En regardant "Just a kiss" (2004), j'ai pensé à "My Beautiful Laundrette" (1985) de Stephen FREARS qui racontait également une histoire d'amour (gay de surcroît) entre deux jeunes, l'un d'origine britannique et l'autre d'origine pakistanaise cherchant à réussir, le tout dans un contexte difficile (les années Thatcher pour Stephen FREARS, les retombées du 11 septembre pour le film de Ken LOACH). Les premières images joyeuses de "Just a kiss" (2004) sont assez éloignées de l'univers habituel de Ken LOACH et de fait, "Just a kiss" est atypique dans sa filmographie même si à y regarder de plus près, le cinéaste s'est essayé à employer un ton plus léger dans d'autres réalisations ("La Part des anges" (2012) par exemple). De fait, "Just a kiss" peut être rangé dans la catégorie des comédies romantiques même si le film a également une portée sociale et critique. En témoigne des gags très efficaces comme celui du moyen inventé par le père de Casim pour empêcher les chiens d'uriner sur la réclame située devant son épicerie, la parenthèse espagnole où les amoureux batifolent en toute liberté et les scènes festives de boîte de nuit. C'est tout à fait adapté à l'âge des personnages principaux qui par ailleurs sont issus de la classe moyenne et non du prolétariat, c'est frais et agréable à suivre. Néanmoins, Ken LOACH n'a pas oublié ses combats et s'en prend avec virulence aux communautarismes et à l'intolérance religieuse. Et ce dès l'introduction de son film où la soeur cadette de Casim, Tahara refuse qu'on la réduise à sa confession. Son discours ressemble à celui de Sidney POITIER qui voulait que l'on prenne en compte les autres facettes de sa personnalité (artiste, américain etc.) et pas seulement sa couleur de peau. Tahara doit se battre sur deux fronts, le racisme blanc d'un côté, le patriarcat pakistanais de l'autre qui veut l'empêcher de s'émanciper. Son frère Casim n'a quant à lui pas le courage de s'affirmer face à sa famille qui fait des projets pour lui en lui préparant un mariage arrangé avec une cousine et en construisant un logement annexe à leur pavillon. Or il est tombé amoureux d'une belle prof de musique blonde et catholique et il rêve d'ouvrir un club dont il serait le dj. Sa copine Roisin se heurte de son côté au puritanisme religieux de l'école catholique où elle travaille ce qui nous vaut la scène la plus violente du film. Du pur Ken LOACH où un prêtre refuse de lui renouveler son certificat de bonne conduite, indispensable pour qu'elle conserve son travail sous prétexte qu'elle a une relation hors-mariage avec un musulman. Cette scène est une véritable piqure de rappel pour tous ceux qui ont oublié ce que la religion pouvait avoir de paternaliste et d'intrusif en cherchant à régenter la vie privée de ses ouailles. Quant à la famille de Casim, elle est renvoyée aux limites consistant à élever des enfants en Ecosse tout en faisant comme si elle résidait toujours au Pakistan. Mais l'histoire du père de Casim qui se confond avec celle de son pays aide à mieux comprendre son comportement. Bref un film qui allie avec réussite légèreté relative et réflexion.
