cadence en oubliant totalement leurs fonctions et toutes les conventions, maîtres et serviteurs se déhanchant de la même manière. Le film, construit par effet d'accumulation à la façon de la cabine des frères Marx dans "Une nuit a l'opera" (1935) finit par montrer un appartement plein à craquer par tous ceux qui ont été touchés par le pouvoir envoûtant de la musique, tous complètement déchaînés. Avant d'être cinéaste, Alice GUY était la fille d'un éditeur-libraire et connaissait ses classiques: on reconnaît là une jolie version burlesque du joueur de flûte de Hamelin!
Attention, moment historique!! "Alice Guy tourne une phonoscène" est le premier making-of de l'histoire du cinéma. Un précieux instantané de cette époque dite du "cinéma premier" encore expérimentale où les femmes occupaient les postes-clés. L'effet produit est d'ailleurs le même que celui du carton d'archives des années 10 et 20 de la cérémonie des Oscars ouverte à l'occasion du documentaire des soeurs Kuperberg, "Et la femme crea Hollywood" (2015) où l'on découvre une foultitude de femmes tenant les rênes du pouvoir. La phonoscène tournée par Alice GUY date d'avant son départ pour les USA, à l'époque où elle travaillait pour Gaumont. Il s'agit de tester un dispositif rudimentaire d'enregistrement du son en synchronisation avec l'image. Outre l'aspect pionnier de cette technique (comme d'autres dans la carrière de Alice GUY) on est impressionné par la machinerie du tournage en studio: lampes électriques, réflecteurs, caméra et phonographe à deux pavillons, appareil photo. Et Alice GUY dirigeant l'ensemble, aidée par des assistants. On estime à plus d'une centaine les courts-métrages musicaux qu'elle a tourné avec les techniques et dans les studios Gaumont. Ce film de tournage dont on ne connaît pas l'auteur immortalise le bal des Capulets au début de l'Opéra de Roméo et Juliette de Charles Gounod et nous en dévoile les coulisses.
"The Empress" ("L'Impératrice") est l'un des rares films qu'il nous reste de la dernière période d'activité de Alice GUY dans le cinéma aux USA. La première guerre mondiale fragilisa beaucoup la Solax, ce qui l'obligea à travailler pour d'autres studios. Ainsi "The Empress" qui date de 1917 a été réalisé pour la Popular Plays and Players. La Cinémathèque qui le diffuse gratuitement depuis quelques mois sur sa plateforme de streaming HENRI possède un négatif des images mais sans la musique et sans les intertitres. Pour que l'histoire soit compréhensible, un résumé complet est proposé avant le début du film. On reste quand même gênés à certains moments par l'absence d'explications d'autant que deux personnages se ressemblent beaucoup.
Le film qui dure un peu plus d'une heure ce qui correspond à peu près aux standards de la période raconte une histoire d'une brûlante actualité, quelque part entre le "male gaze" et le mouvement Metoo. L'héroïne, Nedra est en effet victime de deux hommes. Le premier qui est l'artiste-peintre pour lequel elle pose ne cesse de la harceler. Le second qui est l'hôtelier qui les héberge lui fait du chantage à partir d'une photo prise à son insu sous un angle compromettant ce qui n'est pas sans rappeler "La Victime" (1961) de Basil DEARDEN. On peut ajouter qu'elle également victime de son mari qui préfère jouer les Othello plutôt que de la croire. Par ailleurs tous trois confondent la personne et sa représentation. L'artiste-peintre et son mari fantasment sur un portrait idéalisé d'elle en impératrice (le premier l'a créé, le deuxième est tombé amoureux du portrait, comme dans "Laura" avant de l'épouser) (1944). Quant à l'hôtelier, il la manipule à partir d'un cliché volé, lui aussi biaisé. On pense au mythe de Pygmalion mais aussi à "Cleo de 5 a 7" (1961) qui partait de ce mythe pour montrer l'héroïne s'en affranchissant et retrouvant une amie posant en toute liberté pour des artistes. Car comme Agnes VARDA, Alice GUY croit en la sororité. Nedra, acculée au suicide est sauvée de la calomnie et de la jalousie par une autre jeune femme, Winnie qui a été témoin de son refus de céder aux avances de l'artiste-peintre.
Un court-métrage burlesque de la Gaumont réalisé par Alice Guy qui n'a rien à envier à leurs homologues américains de la même époque. Il fallait en effet distancer la concurrence française (Pathé et Lux). Quelques années plus tard, celle-ci fera la seconde partie de sa carrière aux USA dans son propre studio et si la constitution dans l'après-guerre des grandes majors hollywoodiennes aura sa peau, ce sont les américains qui travailleront par la suite à la faire redécouvrir, bien plus que sa France natale que le révisionnisme historique auquel elle est contrainte pour lui faire une place dérange.
Le film de Alice Guy a pour personnage principal un vagabond (dont l'accoutrement préfigure cependant davantage celui de Harpo Marx que de Charles Chaplin) qui se retrouve malgré lui prisonnier d'un tonneau lancé à vive allure sur une pente descendante. Autrement dit, gare à ceux et celles qui se trouvent sur son chemin. Ce jeu de chamboule-tout grandeur nature est orchestré en neuf plans bien rythmés avec à peu près en son milieu une ellipse lorsque le tonneau se retrouve dangereusement catapulté sur les rails du chemin de fer. Il passe alors brusquement de la position couchée à la position redressée ce qui lui évite d'être écrasé par le passage du train qui se contente de le pousser pour qu'il continue sa roulade jusqu'à l'atterrissage final dans le fleuve. Encore que le pauvre vagabond, même libéré de son engin infernal conserve dans le dernier plan des traces visibles de sa mésaventure.
Ce court-métrage qui possède plusieurs titres (j'en ai mis trois mais il en existe d'autres variantes) est considéré comme la première adaptation du roman "Les Misérables" de Victor Hugo. Compte-tenu de sa durée, il n'en adapte qu'un fragment, inspiré de l'histoire de Gavroche. Inspiré seulement car la version qu'en donne le court-métrage est très différente. Et pour cause, Victor Hugo a également écrit un poème "Sur une barricade", publié dans le recueil l'Année terrible en 1872 et qui fait référence à la Commune de Paris. Et c'est bien plus de ce poème qu'est tiré l'argument du film que de l'échec de l'insurrection de 1832. L'auteur y évoque en effet un enfant arrêté par les Versaillais pour avoir combattu avec les Communards mais qui obtient l'autorisation d'aller rendre sa montre à sa mère avant d'être fusillé. Comme il tient parole, l'officier impressionné par son courage lui fait grâce.
Dans la version de Alice Guy (je me demande encore comment Gaumont a pu attribuer le court-métrage à un homme tant le point de vue féminin se fait ressentir), l'enfant est innocent (il est pris pour un émeutier alors qu'il est juste sorti pour faire des courses), le personnage de la mère joue un rôle actif en s'interposant entre son enfant et l'officier et la montre devient une bouteille de lait. Il y a d'ailleurs un va-et-vient entre l'intérieur symbolisé par la cuisine (le ventre de la mère) et l'extérieur, théâtre de la tuerie perpétré par les hommes sur d'autres hommes. En devenant actrice politique et historique, la femme perturbe cet ordre du monde à l'image de Alice Guy qui réalisait des films. Elle n'avait cependant pas pensé que l'histoire pouvait être manipulée selon les intérêts politiques du moment et donc que les femmes pouvaient en être effacées.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)