Une des nombreuses vues de Louis LUMIERE consacrée aux "petits métiers" de la Belle Epoque, contemporaine de la naissance du cinéma. Celle-ci a pour particularité d'avoir fait partie des dix courts-métrages sélectionnés pour la première projection publique et payante du cinématographe des frères Lumières au Salon Indien du Grand Café de Paris situé au 14 boulevard des Capucines le 28 décembre 1895. Projection mythique qui fut une révélation pour Georges MELIES, présent dans le public. "Les Forgerons" n'est cependant pas passé à la postérité contrairement à "L'Arroseur Arrose" (1895) (le premier gag) ou à "La Sortie de l'usine Lumiere a Lyon" (1895) (le premier film). Pourtant il présente un intérêt spécifique qui par la suite a fait florès dans le cinéma, celui de brouiller la limite entre réalité et fiction. En effet si le film se présente comme un documentaire pris sur le vif en montrant deux ouvriers effectuant leur travail quotidien dans une forge, il nous indique que c'est du cinéma au travers de la tenue vestimentaire du forgeron qui s'est fait beau pour la caméra en arborant une chemise d'un blanc immaculé et une cravate du dimanche.
En regardant "Le Brasier ardent" j'ai pensé à propos de Ivan MOSJOUKINE que le seul autre acteur muet capable d'une telle expressivité était Lon CHANEY. D'ailleurs si de nos jours, son nom est oublié hors du cercle des spécialistes (mais c'est le cas pour la grande majorité des acteurs du muet), il envoûtait à l'époque le public. Réalisé deux ans après "L'enfant du carnaval" (1921) toujours pour les studios Albatros fondés par des russes exilés à Paris après la révolution de 1917, "Le Brasier ardent" s'ouvre sur une scène de cauchemar qui dure plus de dix minutes. Une femme mariée à un vieil homme riche qui l'a sortie du pétrin rêve d'un homme qui la poursuit après avoir manqué la jeter dans un brasier. Tout cela à partir, on le comprend un peu plus tard d'une lecture de roman policier qui a visiblement emballé son imaginaire, peu sollicité par son terne mari. Lequel souhaite rentrer au pays (Amérique du sud) alors que sa femme traîne logiquement des pieds à l'idée de devoir renoncer aux tentations de la capitale, incluant de beaux et jeunes hommes. Au terme d'une course-poursuite endiablée, le mari s'adresse à une sorte de société secrète (avec effets spéciaux sympathiques) pour "retrouver" sa femme et tombe sur un détective qui n'est autre évidemment que "l'homme de ses rêves". "Le Brasier ardent" adopte la logique décousue de l'onirisme, l'histoire n'étant qu'un prétexte pour laisser le champ libre aux expérimentations. Outre le cauchemar du début, il y a une scène de danse endiablée qui mérite le détour sans parler des dons de Ivan MOSJOUKINE pour le transformisme, il est aussi bluffant dans ce registre que dans celui de l'émotion. Dommage que l'intrigue se perde ainsi en route, c'est un peu trop en roue libre.
"L'Enfant du carnaval" maintenant disponible sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque fait partie des films qui ont permis au public français de découvrir au début des années vingt Ivan MOSJOUKINE. Acteur russe exilé en France après la révolution de 1917, Ivan MOSJOUKINE a réalisé deux films pour les studios Albatros: celui-ci et "Le Brasier ardent" (1923). Ce déraciné est ensuite parti aux USA puis est revenu en Europe, d'abord en Allemagne puis de nouveau en France où il a terminé sa carrière notamment en jouant dans le remake parlant de "L'Enfant du carnaval" (1934) réalisé cette fois par Alexandre VOLKOFF.
"L'Enfant du carnaval" qui a été souvent comparé au beaucoup plus célèbre "Le Gosse" (1921) de Charles CHAPLIN*, notamment parce que les deux films sont sortis à quelques mois d'intervalle, abordent des thématiques proches et ont pour figure principale un acteur-réalisateur d'origine immigrée est cependant une oeuvre au ton singulier, naviguant entre comédie et mélodrame avec une fin poignante "à la russe". Le charisme de Ivan MOSJOUKINE y est incandescent et son jeu moderne, sensible et expressif m'a fascinée dès les premières secondes. Il incarne dans le film un aristocrate immature, noceur invétéré qui va voir sa vie bouleversée lorsqu'il trouve un bébé abandonné sur le pas de sa porte. Le comique burlesque lié à sa vie de fêtard cède alors la place à des émotions de plus en plus profondes au contact de ce bébé et de sa mère en détresse qui refait surface en prenant l'identité de sa nurse. A signaler également une superbe photographie de Fedote BOURGASOFF, notamment lors d'un plan en ombres chinoises d'une farandole de noceurs sur la promenade des Anglais qui n'est pas sans faire penser à celle qui clôt "Le Septieme sceau" (1957) de Ingmar BERGMAN.