"Les Accusés" réalisé en 1988 m'a fait penser à un film français plus ancien de dix ans "L'Amour viole" (1977) de Yannick BELLON. Parce que dans les deux cas, la scène du viol est éprouvante mais aussi parce qu'il s'agit d'un viol collectif et dans le cas de "Les Accusés", commis dans un lieu public bondé. De fait, "Les Accusés" met en lumière les mécanismes de la culture du viol. Le renversement des rôles pour commencer puisque le statut de victime est dénié à Sarah sous prétexte qu'elle avait bu, fumé du cannabis, portait une tenue sexy et avait aguiché le premier de ses violeurs. Bref "elle l'avait cherché", une expression lourde de sous-entendus patriarcaux: les femmes trop libres doivent être matées. A cette domination patriarcale se rajoute une domination sociale: Sarah est serveuse, vit dans une caravane et a même un casier. Tous ces éléments réunis poussent son avocate (Kelly McGILLIS) à suivre les conseils de son cabinet et à s'arranger avec celui qui défend les violeurs plutôt qu'à risquer un procès, en escamotant les faits au passage. Autre fil directeur du film, l'attitude des témoins de la scène, non seulement passifs mais complices pour la plupart, se comportant en voyeurs surexcités par le spectacle et en réclamant toujours plus. Le viol collectif relève de la psychologie des foules qui encourage le passage à l'acte et dans un contexte d'entre-soi masculin, il s'agit de montrer sa virilité aux autres et de renforcer la cohésion de son groupe, souvent homogène en terme d'âge et de classe. Ce sont ces pousse-au-crime qui sont finalement jugés et à travers eux, l'attitude de la société face au viol est interrogée. Ceux qui encouragent sont accusés mais ceux qui font semblant de ne rien voir ou ne font rien le sont aussi. Un seul témoin réagit en se faisant lanceur d'alerte mais il manque d'assurance, subit des pressions pour ne pas témoigner au procès et la valeur de sa parole est même mise en doute. Le film trouve le ton juste pour parler du problème et Jodie FOSTER n'a pas volé son Oscar, elle est phénoménale. A l'image de Clarisse, elle est fragile et forte à la fois, un petit bout de femme déterminée et parfois rageuse lorsqu'elle emboutit la voiture d'un des témoins qui la harcèle.
"Ce n'est pas une femme, c'est une apparition". Ces mots prononcés par Antoine Doinel/Jean-Pierre LEAUD à propos de Fabienne Tabard/Delphine SEYRIG vont comme un gant à Gene TIERNEY dont l'image la plus célèbre est le portrait que contemple fasciné le flic joué par Dana ANDREWS dans "Laura" (1944) de Otto PREMINGER. Réalisé par les soeurs Clara KUPERBERG et Julia KUPERBERG, le documentaire tente d'expliquer pourquoi cette sublime actrice qui tourna dans 34 films principalement dans les années 40 et 50 fut si peu reconnue de son vivant (une seule nomination aux Oscars et aucun prix) et ensuite relativement oubliée. Sa discrétion sans doute mais aussi son refus de s'enfermer dans un type de rôles, son caractère insaisissable, son goût pour la retenue et les silences, un jeu subtil plus européen qu'américain, des prestations souvent teintées d'exotisme. Ses drames personnels (une enfant lourdement handicapée suite à une rubéole contractée pendant la grossesse, des amours malheureuses, des dépressions, des internements) qui provoquèrent sa décision d'abandonner le cinéma jouèrent sans doute également un rôle. Mais à défaut d'avoir marqué la mémoire du grand public, Gene TIERNEY est adulée par les cinéphiles dont Martin SCORSESE qui lui voue un culte. Mais on se rend compte qu'en dehors de ses films, Gene TIERNEY a laissé peu de traces publiques. Le documentaire s'appuie donc essentiellement sur des témoignages (ceux de ses petits-enfants notamment) et sur son autobiographie dont certains doutent qu'elle en soit l'autrice. Une énigme de plus?
