Dernière collaboration de Claude SAUTET et de son actrice fétiche, Romy SCHNEIDER, "Une histoire simple" a été présenté comme un cadeau que ce dernier lui aurait fait pour ses 40 ans. Tout en continuant à faire le portrait sociologique et psychologique de la France des années 70, Claude SAUTET adopte cette fois un point de vue féminin en résonance avec les combats féministes de cette époque. Ainsi Marie qui est divorcée (loi sur le divorce par consentement mutuel en 1975) choisit de quitter son compagnon et de se faire avorter (loi Veil également de 1975) puis de faire un bébé toute seule une dizaine d'années avant la chanson de Jean-Jacques GOLDMAN. Enfin peut-être pas toute seule puisque une relation intime est suggérée entre Marie et Gabrielle (du même ordre que le beau film de Diane KURYS, "Coup de foudre") (1983), l'une de ses collègues de travail. Mais Marie n'est pas qu'un trac du MLAC, mouvement dont se sont inspirés Claude SAUTET et son co scénariste Jean-Loup DABADIE. Elle épouse les hésitations, les doutes, les interrogations de son interprète* qui ne parvient pas à trouver le bonheur dans le schéma matrimonial et familial traditionnel. La crise du couple est montrée comme une crise du modèle masculin. Les hommes que fréquentent Marie, que ce soit son ex-mari (Bruno CREMER), son ex-compagnon (Claude BRASSEUR) ou ceux de ses amies (Roger PIGAUT, Jean-Francois GARREAUD etc.) s'avèrent défaillants, faibles et fuyants. La crise économique et le chômage de masse agissent comme des révélateurs redistribuant les cartes entre des hommes déstabilisés par la perte de leur rôle de chef de famille rapportant l'argent du foyer et des femmes en quête d'émancipation. Comme toujours, Claude SAUTET fait admirablement ressentir la solitude de son personnage au sein du couple, du groupe et de la foule. Les scènes de bistrot par exemple sont tout sauf conviviales. Même si ce n'est pas mon film préféré du réalisateur car un peu trop noyé dans la grisaille, manquant de flamboyance, il s'avère d'une grande finesse.
* Qui pour ce rôle a reçu le César de la meilleure actrice en 1979.
"Yi Yi" est le dernier film de Edward YANG et le plus connu chez nous car il a reçu le prix de la mise en scène à Cannes. Comme "Mahjong" (1996) et "Confusion chez Confucius" (1994) deux films inédits en France ayant bénéficié d'une sortie au cinéma le 16 juillet, "Yi-Yi" a droit à une ressortie sur grand écran également en version restaurée depuis le 6 août.
Edward YANG, décédé prématurément d'un cancer en 2007 ce qui explique qu'il n'a pu réaliser qu'une poignée de longs-métrages est l'un des chefs de file de la nouvelle vague du cinéma taïwanais, survenue au début des années 80 alors que Taïwan comme les autres dragons asiatiques était en plein boom économique et s'apprêtait à basculer de la dictature à la démocratie à partir de 1987. Ses films se caractérisent par leur absence d'exotisme, leur caractère de théâtre urbain et leur structure narrative complexe, faite de multiples récits et personnages entremêlés sans que pour autant le spectateur ne s'y perde.
"Yi-Yi" est une chronique familiale qui bénéficie d'une mise en scène virtuose qui travaille énormément les différents plans/nappes du récit cinématographique pour enrichir son propos. Dès l'introduction, on sait qu'on baigne dans un grand film. Alors qu'on assiste à un mariage tout ce qu'il y a de plus traditionnel, une ex vient faire un esclandre, accusant la mariée de s'être fait mettre enceinte pour lui voler son petit ami, créant par là même une dissonance sonore dans le rituel de la cérémonie. On peut ajouter également le cadre de la photographie des nouveaux mariés qui se retrouve posé par mégarde à l'envers. Dissonances sonores en décalage avec la photographie qui poursuivront ce couple tout au long du film.
