Les héros du troisième type (8): Le Zéro et l'Infini
Conclusion
Le Zéro et l'infini
"Le Zéro et l'Infini" (Darkness at Noon) a été écrit par Arthur Koestler entre 1938 et 1940. Juif austro-hongrois comme Billy Wilder, né juste un an avant lui et qui a vu également une partie de sa famille partir en fumée, Arthur Koestler couvrit la guerre d'Espagne pour le Komintern ce qui lui valut d'être arrêté, emprisonné et condamné à mort. Il ne dut son salut qu'au fait d'avoir de la valeur en tant que monnaie d'échange. Relâché, il s'enfuit en France où il fut interné au camp de Vernet-sur-Ariège pour "étrangers indésirables" quelques mois après que les réfugiés espagnols (dont mon grand-père faisait partie*) en eussent été évacués. Il a également laissé un témoignage sur les conditions de vie dans ce camp "La Lie de la terre" (1941). Il a passé les premières années de la guerre à fuir, être arrêté, s'échapper, errer en quête d'un asile et à tenter de se suicider, en vain également. Son expérience carcérale, il l'a relatée dans son livre le plus célèbre "Le Zéro et l'Infini" qui au-delà du stalinisme, au-delà même des totalitarismes évoque la place de l'individu selon qu'il vit dans une société ouverte (où il représente la valeur suprême) ou dans un système clos** (où il ne compte pour rien). On le voit, Arthur Koestler était profondément nietzschéen.
* J'ai d'ailleurs récupéré toutes les oeuvres d'Arthur Koestler (qui n'était presque plus édité quand je les ai lues, Arthur Koestler étant alors tombé dans un semi-oubli) dans sa bibliothèque.
** J'aime beaucoup le passage de l'article d'Emmanuel Gehrig dans le journal suisse "Le Temps" du 12/10/2012 qui à l'occasion de la réédition de l'autobiographie de Arthur Koestler écrit "Sous sa plume sarcastique, le marxisme et ses dévots, mais aussi Freud, les religions, tous les systèmes «clos» sont mis à plat, dans leur binarité néfaste. A noter toutefois – nul n’est parfait – qu’il n’a pas renié une autre passion de jeunesse, le sionisme."
Mais le "Le Zéro et l'Infini" a un autre sens absolument crucial. Durant la majeure partie de sa vie, Arthur Koestler a vécu comme un surhomme romantique c'est à dire excessivement, dangereusement, passionnément et toujours en marge:
"Depuis les quelques 25 ans que je connais Arthur Koestler [décrit comme un éternel adolescent], son physique a peu changé. Pourtant, ce quart de siècle a été pour lui bien rempli ; il était avec la gauche vaincue en Allemagne, avec les paysans mourant de faim en Ukraine, avec l’émigration militante en France, avec les républicains en Espagne, dans la cellule du condamné à mort à Malaga et à Séville, dans le camp du Vernet, dans la Légion étrangère en Afrique, pendant les grands bombardements dans une prison de Londres, dans l’armée anglaise, en Palestine avec les premiers terroristes sionistes et plus tard […] avec les premières unités de l’armée israélienne […] La sincérité de Koestler n’est pas une vertu, mais une passion violente, dévorante, qui lui fait mal. [...] Un croisé sans croix, un croyant sans foi, Koestler se condamne à vivre sur la corde raide. " (Manès Sperber) Et son comportement en privé était à l'avenant "facilement irritable, tourmenté, impulsif jusqu’à la fureur surtout pour des motifs triviaux, cassant volontiers mobiliers et bibelots, buveur excessif au point d’avoir eu de nombreux démêlés avec la police pour état d’ivresse, gros mangeur, hédoniste proclamé et revendiqué". (Mamaine Paget).