Couronné aux César du prix du meilleur documentaire, "Les filles d'Olfa" présente un dispositif original et réflexif qui ne se contente pas de s'adresser au spectateur mais qui facilite la démarche introspective voire thérapeutique suivie par Olfa et ses deux plus jeunes filles. Elles ne font pas que raconter leur vie, elles la reconstituent avec des comédiens et comédiennes professionnelles qui jouent le père et le beau-père, les deux autres filles absentes mais aussi Olfa dans les scènes les plus sensibles afin de l'aider à les mettre à distance. L'objectif est de comprendre ce qui a pu amener les deux filles aînées d'Olfa, Ghofrane et Rhama à rejoindre les rangs de Daech à l'adolescence. Olfa qui occupe tour à tour toutes les places est ainsi invitée à réfléchir sur des mécanismes appris dans l'enfance et reproduits sur ses filles une fois celle-ci devenue mère, notamment sa volonté de contrôler leurs corps et leur morale par la violence de peur de les voir sombrer dans la débauche. Sans penser qu'en leur barrant l'accès à l'occidentalisation et en les brimant, elles allaient se "libérer" de l'emprise de leur mère en devenant bien plus fanatiques qu'elle au point d'en arriver à souhaiter mourir. D'autant que les pères brillant par leur absence de génération en génération, ce sont les femmes qui doivent endosser leur rôle, ne pouvant pas tout le temps surveiller leur progéniture. Olfa elle-même est pleine de paradoxes, très masculine voire castratrice, tout en ayant intégré le puritanisme le plus rétrograde sans parler de l'introduction d'un amant abuseur dans la famille. Paradoxe également d'un contexte politique et social qui n'est pas oublié avec une révolution dont les effets ont été parfois inverses de ceux qui étaient attendus. Une véritable malédiction semble planer sur cette famille où les filles se retrouvent seules et brimées de génération en génération, le dernière ne faisant pas exception. La démarche de Olfa pour briser le cercle vicieux de de Kaouther Ben HANIA pour l'y aider mérite d'être saluée.
Le film est petit mais l'histoire est grande et Anthony HOPKINS immense. "Une vie" était nécessaire pour sortir de l'ombre l'histoire de Nicholas Winton, courtier britannique qui grâce à Martin Blake un ami engagé dans le comité britannique pour les réfugiés de Tchécoslovaquie se rendit à Prague en décembre 1938 où il visita des camps de réfugiés, juifs pour la plupart et prit conscience de la gravité de la situation. A savoir l'invasion imminente du pays tout entier par Hitler après l'abandon des Sudètes par les alliés de la Tchécoslovaquie lors des accords de Munich, alliés terrifiés à l'idée d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne. Dans un laps de temps extrêmement court entre mars et août 1939, Nicholas Winton parvint en coordination avec des organisations de secours locales à mettre en place une filière de départs vers le Royaume-Uni pour les enfants tchécoslovaques sur le modèle des kindertransport humanitaires qui venaient d'être créés pour les enfants juifs allemands et autrichiens. Le neuvième convoi qui transportait 250 enfants fut bloqué par les nazis car le Royaume-Uni s'apprêtait à entrer en guerre contre le III° Reich suite à l'invasion de la Pologne. L'action de Nicholas Winton et de ses pairs fut oubliée durant cinquante ans, au point que faute de transmission, les anciens enfants réfugiés ne savaient pas à qui ils devaient leur sauvetage. Jusqu'en 1988 où les archives conservées par Winton ne soient communiquées par sa femme à une historienne mariée à un magnat de la presse. Ce dernier fit connaître son histoire ce qui entraîna l'émission télévisée "That's life" à organiser des retrouvailles entre Winton et ceux qu'il avait sauvé. Une séquence d'archives télévisuelles reconstituée avec minutie dans le film et porté par un Anthony HOPKINS toujours aussi habité. Il campe en effet un homme qui non seulement ne se met pas en avant mais est hanté par les enfants qu'il n'a pas pu sauver et dont il a gardé des photos. S'il y a un point commun entre Oskar Shindler et lui, c'est bien dans cette culpabilité sourde liée au fait d'avoir sauvé un grand nombre de personnes mais de ne pas avoir pu les sauver tous. Pour le reste, Nicholas Winton n'a jamais mis sa propre vie en danger et étant lui-même d'origine juive, n'a pas pu être reconnu comme un Juste, titre réservé aux non-juifs. Il a cependant été honoré à la fin de sa vie par le Royaume-Uni et par la République Tchèque.
Le film qui effectue des allers-retours constants entre 1988 et 1939 possède une mise en scène assez fade. C'est particulièrement visible en ce qui concerne les scènes du passé, tournées à l'économie, façon téléfilm à l'aide de plans souvent répétitifs et purement illustratifs. La partie située en 1988 bénéficie du supplément d'âme apporté par Anthony HOPKINS mais le casting est dans l'ensemble excellent, que ce soit Helena BONHAM CARTER qui joue sa mère ou Jonathan PRYCE, l'inoubliable Sam de "Brazil" (1985) qui interprète Martin Blake âgé.