Comment souvent dans les films qui savent où ils vont et ce qu'ils veulent dire, cette introduction est programmatique. La dissonance sonore se retrouve aussi dans le couple de NJ, le beau-frère du marié. Malgré l'ambiance feutrée qui règne dans sa famille, les éclats de voix d'une dispute au-dehors laissent entendre qu'entre sa femme et lui, la communication est coupée. Tous les personnages de la famille que l'on va suivre sont ainsi plongé dans une grande solitude existentielle et ont une face cachée, un désir de repartir à zéro et de suivre une autre voie à la manière de "Smoking/No Smoking" (1993). C'est NJ, le père de famille qui retrouve son premier amour lors d'une parenthèse à Tokyo, son épouse qui part en retraite dans un monastère bouddhiste, sa fille, Ting-Ting, une adolescente qui s'éprend du petit ami de sa meilleure amie pour qui elle joue l'entremetteuse. Pour tous au final, c'est la désillusion qui l'emporte. Le cadet, l'espiègle Yang Yang, un enfant de 8 ans tente de juguler les angoisses existentielles en prenant en photo "ce que les adultes ne peuvent voir".
Comme les autres films que j'ai vu de Edward YANG, la question identitaire est omniprésente. L'élément déclencheur de l'éclatement de la famille de NJ n'est-il pas l'accident de la grand-mère qui la plonge dans le coma durant presque tout le film? Or ces doyennes présentes au sein des foyers asiatiques ne représentent-elles pas les gardiennes des traditions? L'acculturation est également manifeste lorsque Yang Yang préfère à la nourriture asiatique un repas au Mc Donald ou lorsqu'on observe la décoration des chambres en arrière-plan: des acteurs américains (Cary GRANT et Audrey HEPBURN qui a même façonné un des personnages de "Confusion chez Confucius") (1994), une affiche de DC Comics (Batman et Robin) mais aussi Astro le petit robot (Edward YANG était fan de Osamu TEZUKA) et Pikachu: une partie de l'intrigue se déroule d'ailleurs à Tokyo et rappelle à quel point Taïwan est tiraillé entre l'occidentalisation et un héritage asiatique complexe symbolisé par un japonais lumineux mais auquel hélas la société pour laquelle travaille NJ tourne le dos. La perte de repères et les contradictions de la société taïwanaise ne sont pas pour rien dans l'échec des différentes voies alternatives empruntées par les protagonistes. Ainsi l'ex de NJ l'a perdu en raison de l'intense pression sociale qu'elle a exercée sur lui pour parvenir à la réussite matérielle et le jeune homme que Ting-Ting convoite préfère se venger du prof qui a séduit sa petite amie et en même temps la mère de celle-ci. Les deux histoires sont construites en écho l'une de l'autre avec une scène identique, l'une montrée, l'autre racontée.
En dépit de cette tonalité douce-amère, le film n'est pas triste. Les échecs sont considérés comme des expériences qui entérinent au final la validité des choix accomplis et c'est l'apaisement et la sérénité qui l'emportent, y compris face à la perspective de la mort.
Une dizaine d'années avant "Bolero" (2023), Anne FONTAINE a réalisé un autre film riche en intertextualité, "Gemma Bovery". Sauf que là où "Boléro" est implicite, "Gemma Bovery" annonce la couleur dans son titre. Il y sera donc question d'une réécriture du célèbre roman de Gustave Flaubert avec dans le rôle-titre Gemma ARTERTON tout juste échappée de "Tamara Drewe" (2009). Car "Gemma Bovery" est l'adaptation d'un roman graphique de Posy Simmonds également créatrice de "Tamara Drewe". Anne FONTAINE s'amuse à en rajouter avec des acteurs porteurs d'univers bien identifiables. En tête, Fabrice LUCHINI qui reprend l'un de ses nombreux rôles d'amateur de lettres et de romanesque qui s'égare entre fiction et réalité. Il est d'ailleurs boulanger peut-être parce que l'acteur avait commencé sa carrière comme garçon-coiffeur? Niels SCHNEIDER joue les séducteurs sous l'emprise de maman comme dans "Les Amours imaginaires" (2010) et maman, c'est Edith SCOB qui semble prolonger "L'Heure d'ete" (2007). Bref, Anne FONTAINE et son co-scénariste, Pascal BONITZER s'amusent beaucoup pour un résultat bien troussé mais qui manque un peu du sel de "Tamara Drewe" (2009) avec son humour tordant. Néanmoins cette rêverie littéraire et champêtre a du charme et se conclut en beauté avec une autre invitation au voyage dans l'oeuvre de Tolstoï cette fois.