* Preuve de cette célébrité mondiale, le personnage du vagabond apparaît sur l'un des chars du carnaval de Nice dans le film.
Georges DEMENY est un enseignant-chercheur pionnier en biomécanique du sport et précurseur du cinéma dont les travaux ont été récemment redécouverts. Les origines du cinéma sont en effet plus complexes que son attribution aux seuls frères Lumière. En 1894, il a inventé une caméra chronophotographique utilisée pour décomposer le mouvement des athlètes en s'inspirant des travaux de son mentor, le médecin Etienne-Jules Marey. C'est cette machine puis ses brevets qu'il vend à Léon Gaumont qui deviendra le producteur des premiers films de Alice GUY. Par ailleurs, Georges est le frère de Paul Demeny, le poète ami de Arthur Rimbaud à qui celui-ci a adressé la célèbre lettre du voyant en 1871.
L'originalité de cet assemblage de trois films est qu'à l'évidence, le sujet n'est pas scientifique mais "coquin" et s'écarte donc de la mission initiale confiée à l'ancêtre du cinéma. Il faut dire que Thomas Edison avait présenté sa propre invention, le kinétoscope à Paris en 1894 et avait révélé la dimension spectaculaire du cinéma mais aussi l'effet de la pulsion scopique. On peut donc affirmer que Georges DEMENY est l'un de ces expérimentateurs qui ont anticipé les premiers films conçus comme des attractions érotiques.
Parmi les quelques films de Alfred HITCHCOCK que je n'avais pas encore vu, "The Manxman" ("L'homme de l'île de Man") est une curiosité. Un film tout à fait dispensable dans l'oeuvre du maître du suspense. Il ne s'agit pas d'un thriller mais d'un mélodrame aux très grosses ficelles avec un triangle amoureux se composant de deux hommes issus de deux classes sociales opposées mais potes comme par deux alors qu'ils sont de surcroît amoureux de la même femme. Celle-ci penche pour le plus fortuné des deux (tiens donc) c'est à dire l'avocat mais par sens de la parole donnée (et aussi par convention sociale) elle épouse le marin-pêcheur. Celui-ci est un imbécile heureux qui sourit de toutes ses dents devant sa femme et son soi-disant meilleur ami qui passent le plus clair de leur temps à tirer une gueule de 6 pieds de long. Si "The Manxman" n'est pas complètement dénué d'intérêt, c'est parce qu'il s'agit d'un film de Alfred HITCHCOCK. Celui-ci y expérimente quelques belles idées comme celle de faire une ellipse sur le rapprochement entre deux personnages en utilisant les pages d'un journal aux qualificatifs de plus en plus intimes envers le prétendant. La photographie des paysages est très belle et Anny ONDRA peut être qualifiée de première blonde hitchcockienne. On sent également que c'est le dernier film muet de Alfred HITCHCOCK. Il filme ses personnages articulant distinctement leurs dialogues au point parfois de se passer de carton.
Un monument du cinéma mondial qui me poursuit depuis mon adolescence, depuis que lors des fêtes du bicentenaire de la Révolution, j'avais acheté un livre répertoriant les films incontournables de cette période dans lequel "Napoléon" occupait une bonne place. Mais je ne l'avais jamais vu jusqu'ici. La dernière restauration en date effectuée par la Cinémathèque française a fait passer cette oeuvre monumentale ayant dès l'origine existé en plusieurs versions (on en compterait 22 au total!) de 5h30 à 7h18. Je n'ai cependant pu voir que la première partie dans ce nouveau format, la deuxième ayant déjà disparu du replay de France télévision. Je me suis donc rabattue sur l'avant-dernière version, celle du British film institute par Kevin Brownlow en 2000. De toutes façons, il faudra y revenir, la Cinémathèque préparant la restauration de la version présentée au cinéma Apollo en 1927 d'une durée de 9h40 (la plus longue de toutes donc à ce jour) mais sans les triptyques de la dernière demi-heure ayant participé à construire la légende du film. J'imagine qu'à terme, on aura une version de 10h la plus complète possible!