Je m'étais dit qu'un jour je me plongerais dans la filmographie de Carl Theodor DREYER dont je ne connais que "Jour de colere" (1943) et encore, vu il y a très très longtemps. Mais je n'aurais peut-être pas dû commencer par "Gertrud", son dernier film. Certes, il est extrêmement bien réalisé. Comme tous les grands cinéastes issus du muet, la maîtrise de la mise en scène faites de plans-séquence millimétrés, de la composition de l'image et de la lumière est impressionnante. Mais le film est aussi un exercice de contention assez pénible où les personnages ont des postures si hiératiques, un débit si lent, un ton si monocorde qu'on finit par se demander si les statues et les tableaux ne sont pas plus vivants qu'eux. Alors bien sûr, la forme s'accorde au fond. Le film oppose une femme éprise d'un idéal amoureux à trois hommes qui n'ont pas su l'aimer. L'un parce qu'il a privilégié son oeuvre, l'autre sa carrière et le troisième enchaîne les aventures sans les prendre au sérieux. La mise en scène les juxtapose dans le même plan mais fait en sorte qu'ils ne se rencontrent pas. Gertrud semble ainsi enchaîner les monologues sans se connecter à son partenaire. Cela aboutit à un étrange décalage où elle proclame son amour à un amant au visage indifférent ou à l'inverse elle repousse un ancien amour pourtant plein de regrets sur la foi d'un faux pas commis par celui-ci dans le passé. C'est comme si Gertrud ne vivait pas dans le même espace-temps que les hommes à qui elle s'adresse et comme si ses sentiments pour eux étaient figés dans le marbre. C'est d'une certaine façon vrai puisqu'elle veut que l'on grave sur sa tombe "amor omnia" (l'amour est tout) après avoir choisi de rester seule. Mais cette conception mortifère, intellectuelle et inhumaine de l'amour assez proche du sacerdoce a très mal vieilli, porté par le jeu atone des acteurs qui récitent leur texte sans l'incarner. A côté de ce film, ceux de Ingmar BERGMAN et même ceux de Robert BRESSON sont revigorants, c'est dire!
Bien que par certains aspects, "La Triche" soit un film de son époque, c'est à dire la première moitié des années 80, il apparaît comme un film avant-gardiste au point que dans certains passages, on a l'impression de regarder du Christophe HONORE dans le texte: jeu de séduction entre deux hommes, nudité masculine, musique de Purcell. Pas de sida cependant (sans doute trop peu de recul pour en parler) et un des deux partenaires n'ayant pas le visage d'un éphèbe mais celui, inattendu de Victor LANOUX qui est parfait dans ce contre-emploi. Encore qu'après l'avoir vu dans "Cousin cousine" (1975) je me suis rendue compte qu'il aimait bien les rôles subversifs, loin de l'image pépère de "Louis la brocante" que le grand public a retenu le lui. Dans "La Triche", il joue donc le rôle d'un commissaire bordelais bien installé mais se permettant de petits écarts selon le contrat tacite passé avec son épouse oenologue ultra-bourgeoise (jouée par Anny DUPEREY). Cependant, il lui cache que ses préférences vont aux garçons. Son métier est la clé de sa double vie: tout en présentant une façade respectable, elle lui permet de fréquenter les milieux interlopes où se mêlent toute une faune de marginaux symbolisé par un cabaret dont le nom "Le Paradis" résonne avec une certaine ironie. La dualité du commissaire se retrouve dans celle des deux frères jumeaux joué par Michel GALABRU, l'un tout ce qu'il y a d'établi et l'autre, artiste homosexuel se produisant dans ce cabaret qui est assassiné pour une affaire de drogue. C'est le point de départ de l'enquête du commissaire qui déclenche sa rencontre avec Bernard, musicien du "Paradis" au visage d'ange vivant dans un hangar (Xavier DELUC). Bernard fait sortir Michel Verta du placard, celui-ci ne prenant plus la peine de se cacher, ce qui déclenche une crise avec sa femme et sa belle-famille et risque de compromettre sa carrière. Si la fin du film est assez convenue, rétablissant l'ordre en éliminant l'élément perturbateur, le film présente l'homosexualité d'une manière comme je le disais plus haut avant-gardiste avec le couple formé par Bernard et Michel qui déjoue tous les clichés que l'on peut craindre lors des séquences du "Paradis" avec ses folles et ses travestis. Quant à l'assimilation de l'homosexualité à la clandestinité et au monde des délinquants, elle s'explique par le fait que sa dépénalisation était alors très récente et que les mentalités n'avaient pas encore suivi.