Ce film est tout simplement magnifique! Oubliez les critiques français pisse-froid qui font la fine bouche devant une comédie musicale qu'ils jugent trop sucrée à leur goût. Il existe aujourd'hui beaucoup d'oeuvres du genre qui ont mal vieilli. Et si la présence de Robert WISE à la réalisation et de Julie ANDREWS dans le rôle principal est pour une bonne part dans la réussite du film, elle ne suffit pas à expliquer sa mégie intacte alors que "Star !" (1968) avec les mêmes aux commandes n'a pas passé l'épreuve du temps. La différence est dans le scénario, dans les mouvements de caméra, dans la photographie. Là où "Star !" sent la naphtaline et le carton-pâte sans parler d'une héroïne aussi exaltante qu'un poireau, "La mélodie du bonheur" est une oeuvre cinématographique qui nous emporte dès les premières images dans un tourbillon de liberté avec le célèbre plan aérien survolant les montagnes autrichiennes dans lequel Maria à l'unisson tournoie sur elle-même dans un pré! Cette introduction suffit à la définir et on n'est guère surpris d'apprendre que les nonnes du couvent où elle effectue son noviciat s'interrogent sur la pertinence de sa vocation. La mère supérieure particulièrement perspicace et connaissant grâce à "Mary Poppins" (1964) les talents cachés de Julie ANDREWS décide donc de l'envoyer s'occuper des sept nains, euh non, enfants de la famille von Trapp ^^. Pas de surnaturel au programme mais le même charme, la même spontanéité et la musique pour magie qui fait au rigide (en apparence) veuf joué par Christopher PLUMMER le même effet enchanteur que la "Ratatouille" (2007) sur Anton Ego (ou le piano sur Gerd Wiesler dans "La Vie des autres") (2006).
Comme tout conte réussi, "La mélodie du bonheur" n'est pas exempte de cruauté. Il y a d'abord une marâtre en la personne de la baronne (Eleanor PARKER) qui voit à juste titre une rivale en Maria et se dresse un temps entre elle et le reste de la famille, même si son rôle est un peu trop vite évacué. Il y a surtout le vent mauvais de l'Histoire et les conséquences de l'Anschluss. Au nom des mêmes principes que le personnage du fabuleux "Une vie cachee" (2019) auquel j'ai beaucoup pensé par son contraste Paradis/Enfer, von Trapp choisit le bannissement du jardin d'Eden (son manoir avec le jardin et le lac nocturne enchanteur qui fait penser à "L'Annee derniere a Marienbad") (1961) alors que lui et sa famille deviennent des fugitifs traqués. Le couvent revient alors dans le jeu en tant que refuge et ange gardien ce qui n'enlève rien au suspense insoutenable de la scène funèbre du cimetière passé au peigne fin par les nazis entre ombre et lumière.