S'il ne fallait qu'un mot pour caractériser ce film-fleuve, ce serait le souffle qui s'en dégage. Tout y apparaît vivant et dynamique, de la caméra ultra-mobile aux tableaux hiératiques animés par les éléments déchaînés (vent, feu, vagues, grêle, musique!) Les morceaux de bravoure s'enchaînent, plus inspirés les uns que les autres et dressent une fresque plus révolutionnaire que proprement napoléonienne. Fresque opératique dans laquelle la naissance des hymnes (de la "Marseillaise" et on pense beaucoup à Rude et Delacroix au "Chant du départ") tiennent une grande place, traversant le corps social d'un élan collectif quasi-mystique qui semble rendre invincible l'armée la plus dépenaillée! En effet le titre du film est impropre, il aurait dû s'appeler: "L'ascension de Bonaparte" ou "Bonaparte et la Révolution". En effet Abel GANCE avait le projet encore plus fou de réaliser plusieurs films sur le personnage mais l'arrivée du parlant a fait prendre au cinéma une autre direction (où l'on se rend compte qu'on a beaucoup perdu en terme d'inventivité dans la narration par l'image) qui a coupé court à son entreprise. "Napoléon" raconte donc les jeunes années de Bonaparte, de ses 11 ans à Brienne (où il est déjà montré comme un stratège hors pair en bataille de boule de neige et une icone flanqué d'un chapeau et d'un aigle qui le caractériseront toute sa vie) aux débuts de la campagne d'Italie en 1796 où après avoir été adoubé à la Convention par les fantômes des trois "dieux" (Robespierre, Marat, Danton) il va porter les idéaux de la Révolution hors des frontières. L'accent est mis sur le génie visionnaire (systématiquement incompris d'où la solitude inhérente au héros), le patriotisme du Corse ombrageux et son refus des compromissions qui lui ont valu quelques sérieux déboires. Mais c'est pour mieux revenir à chaque fois, plus triomphal que jamais. Une narration à la D.W. GRIFFITH, une expressivité à la Sergei EISENSTEIN pour donner à l'Europe l'épopée de sa propre naissance en tant que nation-civilisation contemporaine, celle de la démocratie héritée des Lumières avec toute l'imagerie qui l'accompagne. Abel GANCE a vu très grand et son film fourmille d'idées plus dingues les unes que les autres. Le triptyque final fait encore aujourd'hui un effet "waouh", qu'il soit utilisé pour élargir le champ de vision façon Cinémascope ou fragmenté pour créer un écho entre des images réalistes et symboliques. Mais avant cela, il y a déjà dans la conclusion de certaines séquences des découpages d'écran qui semblent jouer le rôle d'accélérateur d'histoire. Et cette caméra mobile qui semble tantôt plonger dans la foule, tantôt voler en rase-motte par-dessus, tantôt tanguer comme un bateau en prise avec des flots déchaînés et qui électrise par exemple la séquence en montage alterné dans laquelle Bonaparte affronte une tempête pendant que la Convention s'apprête à condamner à mort les girondins. Gare à l'effet de houle!
"Il n'y a pas d'amour, il n'y a que du désir. Il n'y a pas de bonheur, il n'y a que du pouvoir". Cette phrase que prononce Mabuse dans le film de Fritz LANG fait écho à son statut omniscient et omnipotent de "maître du jeu des hommes et des destins". Le réalisateur est allé chercher son personnage diabolique dans la littérature populaire de l'époque, celle des sérials dominés par des génies du crime comme Fantômas et Fu Manchu. Cet aspect feuilletonesque se ressent dans la durée du film en deux parties totalisant près de 5h ainsi que dans les nombreux protagonistes, péripéties, rebondissements ainsi que dans les prouesses quasi surnaturelles de son mastermind aux mille visages. Mais il a inséré le personnage créé par Norbert Jacques dans une esthétique expressionniste qui le rapproche de son contemporain, "Nosferatu le vampire" (1922) et surtout il en a fait une métaphore frappante de la République de Weimar prise entre les démons de l'après-guerre et ceux du nazisme. "Docteur Mabuse le joueur" sorti en 1922 soit un an avant la crise d'hyper inflation et le putsch de la Brasserie qui faillit faire basculer l'Allemagne dans le nazisme avec 10 ans d'avance offre une photographie saisissante d'un Berlin peuplé d'une faune de nouveaux riches décadents sur lesquels le diabolique psychanalyste exerce son emprise. Quelques années avant "Metropolis" (1927)Fritz LANG filme la ville comme une Babylone en perdition, corrompue par l'argent et le vice. Face aux passions tristes de ses contemporains, il oppose une figure intègre, celui du procureur Wenk qui tente de protéger les victimes de Mabuse et de démasquer "l'inconnu" qui tire les ficelles dans l'ombre avec ses complices.