Avant son arrestation, je ne savais pas qui était Mohammad RASOULOF. Grâce à Arte, on peut voir "Le Diable n'existe pas" qui lui a valu de remporter l'Ours d'or à Berlin en 2020. Le film a été tourné clandestinement, le cinéaste ayant dû ruser avec la censure. C'est en partie ce qui explique la forme segmentée du film, le réalisateur ayant dû faire croire aux autorités qu'il s'agissait de quatre films réalisés par des assistants différents, lui-même devant se cacher pour ne pas être reconnu sur le plateau. La forme divisée en chapitres ne résulte donc pas d'un choix mais d'une nécessité et les quatre histoires ont beaucoup en commun. Il s'agit de quatre hommes, deux jeunes effectuant le service militaire et deux ayant l'âge d'être père de famille. Chacun d'eux se retrouve ou s'est retrouvé confronté à l'exécution capitale, celle-ci découvre-t-on pouvant être effectuée par de jeunes conscrits dans des conditions artisanales qui les mettent face à leur acte ou par un bourreau professionnel qui n'a qu'à appuyer sur un simple tableau de bord. Ainsi pour ce dernier, tout est simple et sa vie ordinaire illustre le concept de "banalité du mal" de Hannah Arendt que l'on attribue d'ordinaire au nazisme. Mais afin justement que le spectateur ne puisse pas banaliser l'acte, Rasoulof filme la séquence-choc de l'agonie des condamnés, ne nous épargnant aucun détail même si l'on ne voit que leurs pieds. Les trois autres hommes qui ne sont pas des professionnels de la mort sont confrontés à un choix. Car -et en cela le film lui-même en témoigne- même au sein d'un système totalitaire, les hommes ont le choix. Celui d'accepter d'être un rouage du système et de vivre dans la culpabilité le restant de ses jours ou celui de désobéir et d'être en paix avec soi-même, mais en étant exclu de la société, l'Etat faisant payer très cher ceux qui lui résistent. Par ailleurs, plus le film avance, plus la mise en scène, confinée dans les deux premiers volets (parking, voiture, dortoir, couloirs) devient ample avec les deux derniers volets tournés dans des paysages magnifiques (une forêt puis un paysage de montagne aride). Et si donner la mort incombe aux hommes, les femmes ont également un rôle à jouer quand elles sont conscientes des enjeux, soutenant sans réserve ceux qui choisissent de désobéir ou condamnant ceux qui acceptent les compromissions.