C'est avec beaucoup d'intérêt que j'ai découvert le premier film de Michael CIMINO qui est visible en ce moment sur Arte en même temps que le documentaire consacré à Jeff BRIDGES. Il y a deux choses que j'ai beaucoup aimé dans ce film, même s'il n'est pas parfait en raison notamment d'incohérences scénaristiques dans l'écriture des personnages et dans les situations. Je pense en particulier à la brute caractérielle jouée par George KENNEDY dont la place semble être dans un asile et qui représente un tel danger public qu'on se demande si ses associés ne sont pas des candidats au suicide. Quoique le vrai problème dans l'écriture du personnage de Red est la valse-hésitation permanente entre son côté grotesque voire cartoonesque (Thunderbolt qui esquive les balles qui pleuvent sur lui en rafale après que Red ait sorti son gun en un geste théâtral au beau milieu d'une église!) et sa psychopathie qui en fait un sinistre agent du chaos et de la mort. Une psychopathie teintée de frustration sexuelle laquelle s'exprime dans son voyeurisme mais surtout dans son déferlement de violence vis à vis de Lightfoot. Lightfoot joué par un tout jeune et déjà magnétique Jeff BRIDGES est le rayon de soleil du film. Une sorte de chien fou anar plein de générosité qui offre son amitié (et sans doute plus que son amitié, le sous-texte homosexuel est assez évident, notamment dans le passage où il se travestit pour les besoins du casse et devient une jeune femme plus que crédible, affriolante!) au vieux briscard Thunderbolt joué par Clint EASTWOOD. Celui-ci affiche un visage impassible comme à l'ordinaire mais une petite lueur dans l'oeil dit qu'il n'est pas dupe de l'ambiguïté de la relation avec son coéquipier et qu'il s'en amuse. Outre le buddy movie teinté d'homo-érotisme, l'autre aspect du film que j'ai aimé c'est le sentiment de liberté qu'il dégage. On reconnaît bien l'état d'esprit seventies avec quelques gentilles provocations ici et là (la femme nue qui aguiche Lightfoot, les parents qui infantilisent leur fille alors qu'elle s'envoie en l'air juste à côté, le personnage baba-cool de Lightfoot qui préfigure celui de "The Big Lebowski") (1998) mais c'est surtout la mise en scène de Michael CIMINO qui régale, sa science du cadre, sa manière de disposer les corps et de les faire se mouvoir dans les grands espaces. Il y a du "Easy Rider" (1969) dans ce road-movie où l'utopie libertaire finit par se prendre les pieds dans le tapis. Il est tout à fait vraisemblable que Kathryn BIGELOW s'en soit inspiré pour "Point Break" (1991) tant pour la relation entre les deux personnages que pour la combinaison libertaire des sports extrêmes qui se substitue au road-movie et du film de casse qui tourne mal.
Bravo à Anne FONTAINE d'avoir réussi une évocation aussi juste de Maurice Ravel, bien secondée il faut le préciser par un Raphael PERSONNAZ tout en retenue. Comment je le sais? Grâce au cinéma de Claude SAUTET que j'admire. Très mélomane, celui-ci s'est inspiré de la vie du compositeur pour "Un coeur en hiver" (1992) qui nous permet d'entendre le trio avec piano repris dans le film de Anne FONTAINE. Un compositeur auquel il s'identifiait, c'est évident. Comment je le sais? Grâce au film de Anne FONTAINE qui m'a permis d'assembler les pièces du puzzle. En effet elle montre Maurice Ravel dans une maison close en compagnie d'une prostituée qu'il ne touche pas sans parler de Misia, son grand amour qu'il a laissé filer dans les bras d'un autre. Non seulement on reconnaît la froideur de Stéphane refusant de répondre aux avances de Camille, mais également l'étrange distanciation de Max dans "Max et les Ferrailleurs" (1970), tournant autour de Lily la prostituée jouée par Romy SCHNEIDER mais sans passer à l'acte, sinon par le meurtre. Un mystère qui se répercute également sur l'oeuvre la plus célèbre du compositeur dont Anne FONTAINE fait bien ressortir l'ambivalence foncière qui est à mon avis la raison de son universalité et de son intemporalité. De même que Maurice Ravel était un "solitaire mondain", oxymore que l'on retrouve évidemment chez Claude SAUTET, l'aspect mécanique du Boléro qui se calque sur le machinisme industriel (scène d'ouverture) devient une fois incarné par sa commanditaire, la danseuse russe Ida Rubinstein (Jeanne BALIBAR) d'un érotisme torride, véritable métaphore musicale du coït se concluant sur un orgasme. D'ailleurs tout laisse à penser que Ida a parfaitement compris la nature profonde du compositeur qu'elle pousse dans ses retranchements pour lui extorquer cette partie de lui-même qu'il dissimulait. D'après une étude commandée par le site d'écoute en ligne Spotify, le Boléro occupe d'ailleurs la troisième place des morceaux musicaux les plus écoutés pendant les rapports sexuels! Rien que pour le fait d'avoir réussi à faire ressortir toutes ces contradictions, ce mélange troublant de rigidité et de sensualité (Ravel récupérant les gants de Misia et les faisant enfiler par la prostituée pour le plaisir d'entendre le frottement du tissu sur la peau), le film transcende et ce n'est pas souvent l'exercice scolaire du biopic.