Dans "La Corde Raide" (1952), Arthur Koestler résume parfaitement sa quête d'Absolu par ce qu'il appelle "sa flèche dans l'azur, lancée avec une "superforce" "qui la porterait au-delà de la force de gravité terrestre, au-delà de la lune, au-delà de l'attraction du soleil, des autres galaxies, des voies lactées [...] Elle continuerait son chemin au-delà des nébuleuses en spirale, d'autres galaxies et d'autres nébuleuses, et il n'y aurait rien pour l'arrêter, pas de limite, pas de fin, ni dans l'espace, ni dans le temps [...] Mon obsession de la flèche ne fut que la première phase de la recherche. La soif de l’absolu qui marque les êtres incapables de trouver satisfaction dans le monde relatif du maintenant et de l’ici. Quand elle se révéla stérile, l’infini, en tant que but, fut remplacé par des utopies d’un genre ou d’un autre. C’était la même recherche et le même état d’esprit « tout ou rien » qui m’attirèrent vers la Terre promise et vers le Parti communiste […] ».
Nietzsche aurait sans doute applaudi des deux mains, lui qui désespérait voir des hommes de cette trempe advenir " Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra).
Si la fin des utopies et le vieillissement assagirent Arthur Koestler avec le temps, il resta jusqu'à sa mort un homme engagé, en faveur de l'abolition de la peine de mort (qu'il avait failli subir durant son incarcération en Espagne) et de l'euthanasie. Je me souviens d'ailleurs que mon grand-père avait acheté à sa sortie "Suicide, mode d'emploi" ce qui lui avait valu une certaine réprobation de la part des vendeurs. Cela n'avait fait qu'exacerber ma curiosité et bien qu'il mettait ce livre à part, je me souviens l'avoir feuilleté.
Koestler était un homme sans concessions, admirable certes mais objectivement invivable au quotidien car toujours insatisfait. Parvenir à concilier l'inconciliable, c'est à dire l'ici et le maintenant avec l'infini et l'éternité, la trivialité ennuyeuse de la vie ordinaire avec les voyages psychiques et intellectuels extraordinaires, l'amour qui oblige et la passion qui rend esclave, le grand homme et l'homme bien, la flèche et la boucle, l'organique et le mental, le spirituel et le charnel, la grande culture et la culture populaire, le cinéma d'auteur et la série s'avère donc être un vrai défi, indispensable pour dépasser ce clivage stérile. La plupart des hommes qui font des "étincelles" si j'ose dire (les artistes, les philosophes, les sages, les grands scientifiques, les mystiques, les gens curieux et ouverts, les gens qui marchent sur des chemins de traverse bref tous ceux qui cherchent à s'élever ou à s'élargir d'une façon ou d'une autre) se confrontent à ces contradictions et tentent de les dépasser. Comme le dit François Terrasson à propos du Petit Chaperon Rouge, "c'est en passant dans le ventre du fauve qu'on en acquiert en ressortant tous les pouvoirs" (p163), une variante du célèbre "Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort" de Nietzsche. L'expérience de l'accouchement est un bon moyen de l'éprouver. L'espoir naît de cette capacité à évoluer en s'améliorant car c'est une démarche profondément naturelle, elle qui est toujours en mouvement. Tant que ce mouvement perpétuel est là, l'homme reste vivant et cela Nietzsche qui était influencé par les philosophies orientales, en particulier le bouddhisme (dans les limites de ce que l'on en savait en Occident au XIX° siècle) l'avait bien compris. S'il est l'un des seuls philosophes qui ait pu me "parler"*, c'est en raison de son refus des systèmes codifiés, rigides, clos, y compris dans sa manière de penser, poétique, métaphorique, fragmentaire (comme le sont les sources historiques à reconstituer) qu'il concevait comme une manière de danser. Une réconciliation du corps et de l'esprit sans laquelle rien ne peut véritablement advenir.
* Il me parlait déjà quand j'avais 20 ans (je voyais dans ma tête des petites flammes danser quand notre prof de philo évoquait avec le gai savoir qu'il était aussi un philosophe du corps et de la joie, un philosophe dionysiaque) mais jusqu'à ce que je me décide à écrire, je croyais être incapable de parler de lui.
Se dépasser soi-même.
La valse de l'éternel retour.
"Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde" (Friedrich Nietzsche)