J'ai failli ne pas voir "Le dernier des juifs" étant donné que j'ai acheté la dernière place disponible dans une salle pleine à craquer. Heureusement que le film au sujet sensible a pu sortir dans les conditions prévues. Il s'agit d'un premier film à petit budget, plein d'imperfections (un rythme mollasson, des répétitions) mais attachant et pertinent, plus mélancolique que drôle. Le film repose sur la relation fusionnelle d'une mère et d'un fils séfarades (Michael ZINDEL et Agnes JAOUI) vivant repliés sur eux-mêmes dans un territoire réduit aux dimensions d'un modeste appartement de HLM de banlieue. Autour d'eux, c'est le désert, la communauté juive a fui le quartier devenu hostile, la synagogue et les commerces spécialisés ont fermé. Ruben Bellisha a beau essayer de cacher la vérité à sa mère en lui racontant des bobards, elle dépérit, incapable de partir mais incapable aussi de rester autrement que dans la nostalgie d'un passé fantasmé (parce que l'Algérie coloniale n'était pas vraiment un succès en terme de vivre-ensemble c'est le moins que l'on puisse dire!) Plus que "Goodbye Lenin" (2001) auquel on l'a comparé (un monde disparu que le fils cache par ses mensonges à la mère malade et alitée), c'est à "Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080, Bruxelles" (1975) que j'ai pensé en terme d'atmosphère entre désaffiliation et solitude. A cette différence près que Bellisha est une sorte de Pierrot lunaire dont l'incapacité à s'intégrer où que ce soit -y compris et surtout dans sa propre communauté, que ce soit en France ou en Israël, destination un temps envisagée- se marie avec son goût du mensonge, lequel lui sert à créer un monde sans clivages identitaires où il serait heureux. Son imperméabilité vis à vis des codes et son caractère tendre et doux lui permettent de rester imperturbable face aux attaques antisémites dont lui et sa mère font l'objet mais également de susciter la sympathie aussi bien chez les jeunes du quartier d'origine africaine que chez un vieux franchouillard adepte de la bonne franquette rouge-camembert sans parler de sa copine mariée que l'on devine d'origine arabo-musulmane. Bellisha est un avatar contemporain du juif errant, une figure chaplinesque que l'on voit s'éloigner avec sa valise et son baluchon pour un exil sans perspectives après l'échec de toutes les tentatives pour le récupérer.
"Crépuscule à Tokyo" aurait pu porter un titre en relation avec l'hiver, seule saison absente des titres des films de Yasujiro OZU. Si l'on retrouve au coeur de ce film la famille et les conflits de générations, sa tonalité inhabituellement désespérée et même tragique l'en distingue. Le froid glacial qui imprègne l'atmosphère du film, l'horizon bouché et par-dessus tout l'incapacité des différents membres de la famille à communiquer, leur enfermement en eux-mêmes donnent au spectateur une sensation de claustrophobie très éloignée de l'habituelle sérénité pétrie de sagesse qui se dégage de ses films. En dépit de la récurrence des figures du patriarche, de la tante entremetteuse, de la fille aînée placide et de la cadette rebelle et des acteurs qui les incarnent (Chishu RYU, Setsuko HARA, Haruko SUGIMURA), il n'y a aucune place pour la comédie dans "Crépuscule à Tokyo" et on ne retrouve pas chez eux les repères stables et rassurants qui en font des éléments incontournables de l'univers du cinéaste. "Crépuscule à Tokyo" fait le portrait d'un paysage familial disloqué par le départ de la mère. Le père désemparé a échoué à la remplacer et ne peut que constater les dégâts sur ses filles devenues adultes. L'aînée qu'il a contraint à un mariage arrangé quitte un mari alcoolique et autoritaire, reproduisant ainsi en partie le schéma maternel (en partie car elle n'abandonne pas sa fille pour s'enfuir avec un amant). La cadette qui est celle qui a le plus souffert de l'abandon maternel traverse une crise existentielle dans laquelle elle se retrouve désaffiliée. En rupture de ban familial, on la voit errer dans la nuit, solitaire et mutique, à la recherche d'un amant qui se dérobe, au point d'être prise pour une traînée et une délinquante. Elle ne livre rien de ses tourments ni même de ses sentiments à sa famille, hormis le fait qu'elle doute de ses origines et pense que son existence est une erreur de la nature. On comprend dans ses conditions qu'elle soit condamnée à disparaître sans commettre l'erreur de la mère qui est d'avoir laissé des enfants orphelins derrière elle. Si l'on ajoute le fantôme d'un garçon mort d'un accident et l'échec de la mère à rétablir un lien avec ses filles ce qui l'oblige à un exil définitif, on constate que le tableau est bien sombre pour le dernier film en noir et blanc du cinéaste japonais.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.