Deuxième film de Robert MULLIGAN, "Les pièges de Broadway" est disponible en ce moment sur la plateforme MyCanal. Comme je cherche depuis longtemps à découvrir la filmographie du réalisateur de "Du silence et des ombres" (1962), je n'allais pas rater l'occasion. Au début, j'ai eu des craintes. Comme nombre de films hollywoodiens de cette époque, il s'agit de l'adaptation d'une pièce de théâtre avec donc un certain nombre de scènes statiques dans le huis-clos d'un appartement. Si on ajoute l'influence des codes de la sitcom, Robert MULLIGAN ayant fait ses gammes à la télévision, il n'est pas surprenant que le film manque d'ampleur malgré une superbe bande-son signée de Elmer BERNSTEIN. Heureusement, le scénario est excellent si bien qu'après un début poussif, le film finit par décoller lorsqu'il entre dans le vif de son sujet: les désillusions des jeunes artistes venus tenter leur chance à New-York. Plutôt que de raconter la success story d'une minorité, le film montre deux losers parmi la multitude des recalés du rêve américain se débattre dans la fosse aux serpents. Le titre fait en effet allusion aux prédateurs qui exploitent pour leur profit personnel la naïveté et les rêves d'une aspirante actrice et d'un jeune saxophoniste. La première qui semble déjà revenue de tout est endettée jusqu'au cou, menacée d'être jetée à la rue et soumise à la tentation de la prostitution. Le second, un ingénu qui débarque tout juste de sa province natale tombe vite de haut lorsqu'il se fait voler ses outils de travail à peine arrivé comme "Le Voleur de bicyclette" (1948). Si la romance entre eux est un peu téléphonée, l'interprétation est remarquable, particulièrement celle de Debbie REYNOLDS (la star de "Chantons sous la pluie" (1951) et accessoirement mère de Carrie FISHER) qui joue à contre-emploi. Si Tony CURTIS tire moins bien son épingle du jeu dans un rôle un peu trop lisse de jeune premier, on ne peut que penser à son rôle dans "Certains l'aiment chaud" (1959) étant donné qu'ils font le même métier et jouent du même instrument!
Quelle bonne idée d'avoir consacré un documentaire à Jeff BRIDGES, acteur aussi discret que confondant de naturel que j'avais découvert dans "Fisher King" (1991) qui reste à ce jour l'un de mes films de chevet. Je m'étais alors demandé pourquoi on n'entendait jamais parler de lui. Le film répond à cette question, il en fait même son axe directeur. On apprend que Jeff BRIDGES a fait ses premiers pas dans le cinéma avant même de savoir marcher grâce à sa famille, notamment son père, Lloyd BRIDGES surtout connu pour ses rôles à la télévision et son frère aîné, Beau BRIDGES avec qui il a joué dans "Susie et les Baker Boys" (1989). Tout en suivant leurs traces et en démontrant l'étendue de son talent dès les années 70 dans des rôles variés, notamment aux côtés de grandes pointures comme Clint EASTWOOD dans "Le Canardeur" (1974) de Michael CIMINO, Jeff BRIDGES s'est évertué à tourner le dos au star-system en se mettant en retrait et en menant une vie sans histoire. Cette attitude éclaire d'autant mieux le rôle le plus emblématique de sa carrière, celui de Jeff Lebowski dans le film "The Big Lebowski" (1998) des frères Coen. Une rencontre évidente entre des artistes en décalage avec le rêve américain et son idéologie. Le Dude qui doit sa cool attitude et une partie de sa garde-robe à l'acteur qui l'interprète est même un genre d'anti-héros assez parfait lancé au coeur du réacteur tel un chien dans un jeu de quilles. Le culte qui s'est développé a posteriori autour du personnage et du film a paradoxalement fait sortir Jeff BRIDGES de l'ombre et lui a valu une reconnaissance aussi tardive que méritée.