Misères de l'aiguille ou mystères de l'aiguille? Il est bien difficile de suivre ce film de 1913. Celui-ci est privé d'intertitres, l'image est très dégradée au point d'être parfois aux deux-tiers illisible. Pour ne rien arranger, la fin du film est parasitée par des images venues d'un autre film qui n'a strictement rien à voir. En plus de ces problèmes que l'on peut qualifier de techniques, le peu d'informations que l'on arrive à saisir relève du plus lourd pathos avec une héroïne sur qui les malheurs pleuvent: on la voit rechercher du travail, se faire agresser sexuellement par un alias de Harvey Weinstein qui la renvoie quand elle le repousse puis s'échiner à la tâche à domicile pendant que son mari se meurt. Après avoir déposé au clou ses maigres biens, elle reçoit une mauvaise nouvelle (sans doute l'annonce de son expulsion) qui l'amène au bord du suicide. Heureusement une miraculeuse coopérative ouvrière vient la sauver. Car c'est l'objectif final du film (issu lui même d'une coopérative d'artistes venus du théâtre et du music-hall), faire la propagande d'une oeuvre sociale de charité. Bref rien d'intéressant sinon que l'héroïne, Louise est jouée par MUSIDORA dont c'était la première apparition à l'écran, le film étant réalisé par l'un de ses partenaires au théâtre du Châtelet, Raphael CLAMOUR.
Oeuvre de jeunesse de Abel GANCE, "Les Gaz mortels" est contemporain de la première guerre mondiale et des films de D.W. GRIFFITH dont il reprend des éléments de langage cinématographique et notamment un superbe final à suspense en montage alterné dans lequel il s'agit d'éviter deux catastrophes provoquées par des protagonistes aux intentions malveillantes. Les éléments romanesques voire rocambolesques abondent dans la plus pure lignée du roman-feuilleton avec jeune fille et enfant maltraités à sauver, néanmoins le poids de la première guerre totale et mondiale se fait sentir bien qu'elle reste hors-champ. Le sabotage industriel mené par une poignée de protagonistes malveillants (jaloux, cupides, revanchards etc.) menace l'humanité d'une catastrophe alors que l'éminent chimiste pacifiste est tenté de mettre sa science au service du mal lorsqu'il apprend la mort de son fils à la guerre. On mesure d'autant mieux la valeur symbolique de la scène où l'un des serpents venimeux qu'il étudie menace de mordre son seul descendant survivant qu'elle se déroule en alternance avec le nuage toxique qui menace d'anéantir la ville. Derrière le divertissement empruntant les codes du western, du film d'action et du mélodrame pointent ainsi les questionnements prométhéens du réalisateur hanté par la science sans conscience: « Que fera l'homme devant les sources gigantesques d'énergie utilisable qu'il trouvera un jour en dissociant les corps simples ? Et, maître du tonnerre, ne s'en servira-t-il pas une fois de plus comme Satan, contre Dieu ? » (Abel Gance, Prisme, 1930)
Les deuxièmes olympiades de l'ère moderne en 1900 ont eu lieu à Paris, dans le cadre de l'exposition universelle. Pas de cérémonie d'ouverture mais l'entrée des femmes dans les compétitions et par conséquent les premiers sacres féminins. C'est dans ce contexte que Etienne-Jules MAREY, pionnier de la chronophotographie et de la biomécanique réalise une série d'images découpant le mouvement des athlètes et permettant leur analyse dans le cadre de la commission d'hygiène et de physiologie créée à cette occasion et dont il est le rapporteur. Plusieurs techniques de franchissement d'obstacles novatrices démontrent ainsi leur efficacité et sont toujours en usage aujourd'hui. Par exemple celle de l'américain Alvin Kraenzlein qui saute les haies dans la foulée avec sa jambe d'attaque tendue et qui penche son buste en avant. Plus généralement, Etienne-Jules MAREY constate à cette occasion la supériorité technique des athlètes américains sur leurs concurrents. Les 20 petits films qui composent le court-métrage visible sur la plateforme HENRI sont un témoignage de la chaîne des progrès scientifiques et techniques de cette époque, l'invention du cinéma et sa capacité à enregistrer le mouvement étant mise au service du progrès technique dans le sport moderne, lequel est indissociable des révolutions industrielles. Le travail de Etienne-Jules MAREY n'est pas sans rappeler en effet le taylorisme dans la même logique d'efficacité et de performance avec une obsession du chronomètre et une standardisation des pratiques. C'est aussi un moyen d'immortaliser les gestes des sportifs et c'est sans doute avant tout pour cette raison qu'ils ont accepté de venir jouer les cobayes devant la caméra.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)