A force de tomber sur des avis radicalement divergents sur "La vie de Chuck" je me suis décidée à me faire une opinion par moi-même. Je suis restée sur ma faim, trop de choses plombent le film à mes yeux: voix-off omniprésente et pontifiante, pathos (fallait-il une telle accumulation d'accidents, de maladies, de suicides autour du héros?), naïveté du propos et complications scénaristiques inutiles avec sa structure en trois chapitres à rebours du récit qui casse le rythme. Le résultat est un assemblage de fragments inégaux qui en dépit d'éléments récurrents censés les relier m'a paru artificiel et bancal. La dimension métaphysique est assénée sans subtilité, à l'opposé de ce qu'avait réussi à faire Stanley KUBRICK avec une autre oeuvre de Stephen King. Tout ce dispositif m'a tenu à distance d'un personnage trop lisse pour emporter une adhésion qui aurait été nécessaire afin de s'approcher du conte philosophico-fantastique à la Frank CAPRA vers lequel lorgne le film. Le seul moment qui m'a paru fonctionner à la manière d'un alignement de planètes, c'est la scène de danse du deuxième fragment. Alors là oui, on croit que l'instant peut durer une éternité, que Chuck possède une sorte de grâce, qu'il est connecté aux étoiles. Mais la troisième partie apporte une réponse décevante, convenue, sans mystère voire infantile à des questionnements autrement mieux traités dans d'autres films (que "Life of Chuck" y fasse référence comme "Billy Elliot" (2000), "Retour vers le futur" (1985) ou "Forrest Gump" (1994) ou non comme "Melancholia") (2011). Au final, le film ressemble à la montagne qui accouche d'une souris. Il prétend nous expliquer la vie et le monde mais au final il tombe dans l'insignifiance.
Mais qu'est-ce qui fait courir film après film Ethan Hunt/Tom CRUISE? La réponse pourrait être contenue dans cet avant-dernier opus qui confronte le héros à une IA maléfique et insaisissable après laquelle courent toutes les puissances dans l'espoir d'en prendre le contrôle, soit le dernier avatar en date du mythe de Prométhée qui hante l'homme occidental depuis le berceau. Pour la neutraliser, le héros et l'acteur qui l'incarne repoussent leurs limites physiques et défient plus que jamais la mort. Le final à bord d'un train saboté lancé à toute vitesse vers un pont dynamité impressionne avec ces wagons qui basculent un par un dans l'abîme de même que le saut dans le vide qu'effectue Tom CRUISE pour monter à bord. Dans ce mano à mano entre "L'entité" et le héros de chair et d'os, on peut également lire entre les lignes un défi lancé à la technologie qui tend à se substituer à l'engagement humain. A l'algorithme désincarné, Tom CRUISE oppose ses exploits bien physiques de casse cou sous un masque "blanc" qui rappelle fortement Buster KEATON, l'homme qui ne souriait jamais mais réalisait d'incroyables cascades plus folles les une que les autres sans trucage. Même si cet énième "Mission impossible" est sans doute trop long et quelque peu alambiqué sur le plan scénaristique, il constitue l'un des jalons du parcours de cet acteur "christique" pour qui le cinéma est une affaire très personnelle.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)